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ANALYSE

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La question des échéances nostradamiques
et le recoupement par les traductions

par Jacques Halbronn

   Extrait remanié de notre thèse d’Etat, Le texte prophétique en France, Formation et fortune, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002, volume III.

   Il convient de prendre en compte l’existence du facteur génération : chaque époque doit gérer son rapport au prophétisme. Il est clair qu’une fois une échéance prophétique passée - qu’il y eut réussite ou échec d’ailleurs - il importe de continuer à se projeter sur un avenir relativement proche où les acteurs resteront ceux qui sont déjà sur la scène politique mais avec quelques années de plus. Or, un de ces acteurs peut mourir entre temps - expression de la dialectique nature / culture - et cela implique des réajustements. Mais il importe aussi de revoir les dates avancées et révolues, de repousser une échéance ou parfois de la rapprocher, selon les circonstances. Pour l’historien, il s’agit de se situer dans le contexte prophétique de l’auteur étudié : dans le cas de Michel de Nostredame et de sa génération des années 1550 - 1562, la perspective à court terme était celle de la conjonction de 1563 / 64 jusqu’en 1570. En revanche, pour les écrits au delà de 1562 / 1564, la nouvelle échéance serait celle des années Quatre-vingt, sautant par dessus les années Soixante-dix, le système des grandes conjonctions parcourant les décennies deux à deux, selon un cycle de 20 ans. La génération qui suivra la sienne, ou qui marquera ses dernières années, aura d’autres intérêts en rapport avec l’horizon des années Quatre-Vingt et la grande conjonction suivante de 1583 / 84, autour d’un Charles IX qui semble, au début des années 70, un vecteur idéal alors que Nostradamus devait, du moins au début, investir sur Henri II. Dans les deux cas, la mort des souverains dérangera les plans. En tout état de cause, il importe de distinguer ce que Nostradamus a annoncé de façon plus ou moins datée et les dates qu’il a avancées en précisant peu ou prou ce qu’il en attendait.

   Or le passage d’une génération à l’autre semble avoir conduit à retoucher le texte nostradamien, faute de quoi, celui-ci aurait été décalé par rapport aux nouvelles spéculations. C’était le prix à payer pour que Nostradamus conservât son actualité et c’est apparemment ce que ne veulent pas admettre les partisans d’un Nostradamus capable - nouveau miracle ! - de dépasser son temps du seul fait de son génie ! Il va de soi que de telles considérations affectent la datation des éditions conservées par delà celle qu’elles affichent.

L’apport des éditions et traductions

   La réputation de Michel de Nostredame est attestée par l’écho que son nom rencontre à l’étranger. Mais celle-ci n’est pas liée aux Prophéties qui ne seront traduites qu’au XVIIe siècle, à commencer par l’Espagne dès les années 1640.

   Certains textes de Nostradamus ne nous seraient en fait connus que grâce aux traductions anglaise ou italienne et il apparaît indispensable pour les bibliographes de Nostradamus de recenser systématiquement les diverses traductions et textes se référant, d’une façon ou d’une autre, à Nostradamus, ce qui permet éventuellement de repérer des faux français ou des falsifications sans évidemment exclure que les publications étrangères soient également sujettes à diverses variantes plus ou moins délibérées.

A - L’apport des éditions anglaises

   Nous étudierons les éditions pour 1559 et 1564 et nous aborderons la question des contrefaçons sur la base même des recoupements par les traductions. Le recours aux traductions a longtemps été le seul accès à des publications perdues, ce n’est plus le cas avec la conservation désormais, à la Bibliothèque de Lyon-La Part Dieu, du Recueil des Présages prosaïques, encore que cette copie manuscrite d’un certain nombre d’almanachs et pronostications ne soit pas à l’abri de tout soupçon, mais elle a au moins l’avantage d’être plus complète et plus systématique que la sélection opérée par Jean-Aimé de Chavigny à partir de ce corpus, pour la première Face du Janus Gallicus.

La (fausse) piste du commentaire des Centuries

   Comment fixer à quelle date ont pu paraître les premiers quatrains centuriques ? La tâche est rendue difficile par la pénurie quasi totale de témoignages tant de la part de Nostradamus lui-même, tant dans ses lettres que dans ses almanachs et pronostications, que de celle de ses contemporains concernant les centuries, avant les années Soixante-dix.

   La seule exception résiderait dans un ouvrage que Nostradamus aurait publié en 1558 sous le titre de Significations de l’Eclipse pour 1559 - 15601, lorsqu’il est fait allusion par Nostradamus lui même, si ce passage n’est pas apocryphe, à une Interprétation de la seconde centurie dont on n’a pas de trace. Il ne s’agit pas là d’un quatrain qui serait cité mais de l’annonce de l’existence d’interprétations des centuries. En cela, nous rangerions le dit ouvrage dans la catégorie programmatique, c’est-à-dire annonçant une série de textes. Nous avons été le premier à signaler ce renvoi, mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, au premier chef, la mention assez vague (pas de mention précise de quatrain, contrairement à ce que l’on peut trouver dans l’Androgyn de 1570) de cette “interprétation”, dans les Significations, contribuerait plutôt à rendre celles-ci suspectes, tant il est vrai que dans le domaine des preuves, la roche tarpéienne est proche du Capitole et qu’à vouloir trop prouver.

   Voilà donc qui laisse entendre que les quatrains, qu’ils soient ceux des almanachs ou ceux des Centuries auraient fait l’objet de “commentaires” et ne se suffiraient pas à eux-mêmes. La formule parisienne “Commentaires” de Chavigny apparaît en fait comme plus proche de la réalité que celle de “commentaires de Nostradamus”.

   Nous pensons en réalité que les Significations auraient pu faire l’objet d’une interpolation à l’instar de la première Epître à Henri II. Celui qui a voulu accréditer l’existence de “commentaires”, que Michel de Nostredame aurait effectué sur ses Centuries, est l’auteur de la Première Face du Janus Gallicus, dont l’ouvrage paru à Lyon en 1594, et comporte en sous titre “extraite et colligée des centuries et autres commentaires de M. Michel de Nostredame”. Signalons que le poète Jean Dorat est réputé2 être l’auteur d’un commentaire des Centuries, jamais retrouvé.

   C’est le cas dans les dernières phrases de la Préface à César : “comme plus à plain j’ay rédigé par escript aux miennes autres prophéties qui sont composées tout au long (...) comme nous avons noté par les autres parlant plus clairement etc.”

   Il en est ainsi de l’interpolation que nous suspectons dans les Significations de l’Eclipse : “comme plus amplement est déclaré à l’interprétation de la seconde centurie de mes Prophéties”. On notera la similitude de forme “comme plus à plain“ et ”comme plus amplement.”

   Cela dit, ce passage peut être compris à deux niveaux : d’une part, certes, il annonce une interprétation des centuries, de l’autre, il signale au moins qu’il existe une “seconde centurie”, qu’elle ait ou non fait l’objet d’une quelconque glose.

   Autrement dit, si l’on renonce à contester l’authenticité des Significations, c’est-à-dire sinon à mettre en cause la paternité de Nostradamus sur celles-ci du moins à remettre en cause la date de parution, alors nous pourrions admettre qu’en 1558 au plus tard - terminus ad quem - seraient parues des centuries attribuées à Nostradamus. Ce qui recouperait assez bien l’existence d’une édition des centuries en 1557, chez Antoine du Rosne.

   On ne peut non plus exclure qu’une contrefaçon ait utilisé des éléments authentiques et que, si tant est qu’il s’agisse d’un faux, Nostradamus aurait en effet mentionné, dans le texte, une centurie :

   “Les Roys (…) devraient aviser que cecy (...) menasse quelque cas que tel autre & beaucoup plus sinistre & calamiteux adviendra l’an 1605 que combien que le terme soit fort long, ce nonobstant les effectz de cestuy ne seront guères dissemblables à celuy d’icelle année comme plus amplement est déclaré à l’interprétation de la seconde centurie de mes Prophéties”.3

   Si l’on examine le paragraphe visé, on remarque que l’auteur fournit une date en précisant “combien que le terme soit fort long”, c’est-à-dire “en dépit du long terme”, 1605, ce n’est jamais qu’une quarantaine d’années plus tard. On peut réellement se demander si initialement la date n’était pas sensiblement plus éloignée que 1605. On pense notamment au XVIIIe siècle. Voilà qui nous confirmerait dans l’idée de retouches ponctuelles qui ne portent pas atteinte au corps du texte. Il serait dès lors concevable que Nostradamus ait effectivement référé à sa seconde centurie, voire à quelque interprétation qu’il aurait eu l’intention de faire connaître et qui n’aurait point été retrouvée, si tant est qu’elle fut rédigée.

   D’autres observations sont à mentionner à propos de ces Significations : on remarque au fol. A7 l’emploi d’abréviations inhabituelles chez Michel de Nostredame : “Et aussi H.T.H.N.S. & par moyen d’héréditer (sic) s’ensuivra telles merveilleuses adventures”. En revanche, Chavigny est coutumier du fait dans ses Pléiades (1603).

   Comme pour l’Epître à Henri II, il apparaît assez clairement que nous avons affaire probablement à des interpolations au sein d’un texte ayant existé, en fait une lettre dédiée à Jacobo Marra, vice-légat d’Avignon, mais dont nous ne semblons plus avoir trace, sous une autre forme et avec un contenu quelque peu distinct, et qui se trouverait lié à la polémique de l’astrologue avec certains de ses adversaires.

   Ainsi, il nous apparaît qu’il y a un bon usage des contrefaçons : une fois les retouches les plus flagrantes détectées, l’on se doit de considérer le texte comme comportant une part d’authenticité : date de publication, adresse du libraire, expressions remaniées que l’on peut tenter de restituer, etc. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Les deux fausses épîtres en date de 1558

   Si dans l’épître au vice-légat, il est question de 1605 (fol B ii), dans l’épître centurique à Henri II, dont rien ne prouve qu’elle fut publiée au moins durant dix ans, et qui peut n’avoir été rédigée que bien après la date qui figure à la fin de l’épître, il s’agit de 1606, deux dates qui selon nous n’étaient pas significatives dans le système de Nostradamus qui visait plutôt le début du siècle suivant.

   En revanche, dans le système léovitien, 1606 est la dernière année étudiée ; elle est considérée comme dangereuse non pas en raison d’une grande conjonction mais du fait des effets d’une éclipse : “En cest an commenceront les effects de l’horrible éclipse de Soleil qui l’an précédent aura esté veue. C’est chose toute certaine que plusieurs siècles auparavant n’en a esté une plus grande”. On trouve dans l’Epître au Roi une série de positions planétaires en signes zodiacaux qui correspond à l’Ephemeridum de Leovitius mais nous avons été amenés à mettre en cause très fortement l’authenticité de la version de cette Epître. La seconde Epître à Henri II est datée du 27 juin 1558 - date qui ne saurait évidemment être celle qui introduisait les Présages Merveilleux pour 1557, tandis que les Significations sont datées du 14 août 1558, soit à quelques semaines d’intervalle : “Saturne en Capricorne, Jupiter en Aquarius, Mars en Scorpio, Vénus en Pisces, Mercure dans un mois en Capricorne, Aquarius et Pisces, la Lune en Aquarius, la teste du Dragon en Libra; la queue à son signe opposite suyvant une conjonction de Jupiter à Mercure, avec un quadrin aspect de Mars à Mercure…” (Epître à Henri II) Il s’agit d’une configuration annoncée pour 1606, date qui figure dans la version centurique : “mesmes de l’année 1585 et de l’année 1606”. Le style de l’Epitre nous semble inspiré du texte léovitien comme en témoigne la formule “commençans icelle année” pour désigner une échéance lointaine : pour 1606, précisément, nous trouvons dans le recueil léovitien “En cest an commenceront etc.”

   Il semble, en tout cas, que Michel de Nostredame ne se soit intéressé aux Années Quatre-Vingt du XVIe siècle, s’il l’a jamais fait, que sur la fin de sa vie et c’est d’ailleurs alors, dans les années soixante, que l’échéance régiomontanienne de 1588 commencera à connaître un certain écho. Mais le texte italien que nous avons retrouvé à la Valiceliana de Rome est antérieur à un tel intérêt.

   Il faudra donc attendre l’Almanach pour 1565 - qui ne doit probablement pas être attribué à Michel de Nostredame - paru à Lyon chez Benoist Odo (Bibliothèque Pérouse), pour lire une formule de ce type : “le proche definement du monde l’an 1585 & cent fois pire l’an 1588”, mais cette fois, il n’est pas fait allusion au début du XVIIe siècle puisque précisément, comme le notait Jean Bodin, quel intérêt y avait il à s’intéresser à 1605 si la fin du monde devait se produire en 1588 ? Il y a là une contradiction qui relève d’un syncrétisme entre approche cyclique et spéculations eschatologiques.

   Il semble en revanche tout à fait improbable qu’une telle année ait pu figurer dans un texte de Michel de Nostredame à la fin des années cinquante et notamment dans une Epître à Henri II en tête d’un groupe de Centuries comme c’est le cas dans les versions que l’on nous présente.

   Denis Crouzet a raison4 d’admettre le principe d’un changement d’inspiration au sein du discours nostradamique qui au demeurant trahit parfois l’émergence d’un autre auteur sous le même nom. Une certaine évolution dans l’imaginaire de l’astrologue s’y fait sentir, reflet du cheminement d’une pensée qui s’est enfermée dans un rhétorique catastrophiste.

   L’auteur des Significations s’est certes contenté de reproduire des éléments déjà parus par ailleurs, notamment chez Leovitius, mais Nostradamus était bien capable d’un tel procédé ; il en aurait profité pour annoncer la rédaction de commentaires des centuries, dont la seule trace que nous ayons est celle proposée par Chavigny qui publie en 1594 la Première face du Janus Gallicus dont il dit qu’elle est “extraite et colligée des centuries et autres commentaires de M. Michel de Nostredame”. Curieusement, si Nostradamus semble n’avoir laissé en vérité la moindre trace d’un commentaire de ses centuries, en revanche, au niveau annuel, il apparaît qu’il n’a cessé d’accumuler et de croiser les lectures et gloses autour des positions astrales : almanach, pronostication, présages. Ces Significations pour l’éclipse de 1559 sont au demeurant uniques en leur genre, nous n’en connaissons pas d’équivalent, à notre connaissance, dans toute l’oeuvre de Nostradamus.

   Nostradamus - si c’est lui - explique, au début de son épître au vice-légat, qu’après avoir terminé “Almanach et pronostiques” de l’an 1559, il s’est aperçu “quelques jours après”, “par plus profonde calculation” de “calamiteuses adventures” concernant les Jovialistes “ou V. S. en est un des chefz”. Les expressions “jovialistes”, “martialistes” sont typiquement léovitiennes.5 Dans une lettre datée du 7 Juin 1879, année cruciale pour le système trithémien, avec le passage de Saturne en Bélier, l’Abbé Henri Torné, un des maîtres des études nostradamiennes au XIXe siècle, écrit à Raoul de Tricqueville, qu’il voit dans les Significations de l’Eclipse “la reproduction mot pour mot de tout ce que l’astrologue Léovice venait de publier sur cette éclipse”.

   Dans le débat autour des Significations de l’éclipse de septembre 1559, l’apport de la traduction anglaise de la Pronostication pour 1559, conservée à la British Library, va se révéler des plus précieux et nous semble confondre les faussaires.

   Nous avons signalé que l’Epître à Iacobo Marra du 14 août et celle du canon à Henri II du 27 juin, sont l’une et l’autre datées de la seconde moitié de l’été 1558, soit un an avant la mort d’Henri II, blessé le 30 juin et décédé le 10 juillet.

   Dans les deux cas, l’on peut se demander si la raison d’être de ces deux contrefaçons n’a pas été après coup d’annoncer la mort inopinée du roi. Il serait tout de même troublant, reconnaissons-le, que Nostradamus ait rédigé des Significations pour les années 1559 et 1560 qui furent si déterminantes pour le gouvernement de la France, sans en pressentir les graves échéances. On comprendrait dès lors pourquoi Nostradamus, ou plutôt celui qui se présente sous son nom, reconnaît qu’après avoir publié almanach et pronostication, il s’est rendu compte, avec quelque retard, qu’il avait encore certains points à préciser. Il y aurait donc fort à suspecter une tentative pour pallier une certaine carence à prévoir. Mais Henripolis, en tête de l’almanach pour 1559 - ce qui est attesté par le RPP, Livre IV, p. 96 - ne serait-il pas le nouveau nom que le prophète se propose de donner à Calais, reprise, avec Guines, par François de Guise à l’Angleterre de Marie Tudor le 6 janvier 1558. L’almanach anglais correspond exactement avec la version du Janus Gallicus.

To erect a sign of victory, the city Henripolis.
Dresser trophée, cité d’Henripolis
(Sur la dite année)

   En fait, comme on peut le lire, pour le mois de mai, dans l’édition anglaise de la Pronostication pour 1559 (BL, C5 r) le roi construira “a nevve citie in the North, called Henripolis”, il s’agirait d’une ville nouvelle qu’Henri II fondera dans le nord de la France. A ce propos, on notera que la Pronostication constitue bel et bien ici un commentaire du Quatrain de l’almanach, alors qu’on ne trouve pas d’équivalent pour l’interprétation des quatrains des Centuries.

   Ne conviendrait-il pas, au demeurant, de resituer les publications de 1558 - 1559 dans le cadre de la politique du royaume ? Marie Tudor meurt en 1558, date à laquelle le dauphin François épouse Marie Stuart, héritière du trône d’Ecosse et ayant des prétentions sur l’Angleterre. Est-ce que cet almanach ne relève pas de la propagande pro-française ? Ne pourrait-il être d’origine écossaise ?

   Voilà ce que Nostradamus écrit pour le mois de juin 1559 selon la traduction anglaise : “Fraunce to be greatly augmented, to triumphe, to magnifie ans specially his ovvne monarke”. Le traité de Cateau (ou Chasteau) Cambrésis, signé en avril, ne correspond guère à une telle augmentation territoriale ou politique et quant à son monarque, il sera mortellement blessé le 30 juin. Mais sur le coup, ce traité dut apparaître, lors de sa préparation, comme une divine surprise - on songe à une sorte d’Accords de Munich - avant que la France soit endeuillée. Dans le Janus François / Gallicus, qui se veut la tête de proue du prophétisme français, organisé année par année, il est encore mentionné en 1594 : “Paix universelle soubz le Roy Henry II de ce nom”, mentionnant le quatrain I, 92 :

   “Sous un la paix par tout sera clamée”

   Au demeurant, contrairement à ce qui est affirmé en tête des Significations, Nostradamus n’a nullement négligé l’éclipse de septembre, dans sa Pronostication6 et il inclut comme dans les Significations l’année 1560 dans son pronostic, probablement à la lecture de l’Eclipsium de Leovitius. En réalité, il nous semble que les Significations ne font que reprendre le texte de septembre en y introduisant quelques changements de circonstance.

   Le texte de la pronostication pour 1559 était en effet déjà assez développé au regard de l’éclipse :

“The prediction of september. In this moneth shall be comprised almost all the apparences of the whole yeare bycause that the Eclipse shall be in it etc (…) It is most evident that this Eclipse whiche is in this moneth pronounceth and telleth some great mutation, insurrection, sedition, rebellion, and conspiratie against the bishops and priestes.”

   Ce seraient en fait, selon la Pronostication pour 1559, les évêques et les prêtres qui auraient été menacés par cette éclipse. Et de conclure à propos de septembre : “Mars est et sera favorable à toute la France, présage une grande prospérité au monarque en raison de l’éclipse équinoxiale.” (Trad. de l’anglais)

   Que dire en effet de ce qu’écrivait Nostradamus pour le mois de novembre 1559 ? “The great monarke of Fraunce shall not be farre from the surname of the title of the Empire & saluted of ten times by his subiectes, Caesar victor Imperator”. Outre le fait qu’Henri II mourra au début d’août 1559, il est tout de même remarquable qu’un tel texte ait pu être publié en Angleterre et de fait il est imprimé à Anvers - ville ennemie - et on ne sait de quelle façon il pouvait circuler outre Manche, sous le règne d’une Elisabeth, qui, à vrai dire, venait juste d’accéder au trône, succédant à sa soeur Marie Tudor.

Les effets d’Antarès

   La pronostication anglaise ne fait pas référence à l’étoile Antarès comme si en fait Nostradamus n’avait pas lu Leovitius, dans l’oeuvre duquel cette étoile figure en bonne place tout comme dans les Significations :

   “Or, il faut entendre que voyant Mars principal dominateur de l’eclipse occupant la 8. maison non esloignée d’Antare qui est une étoile fixe de la seconde grandeur la plupart de la nature sienne est martiale du tout, qui vient à menasser (…) la mort violente & subite ioint avec morts publiques de quelques uns.”

   La conjonction de l’étoile fixe Antarès, “coeur du scorpion”, avec une planète comme Mars est traditionnellement l’annonce de danger à l’oeil. Or, Henri eut l’oeil crevé par la lance de Montgomery. Nous pensons que le choix du texte de Leovitius s’éclaire : repérant après coup la présence d’Antarès dans le thème de l’éclipse du 16 septembre 1559 qui fait de peu suite à la mort du roi, il a probablement semblé qu’il fallait pour le moins que Nostradamus ait noté cette menace, connue de tout astrologue. L’emprunt n’était donc pas innocent, il signifiait également que l’événement avait été annoncé au moins dans l’Eclipsium de Leovitius.

   Et l’auteur par ailleurs d’annoncer bien des changements parmi ceux qui se croyaient installés au pouvoir : “ceux qui se penseront estre les plus seurs ce seront ceux qui seront constituez en plus extrême périclitation”. On songe à l’arrivée des Guise aux côtés du jeune couple royal et à la disgrâce de certains favoris. Il est même possible que l’on ait voulu annoncer, pour faire bonne mesure, dans les Significations, le début du règne de François II, “homme vir non vir & du tout efemine (sic) ”, du tout signifiant ici tout à fait.

   Il n’en reste pas moins que l’on ignore à quelle date furent publiées ces Significations. En 1559 - 1560 ou bien plus tard ? Par des nostradamistes peu scrupuleux ou bien par Nostradamus lui-même, après coup ? On fera en tout cas remarquer une certaine similitude avec le titre de l’Almanach pour l’an 1567 (...) avec ses amples significations, ensemble les explications de l’Eclypse merveilleux & du tout formidable qui sera le IX d’avril proche de l’heure de midy, Lyon, Benoist Odo. Le terme “signification” est semble-t-il synonyme de “présages”, si l’on compare avec certains almanachs des années précédentes. En ce qui concerne l’Almanach pour 1565, on trouve “significations & présages” alors qu’au titre de l’Almanach pour 1566, la formule est “significations et explications.”

   C’est, à en croire une lettre manuscrite de Torné-Chavigny envoyée à Raoul de Triqueville, publiée en fac-simile, avec la réimpression des Significations de l’Eclipse de 1559 dans l’Almanach pour 1880 (Ce que sera !) qu’aurait du paraître la réimpression des Significations accompagnée de la dite lettre de Torné. Triqueville aurait communiqué à Torné, entre autres, le dit livret “reproduction mot pour mot de tout ce que l’astrologue Léovice venait de publier sur cette éclipse (ce qui) dénote que le vrai but de l’auteur était de réduire à néant l’astrologie le jour où son plagiat serait découvert.”

   Contrairement à ce qu’affirmait Torné dans sa Lettre à Raoul de Triqueville, les Significations de l’Eclipse pas plus que la lettre ne parurent dans l’Almanach pour 1880, bien que figure le nom de l’oeuvre au Sommaire. En effet, dans la présentation de son prochain ouvrage La Science en défaut, Torné note :

   “La science prend pour un astrologue Nostradamus qui dans les Significations de l’Eclipse a copié servilement l’astrologue Léovice - ce qu’aucun savant n’a encore soupçonné - uniquement pour montrer que l’astrologie, à qui il oppose dans le même ouvrage ses véritables prophéties ne peut révéler l’avenir avec précision et certitude.”

   Il semble donc que Torné-Chavigny ait préféré traiter le sujet dans un des huit chapitres de ce nouvel ouvrage qui semble n’être jamais paru. Par ailleurs, dans le même Almanach pour 1880, Torné fait en effet une très brève allusion à l’oeuvre (p. 122) dans une Lettre à Gourdon. Torné rappelle que, selon lui, Nostradamus serait l’auteur du dessin en tête de cet ouvrage. Cette gravure est reproduite avec un commentaire la reliant aux deux premiers quatrains de la première Centurie dans le même Almanach pour 1880 à la page 158.

   Mais Torné n’alla pas jusqu’au bout de la piste Leovitius, en raison peut être de ses convictions anti-astrologiques.

   Comment l’auteur des Significations procéda-t-il ? Leovitius, en sus des Tables, rédigea dans une seconde partie des Praedictiones astrologicae pour étudier les effets de chaque éclipse. C’est le chapitre intitulé Praedictio astrologica ad annum domini 1559 & 1560 qu’il traduit sans citer ses sources :

   “Cum autem eclipsis Lunae in gradu 2 Arietis fiat, quae quartae & quintae domui praest, seditiones vulgi erga reginam quamdam suscitat item conspirationem nonnullarum civitatum interse denunciat quae per vigilantiam aut largitiones praefectorum dissolvetur. Ex quo postmodum graves mulctae ingruent. Deinde cum eclipsis circa principium prime domus contingat, annonae caritatem ac famem portendit. Tertio cum Mars dispositor eclipsis octavam domum occupet, non procul ab Antare constitutus stella fica ut plurimum nature suae accommoda, magnitudinis secundae...”

   devient :

   “Et pour ce que l’éclipse est en partie entre Pisces & du deuxième degré d’Aries qu’il est préféré & va devant le quatrième & cinquième domicile du ciel, elle menace de quelques grandes & fort étranges séditions, conspirations, conjurations, contrariétés secrètes & manifestes querelles, mesmes (surtout) à l’encontre de quelque Reine ou homme vir non vir & du tout efféminé avec la surprise de quelques autres Grands desquels la particularisation ici ne peut avoir lieu (...) Et après pour ce que la dite éclipse sera environ le commencement de la première maison céleste, elle vient à présager en mauvaise partie (…) Or il faut entendre que voyant Mars principal dominateur de l’éclipse occupant la 8eme maison non éloignée d’Antarès qui est une étoile fixe de la seconde grandeur la plupart de la nature sienne est martiale du tout.”

   En tout état de cause, la brièveté du texte de Leovitius - une page environ - n’aurait pas suffi à constituer ces Significations lesquelles, au niveau technique, s’apparentent à des Présages.

   Nostradamus ne sera pas le seul à s’inspirer de Leovitius, qui, rappelons-le, fut un des responsables de la mobilisation des esprits pour 1588.

   En 1565, paraissent des Prédictions des choses plus mémorables qui sont à advenir depuis l’an MDLXIII jusqu’à l’an 1607 prises des éclipses et grosses Ephémérides de C. Leovitie et des Prédictions de Samuel Siderocrate. Les éditions de ce genre sont nombreuses, certaines sont des traductions, d’autres n’utilisent ce titre que comme prétexte pour placer un système fondé sur des cycles planétaires de type perpétuel.7 En fait, il s’agit pour les premières éditions de traductions françaises d’abrégés parus en Allemagne et non de compilations réalisées en France.

   L’avantage de ces sommes prédictives proposées par Leovitius dans les années cinquante est de proposer des calculs astronomiques de qualité. Il reste qu’une autre astrologie considère qu’un tel effort n’est pas nécessaire et que l’on peut fort bien se contenter de répéter des textes séculaires selon un cycle de 28 ans, idée qui s’imposera pleinement et submergera les formules plus sophistiquées, à partir du XVIIIe siècle.

L’Almanach anglais pour 1564

   La Bibliothèque d’Urbana possède une édition anglaise de l’Almanach pour 1564, que pendant longtemps l’on ne connut que par le Janus Gallicus, et désormais par le RPP. Or, les quatrains anglais ne correspondent absolument pas à ce qui figure dans les Présages. A priori, il n’y a pas de raison de soupçonner Chavigny d’avoir présenté d’autres quatrains que ceux des almanachs. La première hypothèse qui vient à l’esprit est celle d’un faux almanach dont les quatrains auraient été composés par un auteur local. Nous essaierons de montrer que ce ne fut pas le cas, mais dans ce cas, une autre question se pose : d’où viennent ces quatrains s’ils sont bien d’origine française, et s’ils sont d’une veine nostradamienne, sont-ils d’un imitateur français en cette période - 1563 - où les faux tendent-ils alors à se multiplier ? Il est en tout cas remarquable que les bibliographes des années 1980, de Ruzo à Benazra en passant par Chomarat, n’aient pas étudié ces quatrains anglais. Désormais, nous disposons, avec le RPP (Livre IX), d’une reproduction manuscrite de l’Almanach pour 1564. Or, le texte est largement identique mais la question n’est pas réglée définitivement, étant donné que les deux sources françaises sont très proches. De toute façon, nous disposons avec l’almanach anglais du calque d’un almanach français, probablement nostradamique, paru avant 1564. Rappelons que l’année précédente, était paru (Paris, Barbe Regnault) un faux almanach pour l’an 1563.8

   L’étude des rimes montre, nous apparaît-il, que l’on a bien affaire à une traduction du français :

   - Février 1564 : frendes (anglais moderne : friends) ne rime pas avec enemies mais en français amis rime avec ennemis.

   - Avril 1564 : adversaries ne rime pas vraiment avec affayres mais adversaires, en français, rime avec affaires.

   - Juillet 1564 : le pluriel Infidels ne rime avec le singulier cruel alors que cela se pratique en français où l’on ne marque pas la finale. On trouve des exemples dans un quatrain de Nostradamus, d’octobre 1564 : le pluriel faces hideuses rime avec le singulier la piteuse.

   - Décembre 1564 : Mercury ne rime pas avec care mais Mercure rime avec cure. On notera dans le même quatrain de ce mois : mercurialistes rimant avec jovialistes, le français ayant été conservé tel quel.

   Prenons le cas d’un autre almanach traduit en anglais, An almanack for the yere MDLXII made by maister Michael Nostrodamus (sic) Doctour of phisike, of Salon of Craux in Provance. (FSL). Comme le note Chomarat (1989, p. 38) : cette publication “a la particularité de contenir les présages de l’almanach pour 1555 et non ceux annoncés dans le titre pour 1562”. Ainsi, les éditeurs anglais disposaient-ils de collections déjà anciennes, remontant six à sept ans plus tôt dans le cas considéré.

   Ne serait-il pas envisageable, dès lors, que cette série de quatrains de l’Almanach pour 1564 correspondît avec l’année pour laquelle nous n’avons pas de trace, pas même chez Chavigny, à savoir l556 ? Une autre éventualité concernerait un almanach antérieur à 1555 - mais y en a-t-il eu ? - puisque nous n’avons pas non plus trace des quatrains d’almanachs plus anciens.

   Il y est fortement question des Turcs et des Infidèles dans ces quatrains.

   - Juillet : “Peace and Unity between the Infidels”

   - Septembre : “Towards the Turks, it will be easy to fight”

   - Octobre : “Turky in trouble”

   Or, à la fin de juillet 1551, la flotte turque menaçait les Etats de l’Eglise. Le pape Jules III jetait l’anathème sur Henri II, allié, comme son père, avec le Sultan, Soliman le Magnifique. Ne pourrait-on envisager que le thème turc ait pu marquer un éventuel almanach pour 1552 ?

   On ignore pour quelle raison les éditeurs anglais préférèrent renoncer aux quatrains parus pour 1564 - comme ils le firent en ce qui concerne 1562 - mais il est concevable que les quatrains pour l’an 1556 aient mieux correspondu à certains enjeux de l’an 1563, date de leur mise en place. En tout cas, il ne s’agit là que de la substitution des quatrains car les données astronomiques, avons-nous pu aisément vérifier, sont bien celles de 1564. On voit en tout cas que l’idée d’appliquer les quatrains des almanachs à des dates plus tardives que celles de leur destination première n’a pas pris naissance avec Chavigny.

B - L’apport des éditions italiennes

   Nous étudierons notamment le cas des éditions pour 1563 et 1564.

Les éditions adressées au pape Pie IV

   Tout comme il existe des Epîtres à Henri II, dont la seconde fut très certainement conçue à partir de la première, il y a également un problème concernant un grand contemporain de Michel de Nostredame, le Pape Pie IV. On connaît deux versions de la première “lettre” au pape, l’une, imprimée, datée du 17 mars 1561, l’autre, restée manuscrite à l’époque, du 20 avril de la même année. Curieusement, c’est la première qui sera publiée et non la seconde, plus développée mais largement identique. On en connaît le manuscrit notamment grâce à Douchet qui, en 1906, dans le cadre de ses rééditions d’almanachs de Nostradamus publia celui-ci.

   Comparons le passage consacré à l’échéance de 1570 :

   Préface manuscrite :

“Comme aussi par le sommaire que j’ay calculé en la préface suivante iusques à l’année 1570. là environ.”

   Préface imprimée :

“Comme par le sommaire que j’ay calculé dans la présente préface manifestant iusques à l’an 1570.”

   Et de fait l’épître est précédée d’un “Présage sommaire de l’année” qui constituerait, en quelque sorte, le premier volet de la Préface.

   Tout se passe en fait, à lire le texte manuscrit, comme si l’épître manuscrite avait été envoyée au pape telle quelle avant d’être inclue dans un ensemble plus vaste. Nous pensons que le déroulement a pu être le suivant : l’épître d’avril a certes été rédigée après celle de mars mais envoyée voire diffusée avant, puisque les contingences de la publication d’almanachs concentrent leur vente sur le dernier trimestre de l’année “romaine”.

   Nous avons par ailleurs retrouvé une édition italienne signalée dans le Catalogue de la Succession de l’Abbé Rigaux. Cet imprimé se trouve à la Bibliotheca Valicelliana de Rome. Jusque là, on ne connaissait que des éditions tardives de cette Epître au Pape lesquelles ne débutaient qu’en 1565, alors que dans cette édition il s’agit d’un texte qui se présente comme ayant été rédigé fin 1562 (le 18 décembre).

   En réalité, il ne s’agit ni plus ni moins que de la traduction italienne de l’Epître au Pape figurant en tête de l’Almanach pour 1562 et datée du 17 mars 1561 : Les Prédictions de l’almanach de l’année 1562 (...) consacrez à nostre Sainct Père le Pape Pie quatriesme de ce nom. Or, que lit-on dans cette épître : “Soubz votre sainteté toute la chrétienté dépend que plus à plain pourra veoir par le contenu d’un chascun moys, comme par le sommaire que j’ay calculé dans la présente préface manifestant jusques à l’an 1570 là environ que au commencement de ma calculation j’ay communiqué à la Sérénissime majesté de la Royne régente de France.” Chavigny, dans le Recueil des Présages Prosaïques, commentera ainsi, en marge, le passage : “Et je crois que l’auteur escrivant ceci, il ne terminoit pas nos maux à l’an 1570, en sa tacite pensée mais les estendoit plus avant mais il escrit ainsi pour estonner le monde et le rendre plus enclin à retourner à Dieu.” (p. 282 du Recueil des Présages Prosaïques)

   En fait, à partir de cette Epître française dédiée au Pape de Mars 1561, l’on passera à une Epître italienne datée de Décembre 1562 puis à des Epîtres non datées dans les éditions ultérieures. lesquelles seront de plus sensiblement remaniées puis adressées au Duc d’Orléans et non plus au Pape.

   La première traduction italienne de l’Epître est relativement fidèle, mais la fin en est sautée et la date du 18 Décembre 1562 se trouve tout à la fin de la pronostication avec la formule Per il vostro humiliss. obedientiss. servitore osservatore di V. Santita Michele Nostradamo, sur le modèle du texte français. C’est donc tout le pronostic qui aurait été interpolé dans l’Epître. Par la suite, pour les éditions commençant en 1565, les libertés avec l’Epître seront encore bien plus grandes.

   Il est clair, du moins selon notre méthodologie, qu’un tel pronostic n’est pas compatible avec celui qui aurait prétendument été publié en 1558, soit antérieurement dans la seconde Epître à Henri II. On imagine mal Nostradamus s’intéresser, comme c’est le cas dans la “seconde” Epître à Henri II à la période 1584 - 1605 quand il s’adresse au Roi et à la période des années Soixante-dix quand il s’adresse au Pape plusieurs années plus tard. Certes, l’importance des années Quatre-vingt pour les contemporains de Nostradamus apparaît rétrospectivement comme déterminante - nous en traitons à propos de la prophétie régiomontanienne - mais ce qui nous importe, c’est que ces années-là ne constituent pas pour Michel de Nostredame une échéance significative ou qu’il a préféré, pour diverses raisons, travailler des échéances plus brèves. Dans le système prophétique de celui ci, il ne nous semble guère concevable - même à en faire, comme P. Brind’amour un personnage assez fantasque - qu’il puisse écrire au Pape de prendre garde à l’an 1570 et qu’il ne parle au Roi, à la même époque que d’une échéance autre et ne lui touche mot de cette date de 1570. On pense à la remarque de Bodin Jean à propos précisément de Leovitius annonçant la fin du monde pour les années Quatre-Vingt, mais publiant des Ephémérides jusqu’au début du siècle suivant. Affirmer avec Brind’amour (1993) que précisément ces textes italiens sont des faux qui ne correspondent pas à la pensée de Michel de Nostredame et leur préférer en revanche des textes qui ne peuvent guère lui être attribués pour les mêmes raisons, voilà qui montre la difficulté insigne qu’il y a à évoluer dans un monde où le faux et le vrai s’entremêlent. Nous pensons que Michel de Nostredame, comme il l’a fait pour les Voyages de plusieurs endroits de Charles Estienne Charles, s’est servi de certains documents astronomiques sans nécessairement leur accorder d’autre importance que celle d’un ornement ou d’un support divinatoire.

   Le texte en question connaîtra de nombreuses éditions italiennes à l’exemple de ces Presagi et Pronostici di M. Michele Nostradamo quale principando l’Anno 1565 diligentemente discorrendo di Anno in Anno fino al 1570, Gênes, 1564. Mais il convient de préciser que paraissaient à Avignon - territoire pontifical - des textes en langue italienne comme en témoigne encore en 1820, au lendemain du rattachement à la France du Comtat Venaissin, cette Clef d’Or, parue à Avignon chez A. Joly, attribuée à une certain Albumasar de Carpenteri (italianisation de Carpentras) et traduite de l’italien.

   On trouve également de Francesco Barozzi le Pronostico Universale (…) qual comincia dal principio dell’anno 1565 & finisce al principio dell’anno 1570, raccolto dalli Presagi del Divino Michiel Nostradamo.9 Il s’agit là d’une compilation utilisant entre autres les traductions italiennes précédentes.

   Les éditions suivantes de cette Epître à Pie IV ne comportent plus sa date de rédaction dans le souci de laisser entendre que le texte est plus récent, peut être parce que ce qui avait été annoncé pour 1563 ne s’était pas réalisé et qu’il convenait donc d’en reporter l’échéance.

   Il faut en effet avoir accès aux versions italiennes pour comprendre quelles sont les échéances du prophétisme de Michel de Nostredame pour le seizième siècle. La BNF a conservé deux de ces textes10 : “fina al 1570”.11

Mi. de Nostradamus et les Annotationi de Francesco Barozzi

   Ce Pronostico fit l’objet non seulement d’une traduction mais d’un commentaire dans une nouvelle version des Présages de 1564 parue à Bologne en 1566 et, comme l’autre édition bolognaise, intitulée Pronostico, à la Librairie du “Mercurio” : Pronostico Universale di tutto il Mondo, il qual comincia dal principio dell’anno 1565 & finisce al principio dell’anno 1570 raccolto dalli Presagi del Divino Michiele Nostradamo & dalli Pronostici di molti altri Eccellentissimi Autori & con brevi annotationi illustrato.

   Barozzi expose son programme dans une Epître adressée aux notables bolonais, datée du 20 janvier 1566 : il a corrigé les “presagi” mal traduits et mal imprimés et les a amplifiés à l’aide des pronostics d’auteurs éminents. Ses annotations viseront notamment à expliciter, dit-il, tous les termes difficiles de l’Astrologie dont se sert Nostradamus.

   Cette fois, l’Epître à Pie IV, décédé, a été découpée en chapitres (couvrant les années 1565 à 1570), séparés par des Annotations et aucun nom de dédicataire n’apparaît plus.

   Qui est ce Francesco Barozzi (en latin Barocius) ? C’est un Vénitien qui dès 1560 publie, vers vingt ans, à Padoue, un Commentariorum ad universam mathematicam disciplinam (de Proclus) qui n’est pas sans rapport à l’Astrologie. Il sera plus tard notamment l’auteur d’une Cosmographia, dont nous connaissons les deux éditions (1585 et 1598) conservées à la B.N.F.12 et qui accorde une large place à l’Astrologie.

   Le principal passage des Annotationi consacré explicitement à Mi. de Nostradamus traite précisément du Pape qui vient de mourir. On compare donc l’astrologue français à un autre astrologue, Gian Battista Carelli, auteur d’Ephémérides qui vont de 1564 à 1575, parues à Venise chez Vincento Vulgarisi13, chapitre III, Des graves événements de l’an 1566 :

   “Pour cette année, Nostradamus (il Nostradamo) fait référence à la mort d’une Dame (Matrona) et Carelli (il Carello) prévoit celle-ci pour 1569, année pour laquelle (comme on le verra plus loin) Nostradamus annonce la captivité ou la mort de quelque grand Prince ou Pape, alors que Carelli annonce ces événements pour 1566. Dès lors à l’époque des deux morts en question, nous avons deux auteurs qui ne sont pas du même avis et il convenait de le signaler.”

   Et Barozzi poursuit au chapitre VI, Sommaria narratione di tutto quello accarrera li due anni 1568 & 1569 :

   “De cette différence d’avis, je ne veux tirer de jugement, étant donnée l’excellence de ces deux auteurs dans cette profession, mais l’expérience déterminera lequel des deux aura été le plus véridique.”

   Barozzi compare ainsi judicieusement les Pronostici de Nostradamus et les Ephémérides annuelles de Carelli. Ce dernier, pour 1566, avait écrit Princeps maximus morietur alors que Nostradamus avait ainsi terminé son Epître à Pie IV en évoquant la mort d’un “grandissimo costituito in la dignita della Hierarchia Ecclesiastica”, pour 1569. Nostradamus pouvait-il faire allusion au décès de son dédicataire ?

   Barozzi écrit au début de 1566 et ne peut donc encore apprécier la valeur respective des prévisions de Nostradamus et de Carelli du moins pour 1566 et 1569. Il sait toutefois que Pie IV est mort. Les spéculations concernent donc le successeur de ce Pape, qui prendra le nom de Pie V.

   Il apparaît cependant que Barozzi aurait pris quelque liberté par rapport au texte de Nostradamus dont il déclare d’ailleurs qu’il a dû le rétablir, en raison d’erreurs qui s’y étaient glissées :

   “tal detrimento accompagnera & sara compresa qualche gran matrona (che non passeranno quelli anni 1566 & 1567 che ogni cosa cosi accadera & ancora piu di tal sorte), che il potere la forza la liberta sara levata a coloro che per avanti havevano ogni possanza.”

   On a mis entre parenthèses le passage sauté par Barozzi qui montre que Nostradamus ne faisait pas référence à la seule année 1566, mais aussi à l’année suivante. De la même façon, la référence à la mort d’un Prince de l’Eglise en 1569 n’est pas non plus clairement formulée dans l’Epître de Nostradamus. Il semblerait plutôt qu’il traite in fine de l’année 1570.

   Francesco Barozzi aurait quelque peu aménagé le texte de Nostradamus pour que son parallèle avec Carelli apparaisse plus frappant. Pour Michel de Nostredame, celui des Centuries en tout cas, l’Italie est en passe de connaître les plus grands malheurs.

L’édition adressée à Charles IX

   Charles IX polarisera l’activité prophétique dans les années soixante-dix14, mais le processus avait déjà commencé dans la décennie précédente.

   Signalons le Pronostico et Lunario de M. Michele Nostradamo pour 1564, paru à Florence (Bib. Centrale de Florence) adressé à Charles IX, datée du 15 décembre, de Salon de Craux 1563. Ce pourrait être la traduction d’une édition perdue de la Pronostication pour 1564. Comme nous l’avons fait observer pour les éditions anglaises, l’on a parfois du mal à croire qu’un tel hommage au roi de France ait pu circuler de l’autre côté des Alpes. Il est à noter que Charles IX rencontrera Nostradamus à Salon, lors de son “voyage” qui commença le 13 mars 1564.

   L’Epître est suivie d’un quatrain de Jean de Chevigny - sur l’identité duquel nous reviendrons - comme c’était le cas pour l’Almanach pour 1563, paru à Avignon. Un autre quatrain latin en l’honneur de Nostradamus, du même Chevigny, figure in fine. Il est d’ailleurs assez remarquable qu’un texte qui vante de façon aussi dithyrambique les mérites de la France et de son souverain paraisse tel quel en Italie, au point que l’on puisse considérer un tel document comme relevant de la propagande.

   Dans cette pronostication, l’accent est une fois de plus mis sur l’horizon de 1570 et Michel de Nostredame ne dit encore mot de l’attente des années Quatre Vingt.

   L’Almanach pour 156515 qui s’adresse au Pape incidemment - mais non dans l’Epître - comporte, comme le Pronostico une Epître à Charles IX, cette fois datée du 14 avril 1564, soit dans un laps de temps de quatre mois seulement après la première du 15 décembre 1563. En Avril 1564, le roi est au début de son périple.

   En vérité, l’auteur - est-ce vraiment Nostradamus ? - signale bien qu’il ne s’agit pas de la première Epître : “m’a encores par cette foys donné la hardiesse de vous consacrer les présages de l’année 1565 ensemble l’almanach”. Si nous n’avions pas retrouvé la première Epître à Charles IX, nous comprendrions mal ce passage, mais il nous semble plus probable que Nostradamus ait dédié un texte plus anciennement au roi, dont l’avènement date de la fin de 1560, peut-être des Présages perdus. En fait, cette excuse devait déjà figurer dans l’Epître française de décembre 1563, et l’Epître qui ouvre l’Almanach pour 1565 est remaniée comme le sera celle vouée à Henri II, ce qui constitue une preuve de plus de ce que cet Almanach et ses quatrains ne doivent pas être attribués à Michel de Nostredame.

   Certes, nous ne disposons pas de l’original français de l’Epître d’origine, mais il suffit de traduire le texte italien pour que la comparaison avec l’épître de l’almanach pour 1565 soit concluante :

   - 15 décembre 1565 : “L’immensa bonta di V. M. dono particolare dato da Dio a i Re di Francia ma che nella sua faccia principalmente riluce.”

   - 14 avril 1564 : “La magnanimité qui donne une splendeur très luysante à vostre Magesté, Sire, qui reluit à tous ceux qui sont a l’entour.”

   ou encore :

   “E quello che gia e stato predetto à suoi padri troiani, certamente sara proprio à V. M.”

   “... que pour le temps advenir, vostre Magesté doit surpasser vos antiq. ancestres Troyens.”

   On notera que dans le texte français de l’Epître à Charles IX, il est fait allusion à l’arrière grand-père de Charles IX, Laurent le Magnifique. Or, on ne trouve pas ce passage dans l’édition italienne, ce qui peut sembler étrange dans un ouvrage italien paru justement à Florence, fief des Médicis. On peut supposer en tout cas qu’en cela, le texte français complète le texte italien et nous aide à reconstituer l’épître d’origine disparue.

   Au demeurant, cet almanach offre, on l’a vu plus haut, certains traits inhabituels qui contrastent avec la série des almanachs que nous connaissons de 1557 à 1566. Il comporte en outre des anomalies et des différences par rapport à la version donnée par les Présages.16

   Or voilà qu’enfin, pour cette année 1565, Michel de Nostredame, s’il en est l’auteur, se ferait l’écho d’une prophétie pour 1585 introduite d’ailleurs assez étrangement. Qu’on en juge : “Et cecy pour le quadrat de Jupiter à Mars & du Soleil à Saturne, qui résultera l’an 1567 à la 20 du moys de Mars par une maligne configuration de Saturne à Mars & le proche definement du monde l’an 1585 & cent fois pire l’an 1588 (…) A l’an 1584 à la sacro-sainte-eglise Romaine catholique viendra un des plus grands tresbuchements que advinst iamais depuis le siège de sainct Pierre.” On saisit mal, à vrai dire, comment l’on passe de 1567 à 1585 et comment il se fait que dans le même almanach, pour le mois d’Aoust, dédié au Pape, il n’est pas mentionné cette nouvelle ligne de mire ? Nous n’excluons pas, au demeurant, pour notre part une interpolation au goût du jour, par les soins du libraire, dans cet almanach d’un Michel de Nostredame finissant, qui allait s’éteindre en 1566.

Jacques Halbronn
Paris, le 15 mars 2003

Notes

1 Cf. notre étude in Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

2 Cf. les Bibliothèques de La Croix du Maine et de Du Verdier, dans les années 1580. Retour

3 Cf. Significations, fol. BII. Retour

4 Cf. Les guerriers de Dieu, Ed. Champvallon, 1990, p. 128. Retour

5 Cf. l’Eclipsium. Retour

6 Cf. the prediction of September. Retour

7 Cf. infra. Retour

8 Cf. BM Lille 13984. Retour

9 Cf. BNF et Mazarine. Retour

10 Cf. BNF, res V 1194 et 1195. Retour

11 Cf. Benazra, RCN, pp. 67 - 68. Retour

12 Cotes :V 20682 et V 31455. Retour

13 Cf. BNF, V 8311 et Maz. Retour

14 Cf. Halbronn, Livre II. Retour

15 Imprimé à Lyon chez Benoît Odo, Bib. Pérouse. Retour

16 Cf. infra. Retour



 

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