Une légende photographique
L
a gravure ci-dessous a souvent
été reproduite, notamment dans Nostradamus de Jacques Boulanger (Paris,
1933), Les Vraies Centuries et Prophéties de Michel Nostradamus de
Charles-Reynaud-Plense (Salon, 1940), Nostradamus et le Secret des Temps de Jean-Charles
Pichon (Paris, 1959), Nostradamus ou le Devin caché de Michel-Claude Touchard
(Paris, 1972) et la revue Historia (n° 340, mars 1975, article de Philippe Erlanger).
Dans cette dernière revue d'histoire, on trouve un autre article,
signé Romi et intitulé : « Ils trahissent tous
Nostradamus » (n° 420, novembre 1981, pp. 43-54). La trop célèbre
gravure est reproduite avec cette légende : « Nostradamus prédit à Catherine de Médicis que trois de ses
fils... régneraient. »
Ils trahissent tous
Nostradamus !
Dans son livre, De Nostradamus à Cagliostro (Paris, 1945), Jean de Kerdéland écrivait :
« Il existe, au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale, une gravure du seizième siècle illustrant la « consultation » donnée par le mage aux enfants de France. La scène se passe sur la terrasse du château de Blois, dont une aile occupe la moitié gauche du dessin ; on aperçoit, au fond, une perspective de jardins où des pages s'entraînent et font des armes sous la surveillance de leur gouverneur. Nostradamus y est représenté au premier plan, en longue houppelande bordée de fourrure et traînant jusqu'à terre ; il est coiffé d'un bonnet d'étoffe et son visage barbu est empreint d'une gravité mêlée de bonhomie. Confortablement installé dans un fauteuil qu'on a traîné pour lui jusque sur la terrasse, il s'appuie d'un coude nonchalant sur une petite table ronde où l'on voit un grimoire ouvert. Henri II et Catherine - que le graveur, on ne sait pourquoi, a figurés se tenant par la main - sont debout derrière lui et recueillent ses paroles inspirées. Les enfants royaux se pressent autour du mage ; seul, le petit dernier Hercule, duc d'Alençon, s'intéresse beaucoup plus au sein gonflé que lui tend son opulente nourrice qu'aux vaticinations prophétiques du Salonais. On peut l'excuser : il n'a que deux ans. » (pp. 62-63)
Ainsi, cette gravure prétend perpétuer le souvenir de la consultation au Château de Blois.
Nous avons ici un exemple remarquable d'attribution abusive, répété au fil des ans par des exégètes peu consciencieux.
Déjà, Michel François notait judicieusement que, d'après son architecture, le Château représenté dans cette gravure n'était certainement pas celui de Blois. | Voir Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 3 septembre 1941, p. 226. |
Nous savons aujourd’hui que cette estampe du XVIe siècle n’a aucune valeur documentaire. | Voir Dr. Leroy, Nostradamus, ses origines, sa vie, son œuvre, Bergerac, 1972, p. 81 - 82. |
On pourrait se demander ce que fait l'architecte qu'on voit, à droite de la composition, gravir l'escalier, règle et compas à la main. Puis, comment interpréter l'inscription du bas de la gravure :
Anno tricesimo secundo usque ad annum quadragesimum octavum.
c'est-à-dire :
« de trente-deux à quarante-huit ans »
Contrairement à ce qu'on a généralement affirmé, cette gravure n'est pas anonyme. Elle est signée, sur la marche supérieure de l'escalier que gravit l'architecte, des trois lettres I. H. W., initiales d'un graveur flamand de la fin du XVIe siècle, Jean Wierix. | Voir Catalogue raisonné de l'oeuvre des trois frères Jean, Jérôme et Antoine Wierix, Bruxelles, 1866. |
Avec ses frères Antoine et Jérôme, Jean Wierix a réalisé notamment une série de sept estampes, intitulée Theatrum vitae humanae, gravées à Anvers en 1577. La septième étant le frontispice, chaque gravure représentait une des périodes de la vie de l'homme, de la naissance à la caducité, un ordre d'architecture différent correspondant à chaque période.
Les personnages sont de la main de Wierix, et l'architecture est empruntée au peintre-décorateur Jean Vredeman de Vries (1527-1604).
Or, il apparaît que c'est la gravure du troisième âge de la vie humaine, de 32 à 48 ans, qu'on a cru pouvoir interpréter comme la consultation royale de l'astrophile provençal.
C'est l'image d'un couple, dont les enfants sont confiés aux soins de la nourrice pour les plus petits et, pour les plus grands, d'un précepteur, le personnage à longue barbe que l'on a pris pour Nostradamus. Sur une autre plan, on voit divers étapes de la vie : le guet sur une courtine et une armée en marche, un voyageur dépouillé par des brigands et un désespéré qui se jette du haut d'un pont.
Au bas de la gravure se lisent quatre vers latins :
Hinc brevis atque velox aetas et plena laborum
Que trinis constat ter cum trieteride lustris
Numinis excelsi constanter querere regnum
Et jubet intectas reddi sub Preside leges.
c'est-à-dire :
« Ici, l'âge bref, rapide et plein de travaux où, jusqu'à quarante-huit ans, il faut chercher sans cesse le règne du Très-Haut et respecter les lois intégrales du Prince. »
La justice du Prince est représentée par un gibet où le bourreau exécute un condamné à mort, en présence du juge.
On pourrait se demander comment cette gravure allégorique a pu devenir un « document historique » ?
L'exemplaire conservé au Département des Estampes de la Bibliothèque Nationale porte à sa partie inférieure la notice manuscrite suivante :
« En 1558, sur le bruit de ses prophéties, Henry 2 et Catherine de Médicis firent venir à la Cour le médecin astrologue Michel Nostradamus, pour le consulter sur le sort de leurs sept enfants. Cet adroit personnage se tira merveilleusement bien d'une position aussi difficile, et reçut 200 écus d'or. »
Michel François avait reconnu que cette mention était de la main d'Achille Dévéria, conservateur adjoint en 1848 et conservateur en 1855 du Département des Estampes de la Bibliothèque Nationale.
Une véritable « légende photographique » !
Robert BENAZRA © 2001
Contact :
robertbenazra@infonie.fr
Retour Gravures