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ANALYSE

145

Les épîtres nostradamiques, leur fortune,
en France et en Italie

par Jacques Halbronn

    On sait l’importance des traductions pour mieux appréhender et surtout reconstituer l’oeuvre nostradamienne. Un des aspects les plus frappants est bien entendu l’absence de toute référence aux quatrains, tant ceux des Présages que ceux des Centuries, dans le vaste corpus de la production nostradamique italienne des années 1560. On nous signale la mort de Nostradamus et son remplacement par un certain Philippo Nostradamo ce qui signifie essentiellement qu’on lui a trouvé un successeur pour continuer à publier des prédictions, selon les mêmes méthodes. Qui est ce Philippe Nostradamus ? Il semble que ses publications soient mieux conservées en italien qu’en français. C’est ainsi que la Prima parte del discorso et pronostico de Missier (sic, ce qui souligne l’origine française ou prétendue telle) Filippo nostro Adamo preclarissimo sopra l’anno 1588, predicandoli, quanta succedera por l’avenire fin a l’anno 1591 (BNF, Res. V 1218), situé à Parisi.1 évoque ce personnage entré en scène assez tôt, comme en témoigne une Lettre de Jehan de Nostre Dame, le frère de Michel, à Scipion Cibo du 25 janvier 15702 et dont la fortune semble avoir été plus grande en Italie qu’en France à moins qu’il n’ait changé de nom (cf. infra).

   L’apport italien - complément indispensable et incontournable à l’étude du corpus français conservé en dépit de l’absence de quatrains - nous permet notamment de prendre connaissance d’un élément déterminant pour notre compréhension du Nostradamus épistolier, non pas ici auteur de lettres manuscrites et privées mais d’Epîtres imprimées et publiques. L’Almanach pour l’an MDLXV avecques ses très amples significations & présages d’un chacun moys, Lyon, Benoit Odo (Bib. Pérouse) comporte une brève Epître à Charles IX, en date du 14 avril 1564. Il y est indiqué “icelle supreme espérance (...) m’a encores par ceste foys donné la hardiesse de vous consacrer les présages de l’année 1565 ensemble l’almanach”.

Almanach pour l’an 1565

Almanach pour l’an 1565

   Nostradamus signale donc bien que ce n’est pas la première épître qu’il adresse à Charles IX. Il semble bien que l’épître précédente ait été de peu antérieure puisque l’on en possède la traduction italienne, en date du 15 décembre 1563, soit quatre mois plus tôt. Cette première préface devait introduire l’almanach pour 1564, dont on n’a pas conservé de version française mais dont les quatrains ont été conservés dans le Janus Gallicus. Curieusement, ni R. Benazra, ni M. Chomarat ne signalent cette première lettre à Charles IX bien que l’un et l’autre mentionnent pour 1564 diverses prédictions italiennes mais qui ne comportent pas la dite Préface. Pas plus d’ailleurs n’indiquent-ils que l’almanach pour 1564 comportait une première Epître à Charles IX.

Pronostico et lunario de l’anno bissesstile 1563

Pronostico et lunario de l’anno bissesstile 1563

   Le document qui comporte cette première Epître est conservé à Florence et d’ailleurs paru à Florence, chez Giorgio Marescotti : Pronostico et lunario de l’anno bissesstile MDLXIII, tradotto di lingua Franzese (sic) in Toscana. Il comporte un frontispice avec un personnage à turban, à son étude que l’on retrouve dans d’autres éditions italiennes : ainsi, le Pronostico o vero Giudicio sopra l’anno MDLXVI mais signé de Philippo Nostradamo, paru à Milan et réimprimé à Florence, 1565. Ce Philippo Nostradamus connaîtra une longue carrière puisque on le trouve encore en tant qu’auteur de l’Almanacco et pronostico per l’anno presente MDLXXXVII, Vérone, imprimé chez Sebastiano dalle Donne (Bib. Marciana). Encore en 1600, Filippo Nostradamo figure dans un recueil collectif, aux côtés de Michiele Nostradamo : Pronostichi et discorsi sopra il presente anno bisestile 1600, Cesena, Francesco Raverio (Bibl. Marciana). On trouve la même vignette italienne de Nostradamus, mais cette fois à la fin, dans Li Mirabili et Pretiosi secreti lasciati del eccelentissimo Filosofo M. Michaele Nostradamo nel testamento da lui fatto in la morte sua, al Piemontese Astrologo suo Nipote.

Pronostico o vero giudicio 1565

Pronostico o vero giudicio 1565

   Tout se passe comme si entre temps, Michel Nostradamus avait laissé la place à un Philippe Nostradamus (cf. supra) - alors même qu’il n’est pas encore décédé, comme s’il avait pris sa retraite. Or, on observe exactement le même phénomène en France, ce qui nous conduit à nous inquiéter quant à l’authenticité des publications annuelles parues à la fin de la vie du dit MDN. C’est ainsi que parut à Lyon, chez Benoist Rigaud, la Prognostication ou révolution avec les présages pour l’an mil cinq cens soixante-cinq, par Mi. De Nostradamus Il est d’ailleurs possible que certaines traductions italiennes, portant référence à Michel Nostradamus, soient en fait tirées de cette production néonostradamique française.3 Ce serait en effet une erreur que de croire que le décès de Nostradamus ait enclenché le néonostradamisme, il n’a fait tout au plus que lui donner une plus grande latitude. On trouve ainsi datée du 13 juin 1564, une Epître de Mi. De Nostradamus au Duc d’Anjou (à l’époque c’était le futur Henri III et non point le duc d’Alençon qui ne recevra ce titre qu’en 1576), parue chez Benoist Rigaud dans la Prognostication ou Révolution avec les Présages déjà citée. On voit donc Benoist Rigaud associé de près au néonostradamisme princier - alors que le nostradamisme “légitime”, est royal - cette dualité étant un trait constant de la monarchie française jusqu’en plein XIXe siècle avec la querelle entre légitimistes et orléanistes - il ne faudrait donc pas faire du dit Rigaud un garant du nostradamisme orthodoxe, et si jamais les Centuries sont bien parues chez Rigaud, cela n’est nullement la preuve qu’elles sont de Michel de Nostredame. Ajoutons que c’est le même Benoist Rigaud qui, en 1584, lors de la mort du prince, fut chargé de faire paraître les Regrets et souspirs lamentables de la France sur le trespas (de) Monseigneur, François de Valois, Duc d’Anjou, fils & frère du Roy et l’Ordre tenu (à ses) Obsèques portant ses armes, en frontispice (Bibl. Lyon La Part Dieu). Benoist Rigaud est également lié au phénomène Coloni, il publie en 1575 la Prognostication générale pour l’année MDLXXV, composée par M. Iean Maria Coloni Piedmontois, avec une épître à François de Bourbon, “prince dauphin”, gouverneur du Dauphiné, parue également à Paris, chez Jean de Lastre (Bibl Lyon la Part Dieu) dont nous avons montré la dimension nostradamique et dont on notera les origines piémontaises. Ajoutons que Benoist Rigaud publiera, dans les années 1570 plusieurs épîtres de Crespin (1573 et 1578).4 D’ailleurs, le terme “Centurie” pour désigner une strophe prophétique ne semble pas avoir été en usage avant 1578. En 1585, on le trouve enfin utilisé dans la Prognostication astronomique pour six années, par M. Anthoine Crespin, s.l.n.d. (Bib. Lyon La Part Dieu) pour désigner des quatrains-présages de mars 1555 et juin 1558.5 En tout état de cause, Benoist Rigaud n’est nullement axé sur le seul Michel de Nostredame, dont il entretiendrait pieusement la mémoire. Il publie (s.d.) un Recueil des Prophéties et Révélations tant anciennes que modernes, contenant un sommaire des revelations de Saincte Brigide, S. Cyrille & plusieurs autres saincts & religieux (Bib. Mun. Amiens, Fonds Lescalopier), traduction partielle du Mirabilis Liber et qui au XVIIe siècle accompagnera certaines éditions troyennes des Centuries ainsi que le Livre Merveilleux, autre classique de la littérature prophétique (BNF, Res. R 2527) et qu’il ne faut pas confondre avec le Mirabilis Liber susnommé (DIPN, n° 44).

Productions Benoît Rigaud

Rigaud et la mort du duc d'Alençon en 1584

   Un néonostradamisme clairement lié au personnage du très jeune duc François (né Hercule en 1555) d’Alençon (à partir de 1566) et d’Anjou (à partir de 1576), dernier fils de Catherine de Médicis et d’Henri II - comme en témoignent les nombreuses épîtres “au frère du Roi” à lui dédiées - dont la cause nous semble avoir instrumentalisé les débuts de ce courant, lequel duc décédera en 1584, déclenchant alors une crise dynastique, Henri III étant sans enfants. Le biographe du duc d’Alençon ne dit mot de ces Epîtres, qui lui furent adressées avant même l’âge de treize ans et de celles qui suivirent.6 On notera que le duc fut associé par la suite à Tours ou en tout cas à Plessis les Tours, où des accords entre des parties adverses avaient été signés, notamment en ce qui concerne les Flandres.7

   Michel Chomarat note que les armes du Duc d’Alençon figurent au début des Prédictions pour vint (sic) ans, continuant d’an en an jusques en l’an mil cinq cens quatre vintz troys (...) mises en lumière par Mi. de Nostradamus le jeune (sic) , Rouen, Pierre Brenouzer, 1568.8 On notera que la date de départ de ces Prédictions pour 20 ans allant jusqu’en 1583 ne peut être que 1563 voire 1562. En 1568, il ne restait plus que 15 ans à courir mais l’ouvrage n’en débute pas moins en traitant de 1564. De même, les Présages pour treize ans continuant d’an en an iusques à celuy de mil cinq cens quatre vingt trois (...) mises en lumière par Mi. De Nostradamus le jeune, Paris, Nicolas du Mont, 1572 ne sont à l’évidence qu’un extrait de prédictions pour 20 ans, c’est d’ailleurs le même texte qui est repris. Un texte au demeurant assez bâtard, mélant considérations astronomiques et correspondances planétaires fictives, astrologie savante et astrologie populaire, ce qui permettait d’inscrire la réalité astronomique mouvante dans un cadre astrologique assez rigide. On peut se demander si de telles prédictions pluriannuelles ne correspondent pas, peu ou prou, à ce qu’évoque Antoine Couillard, en 1556, dans ses Prophéties (fol. 25 verso) et si cela n’était pas le contenu initial, repris à certains intervalles, de ce que l’on connaissait sous le titre de Prophéties de Michel Nostradamus.9

Prédictions des choses mémorables    Extrait des Prédictions des choses mémorables

Présages pour 13 ans    Extrait des Présages pour 13 ans

Le texte a été quelque peu résumé, voir augmenté, mais c’est grosso modo le même.
On y retrouve des formules semblables à celles qui figurent chez Couillard, dans ses “Prophéties” de 1556

    Le duc d’Alençon avait une maison considérable et des revenus très importants et l’on peut penser qu’il stipendiait quelques personnes pour lui adresser des épîtres. Citons en tout cas dans son entourage un Jean Bodin, un Guillaume Postel, un Ronsard et bien d’autres. Ajoutons que le duc apparaissait comme un homme de compromis, capable de faire cohabiter, coexister, en un temps de guerres de religion, Catholiques et Réformés et ce non seulement en France mais aussi dans les Flandres, voire en Angleterre, d’où l’aventure diplomatique, parfois assez tortueuse, qui sera la sienne.10

   Il est à souligner que l’édition de 1568 de ces Prédictions pour 20 ans, bien que n’étant qu’un aménagement d’une édition plus ancienne, fait référence à la “bibliothèque de nostre défunct dernier décédé”, laissant ainsi croire que les dites prédictions ont été retrouvées après sa mort. A moins évidemment de supposer que Michel de Nostredame en serait bien l’auteur mais les aurait laissé manuscrites, celles-ci n’ayant été publiées, avec retard, qu’à sa mort, ce qui est une éventualité à considérer et qui viendrait confirmer la thèse d’une Epître à Henri II également retrouvée à sa mort, bien que datée de 1558. Les Prédictions des choses plus mémorables qui sont à advenir depuis cette présente année (sic) iusques à l’an mil cinq cens quatre vingt & cinq lesquelles ont esté où sont pronostiquées choses merveilleuses & de grande considération suivant la planété qui gouverne chaque année, prinse tant des Eclipses du soleil & de la lune que du livre merveilleux de Cyprian Leovitie, Samuel Syderocrate, C. Du Garnier, Broussart & autres mise en lumière par M. Michel de Nostradamus le Jeune, Lyon, Benoist Rigaud, 1573, autre édition Troyes, Claude Garnier, pourraient être l’intitulé d’origine de ces prédictions néonostradamiques. Notons également, parues, à Lyon, chez Benoist Rigaud, ces Prédictions pour trente cinq an des choses plus mémorables qui sont à advenir depuis l’an mil cinq cens soixante & quatorze iusques à l’an mil cens sept, extraites des Eclipses & grosses Ephémérides de Cyprian Leovitie, excellent astrologue, à rapprocher des Prédictions des choses mémorables qui sont à advenir iusqu’à l’an mil six cent & sept prise tant des éclipses et grosses éphépmérides de Cyprian Leovitie que des prédictions de Samuel Syderocrate, s.l., 1565 (BNF V 21354).

   Etant donné que le contenu est identique d’une édition à l’autre, hormis la question des mises à jour, il nous apparaît qu’à la mort de Nostradamus, on aura changé le titre en supprimant la liste des auteurs : “extraictes de divers autheurs, trouvée en la biblioteque (sic) de nostre defunct dédédé (...) Maistre Michel de Nostre Dame etc” (Ed Rouen, P. Brenouzer, 1568) ou encore “recueillies de divers autheurs& trouvées en la bibliothèque de defunct maistre Michel de nostre Dame” (Ed. N. Du Mont, 1572). Selon nous, le recueil en question paru initialement avant la mort de Nostradamus ne s’y référait aucunement pas plus qu’en 1575 ne le fera le Recueil des révélations et prophéties merveilleuses de Saincte Brigide, Saint Cirile & plusieurs autres saincts & religieux personnages (...) Par Nostra Damus le Jeune, Venise, Castavino.11 Nous pensons en effet que ce Nostradamus le Jeune ou du moins quelque personnage ayant adopté un pseudonyme nostradamique, ne s’est pas, du moins au départ de sa carrière, contenté de se situer dans le créneau nostradamique mais s’est ouvert à bien d’autres textes, et que certaines de ses productions ont pu être nostradamisées par la suite, y compris dans le cas des Centuries.

Epître à Pie IV

Fin du manuscrit des “Praedictions de l’an 1562-1563-1564”
(20 avril 1561)

   C’est à nouveau en Italie qu’il faut probablement aller chercher la trace des premières moutures de la série pluriannuelle avec ce Pronostico dell’anno MDLXIII (...) Nel quale si contiene la dechiaratione di tutti questi anni del 63 fino al 70, Bologne, Alessandro Benaccio, réimprimé à Rimini (Bib. Valicelliana, Rome). Mais cette fois, le travail est attribué à “Michele Nostradamo Dottore in Medicina di Salon di Craux in Provenza”. Le buste figurant en frontispice avec les initiales M. N. est cependant celui d’un homme jeune. L’Epître au Pape n’est autre que la traduction italienne, quelque peu abrégée, de celle figurant dans l’Almanach Nouveau pour 1562, Paris, Guillaume le Noir & Jehan Bonfons (Bib. Archives Générales, Bruxelles) et datée du 17 mars 1561. Le texte italien, quant à lui, est daté du 18 décembre 1562, ce qui évidemment ne pouvait être le cas de l’almanach pour 1562.12 Mais pourquoi le Pronostico dell anno MDLXIII a-t-il prolongé considérablement la longueur de l’Epître, par rapport au manuscrit français des Praedictions de l’almanach de l’an 1562, 1563 et 156413, ce qui conduira à un quiproquo dans les éditions italiennes suivantes, où le véritable contenu de la dite Epître ne figure plus mais seulement la fin de la partie additionnelle (cf. infra).

Pronostico de l'anno 1563    Epître à Pie IV

Seule traduction intégrale du Pronostic commençant les “Praedictions” manuscrites.
On a souligné l’endroit où le texte sera coupé dans les éditions suivantes

   Arrêtons-nous sur le passage suivant :

   “Par le sommaire que j’ay calculé dans la présente préface manifestant iusques à l’an 1570 là environ que au commencement de ma calculation j’ay communiqué à la sérenissime majesté de la Royne mère régente de France”
   “ per il sommario che s’e calculato nella presente manifestatione fino all’anno 1570 o intorno che nel principio della mia calculatione ho cominciato alla Serenissima M. Della Reina madre regente di Francia etc”

   On notera, dans cette Préface au Pape, une référence à la grande conjonction Jupiter-Saturne des années 1560 mais surtout cette présentation tout à fait inhabituelle dans les almanachs de Nostradamus et que l’on ne trouve ni avant ni après. Or, c’est justement cette formule “jusqu’en 1570” qui connaîtra une certaine fortune en Italie.

   Li Presagi et pronostici di M. Michiele Nostradamo, quale principiano l’anno MDLXV diligentemente discorrendo di Anno in Anno fino al 1570, Gènes, 1564 (BNF). Autre édition avec le même titre mais avec frontispice (Bib. Marciana, Venise). Ces éditions signalent que ce travail est adressé au Pape.

Li Presagi 1565    Li Presagi 1565

Epître à Pie IV

On donne pas la vraie Epître au Pape, mais le début des “Praedictions”
encore que tronqué par rapport au “Pronostico dell anno 1563”

   La date de départ (1563) a été repoussée pour ne pas donner l’impression qu’il pouvait s’agir d’un ouvrage déjà ancien comme dans le Pronostico universale di tutto il Mondo Il qual comincia dell’anno 1565 & finisce al principio dell’anno 1570, raccolto dalli Presagi del Divino Michiele Nostradamo & dalli Pronostici di molti alti Eccelentissimi Autori (...) Per M. Francesco Barozzi, Bologne, 1566 (Bologne faisait alors partie des Etats Pontificaux).

   Or, il semble bien que l’almanach nouveau tel que nous le connaissons, par l’exemplaire des Archives Générales de Bruxelles, ne comporte pas les prédictions annoncées jusqu’en 1570 alors qu’elles figurent bien en italien. Ce n’est pas un hasard puisque le titre même de l’épître au pape contredit son contenu : “Les prédictions de l’almanach de l’année 1562 (...) consacrez à nostre sainct père le pape Pie IV”.

Almanach nouveau pour 1562    Epître à Pie IV (1)

Epître à Pie IV (2)    Epître à Pie IV (3)

L'Epître à Pie IV dan l’“Almanach nouveau pour 1562”.
On notera que la fin de l'Epître diffère du manuscrit

   Il ne fait pas de doute que l’Epître au Saint Père a été traduite en italien, en supprimant d’ailleurs la mention de l’an 1562 :

   “Ce mien Ephemeris auquel est contenu la (sic) universelle declaration de l’année 1562 selon le vray & parfait jugement des astres”
   “Questa mia Efemeride ne la quale si contiene la universale dichiaratione de l’anno, secondo il vero & perfetto giuditio delle stelle”

   La version italienne ne comporte pas à la fin de l’Epître la traduction de “De Salon de Craux en Provence ce XII de Mars 1562. Par vostre tres humble, tres obéissant serviteur, observateur de vostre Sainteté. M. Nostradamus”, mais est-ce bien la fin de la dite Epître ? Dans la version italienne, l’épître se prolonge de pas moins d’une dizaine de pages et se termine par “Da Salon de Craux in Provenza, a 18 di Decembre 1562 (sic). Per il vostro humiliss. Ubedientiss. Servitore osservatore di V. Santita, Michel Nostradamo”.

Epître à Pie IV    Epître à Pie IV

Début de l’Epître au Pape de l’imprimé italien du “Pronostico dell anno 1563” et du manuscrit.
L’une est datée du 17 mars 1561 et l’autre du 20 avril 1561

Epître à Pie IV    Epître à Pie IV

Le texte italien du “Pronostico dell anno 1563” est bien la traduction du manuscrit français,
dont on n’a pas d’original imprimé

Epître à Pie IV

Fin du “Pronostico dell anno 1563”
On a prolongé l’Epître au Pape en y ajoutant le début des “Praedictions de l’an 1562-1563-1564”
et en mettant une fausse date : 18 décembre 1562.

   R. Amadou14 a retranscrit une autre version manuscrite de l’Epître, datée cette fois du 20 avril 1561. On relèvera la variante suivante :

   “Pourra voir amplement Votre Sainteté par le discours et contenu que j’ai fait d’un chacun mois de cette dite année 1562 comme aussi par le sommaire que j’ai calculé en la préface suivante jusqu’à l’année 1570, là environ”

   Alors que dans l’imprimé on trouve :

   “Que j’ay calculé dans la présente préface manifestant iusques à l’an 1570”

   En italien, on a la “presente manifestatione fino all’ anno 1570”.

   L’imprimé serait donc ici plus près de l’italien que ne l’est le manuscrit Ruzo.15

   R. Amadou ajoute :

   “Nous tenons pour apocryphe le texte différent des deux précédents d’une prétendue lettre de Nostradamus à Pie IV, qui n’existe plus qu’en traduction italienne”.

   R. Amadou n’a pas eu à notre connaissance accès au Pronostico dell’anno MDLXIII de la Valicelliana de Rome, mais à des versions tronquées en leur début (cf. infra), si bien que l’élément commun à l’almanach pour 1562 et aux publications italiennes a disparu. En 1991, quand nous avons publié notre article, “Une attaque réformée oubliée contre Nostradamus (1561)” dans Réforme Humanisme Renaissance, nous en ignorions l’existence.

   Loin de penser que le texte italien est un apocryphe - tout en notant que la date de l’Epître italienne a été changée pour correspondre à l’année 1563 - nous considérons que c’est le texte français qui est tronqué, et que d’ailleurs de la sorte, il ne comporte aucun des développements qu’il annonce sur la situation jusqu’en 1570. Il existe d’ailleurs un gros manuscrit français de plus de 200 pages - Les Praedictions de l’almanach de l’an 1562, 1563 et 1564 - qui devait, selon nous, accompagner ou plutôt prolonger la dite Epître et portant la même date : 20 avril 1561 que l’épître manuscrite.16 Or, le titre qui figure dans l’Almanach imprimé est “Les prédictions de l’almanach de l’année 1562 etc”; tout se passe comme si l’imprimé avait été extrait du manuscrit en ce qui touchait à 1562. Mais normalement, il y aurait du y avoir une suite jusqu’en 1570, selon le même principe, comme cela était annoncé dans l’Epître au pape. Il est possible que la date finale de 18 décembre 1562 que l’on trouve dans l’édition italienne (Pronostico dell ‘anno MDLXIII) - les autres éditions italiennes avec le texte tronqué ne comportent pas, pour leur part, de date conclusive - corresponde à celle de l’achèvement de toute la série alors que celle de mars ou avril 1561 ne vaudrait que pour la présentation du projet. Il ne faut pas prendre à la lettre la mention “Pronostico dell’almanac dell’Anno MDXLIII (sic, lire MDLXIII) car il s’agit bien en réalité de la seconde partie, en quelque sorte - absente de l’almanach pour 1563 - de l’épître au Pape et non d’un pronostic spécifique à l’année 1563 comme on le trouve dans Li Presagi et Pronostici, Gènes, 1564, en ce qui concerne 1565 (BNF), lequel ouvrage comporte une épître tronquée au Pape, pour donner l’illusion que la mouture initiale commençait par étudier l’année 1565; on saute ainsi tout le début de l’épître, soit plus de six pages, tel que nous le connaissons d’après le Pronostico del anno MDLXIII (cf. supra).

   “Dio e sopra tutto che vuole defendere & perseverare il grandissimo & santissimo Padre passando piu oltra per le mie profonde revelationi circa l’anno 1565 & 1566 che sara l’anno che e piu grande etc.”

   Devient, comme si rien n’avait précédé :

   “Beatissimi Padre Santa passando piu innanzi per le mie profundissime revolutioni circa 1565 & 1566 che sara l’anno il quale per la revolutione, che li piu grande di la terra etc.”

   On connaît une version dans laquelle le texte italien de l’Epître au Pape est dédié au Duc d’Orléans (il faut probablement lire d’Alençon, ville moins familière aux Italiens).

   “All’Illustrissimo & Eccelentissimo Duca d’Orliens.
   Illustrissimo et Eccelentissimo Signor Duca, passando piu innanzi per le mie profundissime revolutione, circa l’Anno MDLVI (lire MDXLVI) etc.”17

   Voilà donc une série pluriannuelle convertie en prédiction annuelle et comportant un nouveau dédicataire. Mais parallèlement, nous avons vu que l’on avait traduit l’almanach pour 1564 dédié à Charles IX et dont n’existe pas d’original français. Est-ce que ce changement d’adresse, passant du pape au duc d’Orléans, est une initiative italienne ou bien est-ce le fait d’un original français, le duc d’Orléans étant ici le frère du Roi de France ?

   La comparaison de la première page du manuscrit - faisant suite à la Préface - telle - cette page étant reproduite dans le catalogue de vente (Planche XLVIII) “Bibliothèque d’un Humaniste”, avec l’imprimé italien de la Valicelliana ne laisse aucun doute :

   Page du manuscrit, début et fin :

   “Loué soit notre Seigneur Jésus Christ (...) Par quoy je supplie le souverain Dieu éternel”

   Traduction italienne :

   “Lodato si nostro Signor Gesus Christo (...) Per il quale io vengo a supplicare il supremo Dio eterno etc.“

   Ce gros manuscrit de 222 pages - dont seules quelques pages ont été reproduites et que nous ne pouvons pas présentement localiser - au moins aussi précieux que le manuscrit du Recueil des Présages Prosaïques - est certainement un document clef pour cerner la fabrication des publications annuelles, il se situe en amont du RPP, qui en propose un découpage annuel. Ce manuscrit confirme bien que l’épître au Pape correspond bien, grosso modo, avec quelques variantes, à celle qui figure dans l’almanach pour 1562. Fait suite à la dite épître un texte qui, lui, figure dans les éditions italiennes, en tout ou en partie mais pas dans les éditions françaises connues et qui se présente dans un cas comme étant le pronostic pour 1563 et dans l’autre - alors que la véritable épître n’est pas fournie - comme l’épître au pape voire au “duc d’Orléans”. Le manuscrit en question doit comprendre les pronostics année par année, probablement sur le modèle de l’Ephemeridum de Leovitius dont il n’est peut-être qu’une traduction ou une adaptation, ce qui vient remettre en cause l’idée selon laquelle ces publications annuelles étaient réalisées ponctuellement. Il semble au contraire qu’elles pouvaient être préparées de très longue date, comme le permet la pratique astrologique, alors que les quatrains étaient probablement plus en prise sur l’actualité immédiate. Il peut avoir été confié aux libraires qui en extrayaient la partie utile, chaque année et ne pas avoir été imprimé comme un tout. Par la suite, l’idée d’imprimer des prédictions sur plusieurs années voire sur des siècles fit son chemin.18

   On voit, en tout cas, que ces prédictions pluriannuelles pouvaient générer tant en France qu’en Italie certains ajustements - d’où un certain casse tête pour s’y retrouver - consistant à ne pas faire figurer - ce qui était peut-être plus prudent - les prédictions pour les années déjà révolues. Il ne semble pas en tout cas que l’almanach français pour 1562 ait servi à la traduction italienne. Tout se passe comme si l’on avait travaillé à partir du manuscrit - à moins que celui-ci ait été imprimé - ce qui expliquerait l’absence des quatrains en italien, lesquels accompagnaient le calendrier.

   C’est l’épître à Pie IV de l’Almanach nouveau pour 1562 qui aura révélé le pot aux roses en conservant une formule qu’il aurait fallu modifier pour ne pas éveiller les soupçons “jusques à l’an 1570”.

   C’est dans la production néonostradamique que l’on trouve de telles prédictions année par année, le point de départ étant 1563 mais, on l’a déjà signalé, il s’agit d’un travail beaucoup plus primaire, avec de sommaires correspondances planètes/années. Il semble donc que l’on n’ait pas conservé voire pas publié un travail allant de 1562 à 1570, fondé sur des données astronomiques valables. Pour la période au delà, qui n’est plus attestée en Italie, nous avons de nombreux exemplaires de prédictions qui s’étalent annuellement jusqu’en 1584 et ne se référant plus à l’Epître au Pape. Il semble donc qu’il y ait eu une première version pluriannuelle allant jusqu’en 1570 et dont on ignore le point de départ, si ce n’est qu’il concernait déjà 1562, comme l’atteste l’épître au Pape de 1561 et un second train de prédictions, légèrement décalé et à plus long terme, allant de 1563 à 1584. Contrairement à ce que l’on a pu croire, une partie des almanachs annuels était extraite des Prédictions pluriannuelles, qui pourraient être assimilées à des vaticinations perpétuelles et que la Préface à César a pu introduire en 1555, un genre bien différents des Centuries.

   C’est dire que les prédictions sur plusieurs années ne sont pas une invention du néonostradamisme alençonien, même si on n’en connaît d’autre occurrence que celle de l’Almanach pour 1562. Cela dit, nous pensons que Michel de Nostredame, dans les Prophéties qui parurent sous son nom devait bel et bien s’adonner à ces prédictions d’an en an et qui sont qualifiées, dans la Préface à César, de “vaticinations perpétuelles”. On notera dans la Préface centurique, qui n’a pas su évacuer tout ce qui restait de la mouture initiale une expression qui nous semble significative : “Viens à ceste heure entendre, mon fils, que je trouve par mes révolutions que sont accordantes à révélée inspiration etc.” L’usage de la forme au pluriel “révolutions” nous semble renvoyer à des prédictions pluriannuelles, chaque année donnant lieu à une révolution, comme nous le voyons dans la version italienne de l’épître à Pie IV : “per le mie profundissime revolutione circa l’anno (...) che sara l’anno il quale per la revolutione”.

   Voici, en tout cas, comment Mi. De Nostradamus se présente au très jeune prince qui vient à peine, à 11 ans, de recevoir, en 1566, le titre de duc d’Alençon : “ce que j’ay quelque fois touché en mes prédictions non souz le nom de Maistre Michel de nostre Dame, de Salon de craux en Provence, conseiller & medecin ordinaire de la sacrée majesté du Roy vostre frère mais bien souz le nom de Mi. De Nostradamus qui n’ay point honte de m’advouer son disciple (...) Mesmes de son vivant j’ay mis en lumière (des prédictions)” et il compte bien poursuivre “après sa mort... ” juste survenue.19 Le privilège est du 31 août 1566, soit quelques jours après la mort de Michel de Nostradamus. Il semble que la logique qui ait joué en la circonstance ait été la suivante : si Charles IX a son Nostradamus, pourquoi le duc d’Alençon n’aurait pas aussi le sien ? Crespin, à la mort de Michel de Nostredame sera le nouveau Nostradamus du roi.

Le nostradamisme et la menace turque

   Signalons en 1570, la mention d’un autre Nostradamus italien auquel se réfère Gio. Battista Nazari, dans son Discorso della futura et sperata vittoria contra il Turco estratto da i sacri Profeti & da altre Profetie, Prodigi & Pronostici, Venise, Sigismondo Bordogna (BNF) :

   “Et primo trovo in una profetia stampata con un pronostico di Gio. Anselmo Nostradamus (se pur vi si debbe credere) etc. Des passages entiers du dit pronostic sont reproduits un peu plus loin dans le Discorso, au chapitre intitulé Della futura & sperata vittoria sodetta secondo varii vaticini & pronostici. Toujours pas de trace des Centuries !

   Nous reproduisons ce passage nostradamique dans l’original qui précède une étude d’un pronostic de Lichtenberger :

   “ Gio Anselmo Nostradamus cosi dicendo : una nuova armata si drizzara & fara reculare profundamente tuttti, coloro che havevano deliberato d’entrar nell’Europa bassa & tener iui nove sedie, perche l’imprese loro saranno frustatorie.”

   Et de poursuivre par un autre extrait :

   “Et in un altro loco dice, o che calamitoso fine di qualche Re per un conflitto o formidabile avenimento del nuovo Tiranno che dara occsione a grandi Re di pesare di quanto bisognara fare etc.”

   Et encore:

   “Et segue piu avanti. Alcuni andaranno di propria volonta & spese alla guerra & la piu parte d’Italia ne sara essenta”
   “Piu oltre dice, sorti avanti che passi Agosto si puo aspettare (per la coniontione di Saturno & Marte) qualche utile apparamento & unione fra Principi Christiani, o ne restara qualch’un (cioe il Turcho) abassato & non ben contento.”

   Il est ici question d’une alliance entre Princes Chrétiens contre les Turcs. L’Italie est nettement plus menacée que la France par la Turquie et donc plus sensible au prophétisme. On sait que la victoire navale de Lépante - à laquelle la France ne participa point - sera, en octobre 1571, la confirmation d’une telle espérance. Or, Antoine Crespin était tout à fait concerné par cette affaire.

   Citons ainsi un passage d’un texte paru à Lyon, sans indication de libraire, il s’agit de l’Advertissement à tous les peuples advenir suyvant qu’on voit par la Nativité du Très haut & Treschrestien Charles neufiesme etc par Anthoine Crespin Nostradamus (Bayerische Staatsbibliothek Munich) :

   “Avertissons tous les Princes Chrestiens de la terre de se rallier ensemble & tous d’un accord aller contre le Grand Turc, sans nulle négligence.”

   On notera par ailleurs le fait que Crespin n’oublie pas les Piémontais :

   “Seigneurs tant Espagnols que Piemontois & François”

   Il est vrai que l’Avertissement concerne une “comète vue le 13 août 1571 en la Cité de Turin en Piémont”, soit quelques mois à peine avant Lépante

   Quant à un texte déjà cité, Li Mirabili et pretiosi secreti lasciati nella morte del eccllentissimo Filosofi M. Michaele nostradamo nel testamento da lui fatto in la morte sua, il est question d’un de ses neveux, le Piamontese Astrologo, Antonio Ruggiero (Epître à Emmanuel Philibert de Savoie, du 28 mai 1568). L’influence italienne sur le développement des Centuries ne saurait être négligée : même l’Epître centurique à Henri II ne nous parle-t-elle pas de grandes espérances à propos de Venise ? Ne retrouve-t-on pas souvent, dans les Centuries mais aussi dans la Prognostication pour 1555 - ce qui nous la rend suspecte20 - des références à Hadrie, à l’Adriatique, ce qui désigne la Sérénissime République ?

   On lira également l’“Epistre dédiée à la Puissance Divine & à la Nation Françoise suyvant une prophétie composée par M Antoyne Crespin” in Prophéties par l’astrologue du très chrestien Roy de France & de Madame la Duchesse de Savoye dédiées à la puissance divine & à la nation françoise.21 Il s’agirait d’une prophétie le “treze de janvier conté de l’an 1569”. Cela s’achève par un texte latin : “quod Turca magnus rex subiiciet”.

   Nous nous proposons de fournir une traduction française de la traduction italienne de la première Epître à Charles IX - fournissant en fac simile le texte italien, en la faisant suivre d’une transcription de la seconde épître, également accompagnée d’un fac simile.

   L’épître à Charles IX en date de décembre 1563 est la première lettre qu’adresse Nostradamus à un roi de France depuis celle du 13 janvier 1556 adressée au père de Charles IX pour les Présages Merveilleux pour 1557, si l’on excepte évidemment l’épître de juin 1558 que nous considérons comme apocryphe et dont nous ignorons d’ailleurs le contenu exact, tant son texte a été remanié pour parvenir à la mouture canonique. On notera, au demeurant, le parallèle entre les deux épîtres à Charles IX et les deux épîtres à Henri II, peut-être le cas du fils aura-t-il influé, paradoxalement, sur celui du père ?

   Epître I (traduction partielle de l’italien) :

   “Au très chrétien et invincible Charles neuvième, roi de France
   L’immense bonté de V. M., Sire (dans le texte italien), don particulier donné par Dieu aux Rois de France mais qui dans votre face reluit principalement (cf. Epître II) avec ce nom de TresChrestien acquis par vos ancêtres invaincus (...) Je me suis résolu à consacrer ce mien petit almanach, qui contient tout au long les choses à venir de cet an présent 1564. Chose vraiment basse, vile, infime pour la grandeur & la hauteur d’un si grand Roi qu’avec raison et vraiment il se peut dire que c’est le premier et suprême Monarque des Chrétiens. Parce que, quand je considère la grandeur de notre Royaume, glorieux et fleuri (...) la multitude des villes, la beauté des ports et des forteresses, la fécondité et abondance de toutes ces choses, que nul ne vient égaler; certainement je reste si admiratif et ne puis persuader autrement que le prince auquel a été donné (...) Le gouvernement d’un tel pays ne soit le bienvenu et le favori des dieux (...)
   Et puisque de par un certain destin, il m’a été concédé de contempler Votre Majesté en ses premières années (...) Et ayant trouvé votre Royaume plein de (...) séditions intestines, occupé dans les guerres civiles & domestiques, plein de rage & de furie (...) Vous l’avez, par votre bonne fortune, pacifié et remis en état de sorte que l’on peut voir à présent que la France est libérée du fer, du feu et du sang et d’une myriade de misères et de calamités infinies de sorte que, vraiment, Sire, l’on espère beaucoup de votre sagesse future et de votre magnanimité & comme vos prédécesseurs ont été pacifiques, bienveillants et ont offert la paix (...) ainsi Votre Majesté suivant en cela les traces de vos aïeux, n’a pas voulu (...) la perdition & désolation de son peuple, (...) Et tout ce qui a déjà été prédit à vos ancêtres troyens vaudra pour Votre Majesté (…) Que Votre Majesté accepte en bonne part cette pronostication (fatica) annuelle qui lui est présentée (...) De Salon de Craux en Provence, ce 15 décembre 1563. Michel de Nostradame.”

   Suite un épigramme latin de Jean de Chevigny (Io. Ch. Beln.), également dédié au Roi qui fait pendant à un autre épigramme, situé à la fin, du même Chevigny et cette fois dédié à Nostradamus lui-même.

   Nostradamus reconnaît avoir rencontré Charles IX, né en 1550, probablement lors de son passage à la Cour en 1556 (d’autres disent en 1555). Lors du Tour de France, Nostradamus reverra le Roi, peu après ses Epîtres de décembre 1563 et d’avril 1564. La première épître précède de peu le début du grand voyage lequel débute le 26 janvier 1564, tandis que la seconde se situe durant le dit voyage. Il est remarquable qu’une telle Epître puisse circuler en Italie, avec de telles louanges du Roi de France.

   Epître II à Charles IX :

   “A Treschrestien Roy Charles IX (e) de ce nom. Michael Nostradamus
   La magnanimité qui donne une splendeur très luysante à vostre Magesté, Sire, qui reluit à tous ceux qui sont al’entour, vous admirans & voyans les immesurées & célestes indications que les cieux vous présagent advenir par le discours de vostre vie, Sire, & que le tiltre de Roy Christianissime que les anciens Roys de France vos progeniteurs ont aquis (sic) & considérant par les profondes révolutions, ô Sire, que pour le temps advenir vostre Majesté doit surpasser vos antiq ancestres Troyens, sentant plus sa divinité que humanité ce que bonnement je ne puis mettre par escript. Saepe enim magna est laus quae brevis est. Très asseuré je suis, jouxte que les astres vous présagent durant vostre vie que vos faicts & gestes seront par plusieurs Chronographes rédigés par escript, & divers apophtegmes, promptement procédant de vostre bouche (ce que fort rarement advient à monarques & empereurs & grands roys, imitant en cela voz progeniteurs maternels mesmes le feu grand Laurent) & voyant icelle suprême espérance que universellement tous ceulx de vostre royaume espèrent de vostre Magesté, ô Roy très invincible, m’a encores par ceste foys donné la hardiesse de vous consacrer les présages de l’année 1565 ensemble l’almanach. J’offre donc à vostre royalle Magesté, Sire, ce mien petit don, lequel vous plairra prendre de non moindre affection que le moindre de voz serviteurs & tres humble sujet vous presente. Priant Dieu Sire qu’il vous doint (sic) en bonne santé vie longue. De Salon de Craux en Provence ce XIII d’Avril 1564 pour l’an 1565.”

   On a bien là le style d’une seconde lettre faisant allusion à une première, ne revenant pas sur la rencontre qui eut lieu à la Cour, lorsque le jeune prince fut présenté à Michel de Nostredame. C’est précisément ce style que l’on ne retrouve pas dans la seconde Epître de Nostradamus à Henri II, laquelle, de toute évidence, veut se faire passer pour une première, espérant que la première lettre n’a pas été conservée et ne se représentera pas.

   Cette Epître ressemble-t-elle à celle que Nostradamus rédigea pour Henri II, le père de Charles IX, en janvier 1557 en tête des Présages Merveilleux pour 1557 ? On trouvait déjà une référence aux “antiquissimes Roys Aeneades voz predecesseurs”, c’est-à-dire aux Troyens. Le contenu en est assez insignifiant, n’étant nullement en prise sur un quelconque enjeu politique ou autre. Il est assez évident que l’Epître centurique à Henri II de juin 1558 reprend plusieurs formules de l’Epître de janvier 1557, censée avoir été écrite moins de 18 mois auparavant. Etant donné que dans la première épître à Henri II, Nostradamus s’excusait de son retard, dès lors que la rencontre avait eu lieu en 155522, on pouvait tout aussi bien imaginer que Nostradamus n’aurait écrit au roi qu’en 1558, le problème, c’est que dans cette seconde épître, il ne s’excuse pas de son retard comme il l’avait fait dans la première.

   Il convient aussi de nous arrêter sur l’Epître, non datée, que Nostradamus aurait écrite à l’adresse de François de Guise, mort précisément en 1563 - on peut donc supposer que la lettre était supposée écrite fin 1562 ou au tout début de 1563 - et dont certains ont relevé quelque similitude avec l’Epître centurique à Henri II23, dans un Almanach Barbe Regnault pour 1563 que l’on s’accorde généralement, à juste titre, à considérer comme un faux (Bibl Municipale de Lille).

   On retrouve, dans l’épître au duc de Guise, la formule habituelle (déjà attestée chez Plutarque) :

   “m’a faict prendre l’audace vous vouloir consacrer ce mien petit Ephemeris”

   Si cette expression, en effet, se retrouve dans l’Epître centurique :

   “Consacrer ces trois Centuries “

   Mais bien plus nettement dans la première Epître à Henri II :

   “Me confiant de vostre bonté immense (...) laquelle ma faict prendre cette licencieuse audace vous consacrer les presaiges de lan mil cinq cens cinquante & sept”

   Il nous semble bien que si la fausse épître au duc de Guise a été copiée d’un Epître de Nostradamus à Henri II, c’est bien de la vraie, celle placée en tête des Présages Merveilleux, ce qui vient disqualifier l’argument selon lequel en 1563, on connaissait nécessairement l’Epître centurique à Henri II, pour autant que l’almanach Barbe Regnault fut véritablement paru alors.

   Ajoutons que la formule se trouve aussi (cf. supra) dans la seconde épître à Charles IX, en date du 14 avril 1564. Il y est indiqué “icelle supreme espérance (...) m’a encores par ceste foys donné la hardiesse de vous consacrer les présages de l’année 1565 ensemble l’almanach”. Mais dans ce cas, l’emprunt serait à un texte paru après le dit almanach pour 1563, anachronisme qui confirmerait d’ailleurs qu’il s’agit bien d’une contrefaçon. A moins que l’emprunt n’ait été à la première épître, datée du 15 décembre 1563, ce qui serait également par trop tardif :

   “Io mi sono risoluto a consecrarvi questa mia piccola ephemeride etc”

   Ce qui semble correspondre mot pour mot à l’Epître à François de Guise, qui nous apparaît ici comme le vestige de la version française disparue :

   

“m’a faict prendre l’audace vous vouloir consacrer ce mien petit Ephemeris”

   Or, une telle formule est également utilisée par Nostradamus dans son Epître (17 mars 1561) au pape Pie IV, figurant dans l’almanach pour 1562 :

   “j’ay voulu prendre la hardiesse de vouloir consacrer à V. S. ce mien Ephemeris auquel est contenu l’universelle déclaration de l’année 1562”,

   ce qui donne en italien :

   “Io ho voluto prendere ardire di volere consacrare à V. Santita questa mia Efemeride “. Formule bien convenue, on l’avouera.

Crespin, l’européen

   Quand on pratique la production crespinienne parallèlement à la production authentique de Michel de Nostredame - laissant donc de côté les Centuries voire les Epîtres qui les accompagnent - on est bien obligé de reconnaître que Crespin nous apparaît comme sensiblement plus doué que son modèle.

   On passera sur une Epistre adressée en son titre au Roi mais ne comportant pas d’adresse directe au souverain : Au Roy. Epistre et aux autheurs de disputation spécifique de ce siecle sur la déclaration du présage & effaictz de la Comète etc, Paris, Gilles de S. Gilles, 1577.

   Cette Epître est surtout intéressante pour la datation de la première édition des Centuries. Dans son adresse “aux bénévoles lecteur(sic)”, Crespin se plaint de la présence sur le marché nostradamique de “Nostradamus le Jeune & Florent de Crolz & autres noms inventez (lesquels) mettent en lumière un almanach de iean Maria Colony qui a (sic) un an qu’il est décédé”. Pas un mot des Centuries avec lesquels pourtant ses propres textes offrent tant de recoupements, y compris dans la dite Epître. C’est à n’y rien comprendre... sauf si l’on admet que les Centuries n’étaient pas alors encore parues. Un William Lilly, en 1651, dans Monarchy or no monarchy, se réfère à une édition de... 1578. Est-ce une coquille, une confusion de dates ? Pas si sûr. Inversement, on peut se demander si la mention de 1568 dans la Bibliothèque de Du Verdier (1584) ne serait pas fautive et ne serait pas une corruption de 1578. Notons qu’aucune édition des Centuries n’a été recensée entre 1568 et 1588. On peut collecter des versets, voire des quatrains mais pas d’éditions complètes et pour cause. Comment expliquer un tel paradoxe : tout simplement parce que les passages dont il est question ne sont pas empruntés à une quelconque édition des Centuries mais soit à une source non nostradamique, quelque recueil de poésie historique, par exemple24 soit à la littérature néonostradamique à commencer par celle de Crespin lui-même.25

   La lettre de Crespin Nostradamus qui n’est pas encore Archidamus - il le deviendra dans le courant de 1572 - à Charles IX en témoigne. Qui plus est, elle est truffée d’éléments que l’on retrouvera dans les Centuries, à venir et ce dès le titre qui comporte en exergue un sixain.26

   Le 6 mars 1571, donc un peu plus d’un an avant la Saint Barthélémy, massacre des Protestants auquel le roi ne fut nullement étranger, prenant donc la suite de Michel de Nostredame, Antoine Crespin s’adressera, lui aussi, à Charles IX, qui règne depuis maintenant une dizaine d’années. On connaît deux éditions, dont une parue chez nul autre que Benoist Rigaud : Epistre dédiée au très haut & tres Chrestien Charles IX Roy de France (...) D’un signe admirable d’une Comète apparue au Ciel (...) que suyvront leurs effectz iusques en l’année 1584..

   Une autre édition est parisienne (chez Martin le Jeune) et comporte une vignette typique : un homme portant une sorte de chapeau hauteforme, un compas à la main droite et tenant une sphère, surmontée d’une couronne, dans la main gauche : AC Nostradamus Astrologue du Roy.

   Une sorte d’amalgame entre les deux vignettes nostradamiques classiques.27

   Il est d’autant plus étonnant que Benoist Rigaud n’ait pas repris cette vignette, pour sa propre édition, qu’on la trouve chez nombre de libraires lyonnais, parfois entourée de la devise Totus Ad Astris (chez François Arnoullet, Prophéties (...) dédiées à la puissance Divine & à la nation française, 1572). On notera que la vignette ne comporte pas Archidamus. Or, la seconde édition ne comporte plus ces mentions latines encadrant la vignette, alors qu’elle se prétend parue la même année, chez le même libraire. En revanche, la Démonstracion de l’Eclipce (sic) lamentable du Souleil (sic) etc, Paris, Nicolas dumont (sic), 1571, dédiée au pape Pie V, le successeur de Pie IV, comporte un tel encadrement.

   Contenu de l’Epître de Crespin au Roi :

   Crespin a un message politique : l’union avec l’Empire alors que Nostradamus n’a rien de précis à proposer sinon de vagues menaces astrologiques, peu en prise sur le contexte politico-religieux. Le mérite de Crespin, c’est de relier l’astrologie aux enjeux de son temps :

   “Un grand tyran Monarque (…) a fait son desseing de s’en venir dans la Chrestienté avec le consentement de plusieurs faux Chrestiens qui sont dans l’Europe (...) Nous voyons que le Lys avec la confédération de l’Aigle, ils doyvent prendre toute l’Italye en leur obéissance & delà prendre le Sceptre & Couronne de l’Empire de Constantinople & subjuguer une grande partie de leurs ennemys, corps & biens & ce sera devant qu’il soit passé l’an 1584.”

   Voilà qui fait écho et recoupe les propos de ce Gio Anselmo Nostradamus, parus en 1570, étant entendu que ce “grand tyran Monarque” n’est autre que le Grand Turc. Cette importance accordé à la menace turque, on la retrouve formulée dans le passage “centurique” de l’Epître de Crespin à Charles IX :

   “que pour la negligence des Europiens (sic)/ sera passage à Mahommet ouvert/la terre sera de sang trempée/ le portz de mer seront de voilles & Nefz couvertz”.

   On peut y voir un quatrain si l’on fait rimer Europiens avec trempée et ouvert avec couverts qui figurera par la suite au quatrain 18 de la Iere Centurie où les rimes ouvers et couverts sont maintenues alors que le remplacement d’Europiens par Gauloise exige de déplacer “trempé” pour parvenir à la rime Senoise.28

Par la discorde negligence Gauloise
Sera passaige à Mahommet ouvert
De sang trempé la terre & mer Senoise
Le port Phocen de voiles & nefz couvert
.

   Que s’est-il donc passé ici : est-ce Crespin qui a changé le texte centurique, supprimant Senoise et Gauloise ou bien est-ce le texte centurique qui a modifié Crespin à moins encore que ce ne soit le texte centurique qui ait changé en cours de route et dans ce cas nous aurions là la toute première mouture du quatrain, à cela près qu’il n’est pas correctement mis en rimes. On a du mal à croire, en tout cas, que Crespin se soit amusé à changer Gauloise en Europiens (sic). Or, Europiens est plus cohérent car il est clair que les Français ne sont pas les seuls responsables, loin s’en faut, des avancées turques, quand bien même auraient-ils, sous François Ier, fait alliance avec la Sublime Porte. La victoire de Lépante montrera d’ailleurs, par défaut, le rôle mineur de la France. En revanche, quand on aura voulu adapter ce texte à la France, dans le cadre des Centuries, on ne saurait exclure que l’on n’ait souhaité franciser ce passage en mettant Gauloise au lieu d’Européen. Idem pour Marseille qui apparaît dans le quatrain sous le nom de Phocée alors qu’il était simplement question d’un port.

   Quant au plan stylistique, Crespin se serait-il amusé à rétablir l’ordre des mots de la prose ou au contraire c’est le versificateur de la prose de Crespin qui aurait jugé bon d’intervenir. On ne saurait d’ailleurs exclure, on l’a dit, l’existence d’une source commune à Crespin et aux Centuries. Il y a bien, cependant, chez Crespin une étrange tentative de présenter sous forme de prose ce qui est originellement en vers mais s’agit-il bien des Centuries ou d’une autre source également utilisée par la suite par celles-ci ?

   Tout se passe donc comme si l’on avait voulu focaliser sur la France ce qui ne l’était pas initialement. On voit mal Crespin, prophète des rois de France évacuer Phocée. En revanche, un Crespin, très européen, souhaitant l’union des Princes Chrétiens peut très bien de lui-même avoir formulé d’emblée les choses comme il le fit.

   Puisque nous en sommes à réfléchir sur l’apport de la production nostradamique italienne aux travaux nostradamologiques, il nous est apparu que certains points communs semblaient exister entre Crespin et Philippe Nostradamus, dont les oeuvres ne nous sont accessibles, on l’a dit, qu’en italien. C’est ainsi que dans deux des textes dont nous disposons, le Vero Pronostico o Vero Giudicio sopra l’anno MDLXVI et celui qui paraît plus de vingt ans plus tard, son Discorso et pronostico, nous trouvons une série d’adresses - présages à des personnages, un trait que nous avons relevé chez Crespin29 : citons notamment dans le pronostic de 1565 :

   “Della Santita di Pio Quarto, Della Maesta di Massimiano Imperatore, Del Christianissimo Re di Francia, Del Catolico Re di Spagna, Della Republica Venetiana, del Duca di Savoia et l’on passe à différents dignitaires italiens.”

   Certes, un tel procédé était déjà pratiqué - on pense à Lichtenberger- mais dans le champ nostradamique, on ne peut s’empêcher d’établir un lien entre ces deux néonostradamistes, et ce d’autant que les liens de Crespin avec la Savoie, le Piémont sont assez marqués.

Crespin le poète

   Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en dehors des quatrains, Michel de Nostredame ne montre guère de propension pour les vers. On ne saurait faire ce constat pour Crespin dont les multiples épîtres recourent volontiers aux vers comme un mode naturel, spontané, d’expression : c’est précisément le cas de l’Epître que Crespin adresse à Charles IX où l’on dépasse les cent versets et ce sans parler de ce que l’on pourrait appeler des réminiscences poétiques lesquelles truffent sa prose et dont nous avons dit qu’elles pouvaient renvoyer à une source commune avec les Centuries. Rien de tel chez Michel de Nostredame qui pourrait même ne pas être l’auteur des quatrains de ses propres almanachs, comme semble l’indiquer leur absence dans les publications italiennes correspondantes (cf. infra). Le style de Crespin est bien plus fleuri que celui de Michel de Nostredame. Ainsi, ni dans la forme, ni dans le contenu, la production annuelle de ce dernier ne nous semble annoncer ou compléter les Centuries alors que le passage des épîtres de Crespin aux Centuries nous semble sensiblement plus aisé.

   On retiendra que les épîtres de Nostradamus dans ses publications annuelles et plus généralement le contenu global des dites publications n’entretiennent guère de relations avec le contenu des quatrains centuriques, à la différence de ce qui se passe pour Antoine Crespin et pour quelques autres néonostradamistes. Certes, l’on peut ne vouloir dans ces textes néonostradamiques que des resucées des Centuries mais non seulement nous pensons l’inverse mais, en outre, cela n’explique cette étanchéité entre almanachs, pronostications et autres publications annuelles ou pluriannuelles de Michel de Nostredame et les Centuries.

   La comparaison entre le contenu des épîtres de MDN et de celles de Crespin se fait au détriment du premier, tant le contenu des dites épîtres de MDN est faible et se réduit à une prestation de courtisan sans vision politique. Laissons évidemment de côté les épîtres et préfaces centuriques puisque celles-ci précisément sont sur la sellette. Crespin se fait une toute autre idée de ses épîtres aux Grands et nous apparaît se comporter comme un véritable prophète, non point tant par la qualité de ses résultats mais par la vigueur de ses mises en garde, et ce à l’instar des prophètes bibliques. Crespin est en prise avec les événements de son temps, quelle envolée quand il parle des Turcs et de la nécessité pour les Princes Chrétiens, pour l’Europe de s’unir contre cette menace alors que Michel de Nostredame semble ne pas défendre un quelconque projet, s’exprimant comme un astrologue bien plus que comme un prophète. Il semble bien, au demeurant, que Crespin veuille faire élire empereur un roi de France : rappelons qu’un François Ier s’était présenté, sans succès, en son temps à l’élection impériale contre Charles Quint.

   Qui est donc ce Crespin si familier avec Charles IX, qui prétend lui servir de mentor ? Ne se serait-il pas fait connaître sous le nom de Jacques de Viard ? Le privilège de son Diurnal fatal, Paris, Guillaume de Nyverd, libraire parisien qui avait publié la Prophétie Merveilleuse commençant ceste présente année & dure iusques en l’An de grand mortalité que l’on dira MDLXVIII, de Mi. De Nostradamus30, le présente ainsi :

   “Le Roy a permis & permet à maistre Jacques de Viard, Sieur de la Fontaine, Docteur en chacune faculté, de présent son Astrophile & Phisiologue ordinaire etc”.

Diurnal fatal    Privilège du Diurnal fatal

Y a-t-il un lien entre Jacques de Viard, astrophile officiel de Charles IX, et Antoine Crespin ?

   Il est indiqué “Le Roy en son conseil”. Le Diurnal s’ouvre par une “Epistre narrative au Roy Tres Chrestien”, faite en Anjou, datée du 4 avril 1572, suivie d’une autre à l’archiduchesse Elisabeth d’Autriche, épouse du Roi de France, du 7 avril. A la suite, nous trouvons un portrait de Jacques de Viard, sur le modéle nostradamique, un personnage barbu et portant chapeau, écrivant, une sphère à sa portée. Viard, qui versifie avec facilité, se félicite de ce rapprochement entre la France et l’Allemagne comme le fait Crespin. Ajoutons la pratique d’une signature manuscrite caractéristique de Mi. de Nostradamus et de ses avatars.

Charles IX    Epître à Charles IX

Elizabeth d’Autriche    Jacques de Viard

    En revanche, on est frappé par l’absence de mention posthume sur l’édition Benoist Rigaud datée 1568, tout comme d’ailleurs par l’absence de mention, au titre, de la dédicace à Henri II, à la différence de ce que l’on pouvait observer pour la première épître au roi, dûment indiquée dans la présentation des Présages Merveilleux pour 1557. On notera aussi qu’il est tout à fait anormal que la seconde Epître à Henri II ne se réfère à la première comme la seconde Epître à Charles IX le fait, la différence tient au fait que les deux épîtres à Charles IX sont authentiques et bel et bien l’oeuvre de Michel de Nostredame tandis que les deux épîtres à Henri II, bien que datées différemment, font double emploi l’une avec l’autre, s’excluant mutuellement.

   Force est au demeurant de constater qu’aucun écho italien aux Centuries n’est perceptible dans les années 1560, même les quatrains-présages des almanachs n’étant pas traduits, ce qui pourrait indiquer le peu d’importance que leur accordait Michel de Nostredame. En effet, on peut se demander, on le sait, si ces quatrains n’étaient pas plutôt un apport des libraires français. Si Nostradamus a négocié directement avec les libraires Italiens, plus proches de Salon de Provence - sans parler d’Avignon, directement sous la coupe de l’Italie pontificale, il est possible qu’il ait évité d’intégrer les dits quatrains, tout simplement parce qu’ils n’étaient pas sa propriété mais celle des dits libraires français. En revanche, les choses semblent s’être passé autrement pour l’Angleterre et nous pensons qu’il n’y avait pas d’accord entre Nostradamus et/ou ses libraires français comme il a pu y en avoir pour l’Italie. Il faudrait pour l’Angleterre plutôt parler de piratage, ce qui expliquerait le maintien des quatrains des almanachs, à la différence de ce qui se produisit en Italie, du moins leur traduction puisque l’on ne prenait pas la peine de maintenir leur mouture française d’origine en regard.

   Un des principaux débats concernant la chronologie des éditions nostradamiques concerne le fait que les prétendues premières éditions ressemblent à s’y méprendre tant sur le fond que sur la forme, tant dans le contenu des quatrains que pour leur disposition, leur mise en page, à des éditions de la fin du XVIe siècle et du siècle suivant. L’absence de commentaires explicites des Centuries avant les années 1590 est tout à fait troublante et les cas de recoupement mis en avant sont toujours le fait de contrefaçons antidatées : Epître de Jean de Chevigny de 1570 (Androgyn), Pronostication Barbe Regnault pour 1562, Almanach Barbe Regnault pour 1563, Significations de l’éclipse de 1559 etc. Le néonostradamisme se trouve tout à fait injustement diabolisé alors qu’il constitue une contribution éminemment précieuse à la formation du corpus centurique de la fin des années 1570. Que la légitimité de certains disciples soit discutable ne saurait justifier de ne pas étudier de très près leur production tout comme d’ailleurs celle des adversaires déclarés de Michel de Nostredame, tels que Couillard, Videl, La Daguenière, Hercule le François etc tant en ce qu’ils disent qu’en ce qu’ils ne disent point. Il est un peu facile d’ignorer, de contourner, tant les thuriféraires que les ennemis de Nostradamus voire ses traducteurs pour ne plus vouloir se fier qu’aux seules éditions des Centuries en prenant à la lettre les dates de publication, montrant ainsi que l’on ne se sent bien qu’au niveau des signifiants et qu’on est complètement perdu à celui des signifiés.

L’après Nostradamus

   Il semble bien que Nostradamus ait connu une traversée du désert, dans les années qui précédèrent et qui suivirent sa mort. Quand il décédé, il est considéré comme un has been déjà éclipsé par ses continuateurs. Le libraire Benoist Rigaud contribua à exploiter le filon nostradamique au travers de ceux qui s’inscrivaient dans une certaine mouvance. Il nous semble donc tout à fait improbable qu’une édition des Centuries ait été publiée par ses soins, du moins pas sous le nom de Michel de Nostredame. Ce n’est que plus tard que l’on revient vers celui-ci, évacuant cette fois le souvenir de ceux qui lui avaient succédé, c’est alors Nostradamus redivivus, son come back à la fin des années 1570. Et d’ailleurs, le seul fait qu’aucune édition des Centuries n’ait été signalée voire recensée avant 1584 est suffisamment éloquent. Il convient donc de s’interroger sur les raisons et les conditions d’une telle résurrection, sous la Ligue, orchestrée par le Janus Gallicus, qui s’arrête à la “fin de la maison valésienne”, donc à l’assassinat d’Henri III en 1589, - ce qui est en outre l’année qui figure sur la couverture du manuscrit du Recueil des Présages Prosaïques, lequel JG va même jusqu’à commenter les quatrains d’almanachs depuis longtemps périmés. Il y a là une cyclicité du culte de Nostradamus bien plus qu’une linéarité, qui s’explique probablement par une volonté de rassembler peut-être en raison d’une certaine surenchère, un ensemble de pièces prophétiques en leur attribuant une ancienneté suffisante, d’où l’importance de cette référence rétroactive à l’astrophile de Salon de Provence grâce auquel tout ce qui a été produit après lui se voit ainsi auréolé d’une certaine patine du temps. Et c’est bien d’ailleurs ce qui explique encore de nos jours l’attachement de certains nostradamologues à une telle référence, à un homme dont la vie est connue et dont la mort l’est également, à la différence de toute une population d’auteurs anonymes, ou recourant à des pseudonymes lesquels ont pourtant bien été les vrais artisans de l’oeuvre nostradamique et ce d’autant que même de son vivant, les libraires de Nostradamus avaient déjà du jouer un rôle important dans la finition de ses publications, ce qui leur permit de prendre le relais quand ils le jugèrent bon.

Jacques Halbronn
Paris, le 3 février 2005

Notes

1 Edgar Leroy Cf. Nostradamus, ses origines, sa vie, son oeuvre, Bergerac, 1972, p. 131. Retour

2 Cf. M. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, op. cit., p. 77, n° 140. Retour

3 Cf. RCN, pp. 68-69. Retour

4 Cf. RCN, pp. 105 et 114 et DIPN. Retour

5 Cf. RCN, pp. 116-117. Retour

6 Cf. Mack Holt, The Duke of Anjou, the Politique Struggle during the wars of religion, Cambridge University Press, 1986. Retour

7 Cf. le débat autour de IV, 46, “Garde toi Tours etc”. Retour

8 Cf. Bibliographie Nostradamus, n° 107, p. 63, Baden-Baden, Koerner, 1989. Retour

9 Cf. le privilège accordé à Macé Bonhomme, en 1555. Retour

10 Cf. Frédéric Duquenne, L’entreprise du duc d’Anjou aux Pays Bas de 1580 à 1584. Les responsabilités d’un échec partagé, Presses Universitaires du Septentrion, 1998. Retour

11 Cf. M. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, n° 132, p. 74, ouvrage introuvable. Retour

12 Cf. notre étude “Une attaque réformée oubliée contre Nostradamus (1561), Réforme Humanisme Renaissance, 33, décembre 1991, p. 53. Retour

13 Cf. RCN, pp. 52-53. Retour

14 Cf. L’Autre Monde, n° 103, février 1986. Retour

15 Reproduit en fac simile dans R. Amadou, L’astrologie de Nostradamus. Dossier. Mairie Salon de Provence, 1987-1991, Diffusion ARRC. Retour

16 Cf. Bibliothèque d’un humaniste, n° 143 du catalogue de vente, pp. 68 et seq, planche XLVIII. Retour

17 In Il vero pronostico calcolato da (...) M. Michel Nostradamo Francese. Il qual narra diligentemente tutte le perverse calamita che deve incorrere l’Anno 1566 etc, Bologne, Alessandro Benatio. Retour

18 Cf. notre étude sur les Prophéties perpétuelles au XVIe siècle, sur le Site CURA.free.fr. Retour

19 In Prognostication et amples Prédictions pour l’an de Iesus Christ mil cinq cens soixante sept, Paris, Guillaume de Nyverd. Retour

20 Cf. nos “Observations sur la correspondance de Nostradamus”, sur Espace Nostradamus. Retour

21 Cf. fac simile in Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ramkat, 2002. Retour

22 Cf. nos “Observations sur la Correspondance de Nostradamus”, Espace Nostradamus. Retour

23 Cf. Site du CURA.free.fr. Retour

24 Cf. notre étude sur “texte et contexte”, Espace Nostradamus. Retour

25 Cf. notre étude sur le néonostradamisme sur Espace Nostradamus ainsi que “la fortune du prophétisme de Crespin, ibidem. Retour

26 Cf. notre étude sur “ la fortune du prophétisme de Crespin, Espace Nostradamus”. Retour

27 Cf. notre étude sur les deux plus célèbres vignettes nostradamiques, Espace Nostradamus. Retour

28 Sena est un fleuve de Ombrie, nous rappelle M. Dufresne, dans son Dictionnaire Nostradamus, Ottawa, Ed. JCL, 1989. Retour

29 Cf. “La fortune du prophétisme d’Antoine Crespin”, Espace Nostradamus. Retour

30 Cf. notre étude sur les deux vignettes nostradamiques les plus célébres, Espace Nostradamus. Retour



 

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