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ANALYSE

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Nostradamus, Duns Scot et Zénon l’Isaurien

par Adrien Delcour


    Même parmi les tenants du prophétisme de Nostradamus, il est couramment admis que certains quatrains des Prophéties correspondent étroitement à des évènements qui appartenaient déjà au passé quand ces quatrains furent écrits.

   Dans cet ordre d’idées, je propose de rapprocher le quatrain III, 36 :

Enseveli non mort apopletique
Sera trouue auoir les mains mangées:
Quand la cité damnera l heretique
Qu’auoit leurs loys si leur sembloit chãgées.
1

   d’une légende relative à la mort de Duns Scot. (Je parlerai de “légende” parce que l’expression est commode et que les faits en question me paraissent en effet légendaires, mais je ne prétends pas trancher sur ce point.)

   Le théologien franciscain Duns Scot mourut à Cologne en 1308. A ma connaissance, le plus ancien document attestant son inhumation prématurée est un manuscrit, conservé à Bâle, que les spécialistes datent des environs de 1400. L’auteur de ce manuscrit, le moine Heilmannus Pil, de Worms, dit tenir du théologien Henri de Hesse que Duns Scot fut enterré vivant parce qu’on l’avait cru mort à cause d’une extase.2

   Cette forme primitive de la légende est en somme élogieuse pour Duns Scot. Sa première version imprimée, qu’on trouve chez Jacques-Philippe de Bergame3, est moins hagiographique et nous rapproche du quatrain de Nostradamus en attribuant la mort de Duns Scot à l’apoplexie “bien que certains pensent qu’il fut enterré vivant”. Dans un livre dont la première édition est de 1507, Sabellicus ne parle pas d’apoplexie, mais, de nouveau, d’extase.4

   Paul Jove5, que l’on considère généralement comme un historien infidèle par vénalité, tient lui aussi pour l’apoplexie. Il ajoute à la mort de Duns Scot des circonstances horribles (réveil dans la tombe, cri d’horreur, décapitation par de vains efforts pour soulever la dalle) où il veut voir un châtiment, mais ni lui ni ses prédécesseurs ne mentionnent le détail des mains mangées.

   A ma connaissance, le premier livre où ce détail apparaisse est l’édition de 1585 de la Chronographia de Genebrard (ou Génébrard ?) et Pontac6 : “Certains disent qu’il n’était pas encore mort quand il fut enterré, mais seulement ravi en léthargie, ce dont on s’aperçut par la suite quand on ouvrit la tombe et qu’on le trouva sur les marches du mausolée, les mains mangées.”

   Voilà qui nous rapproche du quatrain nostradamique, puisque l’enterré vif est maintenant “trouvé ayant les mains mangées”, mais nous en éloigne un peu puisque la cause de la méprise est désignée par le mot léthargie et non apoplexie.

   Qu’on partage ou non l’opinion de Mrs Prévost7 et Halbronn8, selon qui l’édition prétendue de 1555 des Prophéties est antidatée, on serait heureux de connaître la source de Genebrard et Pontac sur les mains mangées (contrairement à leur habitude, ils n’indiquent pas ici de référence) et de savoir si elle est antérieure, ou de peu postérieure, à 1555.

   J’avoue ne pas avoir le temps de faire cette recherche. Il y a d’ailleurs une chose à laquelle il faut prendre garde, c’est que le thème de l’enterré (ou emmuré) vif qui se ronge les mains (ou les bras, ou les poignets) semble être une de ces légendes qui flottent9 à travers le temps et l’espace.

   Ainsi, Luc Wadding10, franciscain du XVIIe siècle, envisage que les circonstances macabres de la mort de Duns Scot aient été inventées sous l’influence de circonstances semblables (inhumation prématurée d’un épileptique exhumé plus tard les bras mangés) qui auraient accompagné la mort de l’empereur byzantin Zénon l’Isaurien, survenue en 491.11

   Saint-Simon, à l’année 1719, raconte qu’un certain Pécoil resta un jour enfermé derrière une porte à secret qu’il avait fait mettre à sa cave et fut retrouvé mort “les bras un peu mangés”. D’après une note de l’édition Boislisle des Mémoires, une vérification faite dans les documents d’état civil tend à infirmer le récit de Saint-Simon.12

   En 174213, un chirurgien attestait que, du temps de sa jeunesse, un franciscain enterré prématurément “s’était dévoré les mains autour de la ligature qui les assujettissait”.

   Et à notre époque14 : “4% des soldats américains tombés au Viêt-nam auraient été mis en bière un peu trop hâtivement, si l’on en juge par les mutilations significatives de leurs cadavres (poignets mordus et rongés) ou par leurs postures relativement à la position initiale de mise en bière (net déplacement des corps) (...) Ces constatations furent certainement effectuées lors du rapatriement des corps aux &Etats-Unis, au moment de leur restitution aux familles.” On notera le “certainement”...

   Avant de se lancer dans une patiente recherche de sources, il serait donc bon de méditer ces lignes de C. Milanesi15 : “il est très difficile de parler de causalité directe dans les phénomènes de mentalité ; on se trouve plutôt en face de phénomènes d’interaction circulaire entre les media (...) et la mentalité.”

   Après tout, ne se pourrait-il pas que le media Nostradamus eût influé sur la mentalité et que les lignes de Genebrard et Pontac fussent le résultat de cette influence ?

    N.B. Quand ce texte a été mis en ligne sur Internet pour la première fois, j’ignorais que J.-P. Clébert avait déjà fait le rapprochement entre le quatrain III, 36 et la mort de Duns Scot.16 Comme, toutefois, J.-P. Clébert ne conduit pas la recherche des sources au-delà de Dom Calmet (18e siècle), je pense que le présent travail garde son intérêt.

Adrien Delcour
le 4 Avril 2004
Revu le 27 avril 2004

Note

1 Michel Nostradamus, Prophéties, Lyon, 1555 ; réimpr. 1984, p. 94. Retour

2 Heilig, Konrad Josef, “Zum Tode des Johannes Duns Scot”, Historisches Jahrbuch, t. 49, pp. 641-645. Pour une discussion de cet article, voir Abate, Giuseppe, “La tomba del ven. Giovanni Duns Scoto (...)”, Miscellanea francescana, Rome, 45 (1945), pp. 29-79, qui renvoie à Collectanea Franciscana, t. 1, 1931, p. 121 (non consulté par moi). Retour

3 Jacques-Philippe Foresti de Bergame (Bergomas ou Bergomensis dans les catalogues), Supplementum Chronicorum, livre 13, f. 311, verso, dans l’éd. de Paris, 1535. Je n’ai consulté que cette édition tardive, mais je suppose que le passage est identique dans la version originale (Venise 1483 d’après Brunet), car Hartmann Schedel, connu pour copier Jacques-Philippe de Bergame, dit exactement la même chose dès 1493 (Hartmann Schedel, Liber chronicorum, Nuremberg, 1493, f. 221). Retour

4 Sabellicus, Exemplorum libri X, livre VII, dans Opera, Bâle, t. 2, 1538, p. 101 des Exempla. D’après la Nouv. Biogr. Gén., dir. Hoefer, t. 42, Paris, 1863, art. Sabellicus, la première édition des Exemplorum libri X est de Venise 1507 (posthume). Retour

5 Paulus Iovius (Paolo Giovio, en français Paul Jove), Elogia doctorum virorum, Anvers, 1557, pp. 15-16. D’après la Nouv. Biogr. Gén., dir. Hoefer, t. 20, Paris, 1857, col. 636-7, la première édition est de Venise, 1546. Retour

6 Genebrardus, Gilbertus, et Pontacus, Arnaldus, Chronographiæ libri quatuor, Paris, 1585, (livre IV), p. 667. L’édition de Paris 1580, p. 395, mentionne la mort de Duns Scot sans rien dire d’une inhumation prématurée. Retour

7 Roger Prévost, Nostradamus le mythe et la réalité, Paris, 1999, pp. 241-251. Retour

8 Jacques Halbronn, nombreux articles sur le Site Internet ramkat.free.fr, où on trouvera les références des livres de cet auteur. Retour

9 Sur les “mythes flottants”, voir Jean-Noël Kapferer, Rumeurs, Paris, 1987, pp. 47-50. Cette référence est donnée par Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite. Médecine et mentalités au XVIIIe siècle, Paris, 1991, p. 209. Je suggère la lecture de Milanesi à qui voudrait poursuivre mon enquête. Retour

10 Luc Wadding, notice Authoris Vita dans Ioannes Duns Scotus, Opera omnia, t. 1, Lyon, 1639, pp. 15-16. Se lit aussi dans les Annales Minorum du même Wadding (rééd. Quaracchi, 1931, t. 6, pp. 124-131). C’est dans la dissertation de Wadding que j’ai trouvé les références aux ouvrages cités dans les notes (1) à (6). Retour

11 Pour les circonstances macabres de la mort de Zénon, Wadding et Le Nain de Tillemont, Histoire des empereurs, Paris, 1738, p. 525, renvoient à l’historien ancien Cedrenus, Historiæ, t. 1, Paris, 1647, pp. 354-355. Je ne me suis pas reporté à Cedrenus. Retour

12 Saint-Simon, Mémoires, éd. Boislisle, t. 36, Paris, 1924, pp. 211-212 et 473-474. (Saint-Simon raconte de nouveau la même histoire à l’année 1720, mais sans le détail des bras mangés.) Retour

13 Bruhier, Jean-Jacques, et Winslow, Jacques-Bénigne, Dissertation sur l’incertitude des signes de la mort (...), Paris, 1742, p. 52. Réf. prise dans Milanesi, ouvr. cité, p. 17. Retour

14 Daniel Maurer, La vie à corps perdu, Editions des 3 Monts, chap. II (consulté sur Internet), qui renvoie à Hélène Renard, Les rêves et l’au-delà, éd. Philippe Lebaud, 1992, p. 29 et s. Retour

15 C. Milanesi, ouvr. cit., p. 206. Retour

16 Jean-Paul Clébert, Prophéties de Nostradamus, Gordes et Paris, 2003, p. 381. Retour



 

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