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ANALYSE

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Caractère et carrière posthumes des Centuries

par Jacques Halbronn

    Qu’est ce qui est de Michel de Nostredame dans les éditions des Centuries du milieu du XVIIe siècle ? On se demandera si le portrait qui orne les publications lyonnaises des années 1640 - 1660 a quoi que ce soit à voir avec celui dont on célèbre cette année le cinq centième anniversaire, mais on s’interrogera aussi et d’abord sur la pertinence qu’il y a de la part de ses biographes à lui attribuer des quatrains qui seraient parus de son vivant, dans les années 1555 - 1558, alors que le caractère posthume de la plupart des éditions des Prophéties est, nous semble-t-il, flagrant et ne se cache pas de l’être.

I - Les Centuries de feu Nostradamus

C’est, certes, une banalité que de dire que les Centuries ont une carrière qui dépasse largement celle de leur auteur présumé, Michel de Nostredame, mais la vraie question est de savoir si leur carrière n’aura pas été que posthume, c’est-à-dire si la parution des Centuries ne fut pas postérieure au décès du dit Michel de Nostredame, survenu en 1566.1

   L’édition de 15572 se présente comme posthume, alors que Michel de Nostredame a encore près de dix ans à vivre. Quand, en effet, au XVIe siècle, on parle de textes non encore imprimés, cela renvoie en règle générale à un auteur ou à un personnage disparus.

   C’est ainsi qu’en 1526, étaient parus Les faictz et dictz de feu de bonne mémoire Maistre Alain Chartier, en son vivant secrétaire du feu roy Charles septiesme du nom (...) Adiousté le débat du gras et du maigre que nauroit encores esté imprime etc., Paris, Galliot du Pré.3 Chartier vécut de 1385 à 1435, environ, il était donc mort depuis belle lurette en 1526 !

   C’est ainsi qu’en 1549, à Lyon, chez Jean de Tournes, donc huit ans avant la prétendue édition de 1557, à Lyon, chez Antoine du Rosne; étaient parues de Jean Lemaire des Belges (1473 - 1524), au demeurant grand amateur de prophéties4, Les Illustrations de Gaule et singularitez de Troye (...) avec la Couronne margaritique et plusieurs autres oeuvres de luy non iamais encores imprimees.5 Un auteur décédé depuis une trentaine d’années !

   Il est donc étonnant que l’on ne nous parle pas, au titre de l’édition de 1557, d’un Michel de Nostredame décédé, d’un “feu” Nostradamus dont certains écrits manuscrits auraient été retrouvés et imprimés, comme c’est le cas dans une édition tardive (1780) : Prophéties de Michel Nostradamus, dont il y en a trois cens qui n’ont jamais été imprimées, trouvées en une bibliothèque laissée par l’autheur etc.6 On sait que parfois des éditions tardives comportent des éléments fort anciens7, et nous avons la faiblesse de croire qu’une telle formule a pu figurer dans les toutes premières éditions des Centuries. Autrement dit, l’édition de 1557 traite Michel de Nostredame comme s’il était déjà mort par cette façon singulière de présenter son oeuvre et en même temps, on nous fournit des documents comme la Préface à César qui est datée de 1555, sans parler, on le verra, de l’Epître à Henri II, contemporaine de la parution. Tout cela devrait créer un certain malaise mais non, pas du tout !

Le volet perdu de l’édition 1557

La plupart des éditions des Centuries comportent deux volets, l’un introduit par la Préface à César, l’autre par l’Epître à Henri II. Les seules exceptions connues sont les éditions parues dans les années 1588 - 1590, lesquelles ne comportent que le premier volet, donc sans l’Epître à Henri II, ce qui tient vraisemblablement au caractère réformé du second volet.

   Il existe cependant un autre cas, plus délicat., celui des éditions portant référence en page de titre à l’année 1557 et au libraire Antoine du Rosne. Il s’agit de déterminer si ces éditions comportaient ou non dans leur conception un second volet qui n’aurait pas été conservé mais que l’on peut tenter de reconstituer.

   On a conservé deux éditions à 7 centuries avec Préface à César et dernière Centurie incomplète, à 40 quatrains, puis une autre à 42 quatrains. La bizarrerie d’une édition à 42 quatrains antérieure à celle à 40 quatrains ne se conçoit que parce qu’il s’agit d’éditions tardives et antidatées ; elle n’aurait pu se produire en 1557. Les éditions hollandaises du XVIIe siècle mentionnent une édition lyonnaise de 1558. Il semble que le choix de l’année 1557 / 1558, pour dater certaines éditions (notamment celles d’Antoine du Rosne dont traite Petey-Girard, dans son édition chez GF. Flammarion, Paris, 2003)8, soit lié à l’Epître à Henri II qui comporte ces deux années. Mais comment se fait-il dans ce cas que l’on ne connaisse pour cette année là qu’une édition à sept centuries sans le volet des centuries VIII - X et sans la dite Epître ? La seule explication qui nous vienne désormais à l’esprit est que cette édition de 1557 / 1558 comportait un second volet qui n’a pas été conservé mais que l’on retrouve dans l’édition de 1568. Pourquoi ce passage de 1558 à 1568 ? Il pourrait s’agir d’une erreur. Si 1558 avait été maintenu, M. Petey-Girard aurait alors intégré les Centuries VIII - X dans son édition. En tout état de cause, il nous semble éminemment probable que les faussaires aient souhaité laisser entendre que l’Epître à Henri II fut d’abord parue du vivant du roi auquel elle était adressée, celui-ci, rappelons-le, étant mort en 1559. C’est aussi pour cette raison que les Significations de l’éclipse furent datées de cette période9, ce qui permettait au demeurant de permettre à Michel de Nostredame de se présenter comme ayant annoncé la fin soudaine du souverain.

   Si l’on admet le principe selon lequel la date des Préfaces conditionne à un an près la date des éditions, nous aurons donc bien : une édition de 1555 / 1556 à trois / quatre centuries, avec préface à César, puis une édition de 1557 / 1558 à dix centuries, avec l’Epître à Henri II. On n’a conservé que des éditions datées de 1557 pour le premier volet mais il s’agit là d’éditions incomplètes. Le fait que les éditions datées de 1568 se présentent avec deux volets édités séparément et constituant deux ouvrages séparés confirme cette hypothèse de deux volets datés de 1557 / 1558.

   Cette analyse ne concerne pas la question des éditions parues avant 1572 mais des éditions datant des années 1580 - 1590. En ce qui concerne les éditions parues dans les années qui suivirent la mort de Michel de Nostredame, nous reprendrons brièvement la chronologie présentée dans notre étude sur “l’Epître à Henri II et les Saintes Ecritures”, à savoir que l’Epître à Henri II serait parue avant la Préface à César, que les Centuries VIII - X portèrent d’abord les numéros I - III. Cette édition fut suivie de peu par une édition introduite par une Préface à César et comportant d’abord trois centuries seulement.

   Bruno Petey-Girard a voulu être prudent, ce qui est tout à son honneur, mais en éliminant les Centuries VIII - X, il n’a fait que suivre les aléas de la conservation des textes. Le plus étrange est qu’il ait pris justement pris pour référence une édition datée de 1568 sans imaginer un instant qu’elle pouvait n’être que la reproduction des deux volets d’une édition à deux volets, datée de 1557 et dont un seul volet aurait été conservé.

   Si l’on examine les deux éditions Du Rosne10, on note que celle conservée à la Bibliothèque d’Utrecht est plus proche du premier volet de l’édition de 1568 que celle conservée à Budapest (et à Moscou, Bibliothèque Lénine)11 :

         - Utrecht : Les Prophéties de M. Michel Nostradamus Dont il en y a (sic) trois cents qui n’ont encores iamais esté imprimées. Adioustées de nouveau par ledict Autheur, puis une vignette, puis A Lyon, Ches Antoine du Rosne MDLVII.

Edition Antoine du Rosne - version Utrecht

         - Budapest : Les Prophéties de M. Michel Nostradamus Dont il en y a (sic) trois cents qui n’ont encores iamais esté imprimés. puis une vignette, puis A Lyon, Ches Antoine du Rosne, 1557.

Edition Antoine du Rosne - version Budapest

         - Ed. 1568 : Les Prophéties de M. Michel Nostradamus Dont il en y a (sic) trois cents qui n’ont encores iamais esté imprimées. Adioustées de nouveau par ledict Autheur, puis une vignette, puis A Lyon, Par Benoist Rigaud, 1568.

Edition Benoît Rigaud - 1ère partie

   Il est vrai que la formule “adiousté de nouveau par le dict autheur” est assez paradoxale pour une édition posthume !

         - Ed 1568, volet 2 : Les Prophéties de M. Michel Nostradamus. Centuries VIII. IX X Qui n’ont encores iamais esté imprimées. Vignette. A Lyon, Par Benoist Rigaud.

Edition Benoît Rigaud - 2ème partie

   Selon nous, il a existé un volet daté de 1557 et comportant l’Epître au Roi12, qui se présentait ainsi et qui a servi de modèle à celle datée de 1568 :

      Les Prophéties de M. Michel Nostradamus. Centuries VIII. IX X Qui n’ont encores iamais esté imprimées. Vignette. A Lyon, Ches Antoine du Rosne, MDVII.

   Il a été signalé par Klinckowstroem une édition lyonnaise datée de 1558, non conservée, et ainsi intitulée :

      Les prophéties de M. Michel Nostradamus. Centuries VIII. IX. X. Qui n’ont encore jamais esté imprimées. Lyon, 1558.13

   Arrêtons-nous sur la formule figurant sur les deux volets des éditions de 1568 : “qui n’ont encore jamais esté imprimées”, elle est révélatrice, nous semble-t-il de la façon dont on a voulu, à l’époque, présenter les Prophéties, laissant entendre que des textes manuscrits de Michel de Nostredame sont enfin imprimés, formulation qui est typique d’une publication posthume. Or, en 1557, Michel de Nostredame n’était pas mort et on voit mal pourquoi on aurait insisté sur le fait d’avoir imprimé des textes manuscrits, ce qui est une banalité puisque tout ce qui était imprimé avait alors forcément été d’abord manuscrit. Or, les deux moutures “Antoine du Rosne” portent une telle mention anachronique : “Dont il en y a (sic) trois cents qui n’ont encores iamais esté imprimées”. La vignette représente justement un personnage écrivant avec sa plume, donc rédigeant un manuscrit dont le lecteur va enfin, du fait du décès, pouvoir prendre connaissance. Mais dans ce cas, une telle présentation n’avait pas sens en 1557 alors qu’elle était tout à fait pertinente pour 1568, deux ans après le dit décès. Il s’agit donc là encore d’une maladresse de faussaires qui ont voulu présenter comme étant parues du vivant de l’auteur - déposthumiser les Centuries - ce qui initialement avait été présenté comme ce qu’il avait laissé à sa mort. Les faussaires auraient du dès lors supprimer la mention “qui n’ont encores jamais esté imprimées”. Mais apparemment une telle bévue fut sans conséquence du moins jusqu’à ce jour puisque cela n’a guère intrigué les bibliographes.

   Pour nous résumer, le titre “non encore imprimé” convient à merveille pour une édition posthume comme celle de 1568, il ne fait guère sens pour une édition en date de 1557 et il est fort improbable que l’édition de 1557 conforme jusqu’à l’invraisemblance des intitulés à celle de 1568 n’ait point comporté un second volet, aujourd’hui porté manquant. Tout comme les éditions du type posthume, propres aux années 159014, comportent 40 ou 42 quatrains à la Centurie VII, on connaît ces deux possibilités pour les éditions 1557. Il est donc grand temps de comprendre que les éditions de 1557 sont postérieures à celles de 1568 ; cela pourrait déjà être un progrès sensible de la part des nostradamologues, même s’ils peuvent différer par ailleurs sur bien d’autres points. On pourrait en parler comme du compromis de 1557 qui permettrait de distinguer entre les nostradamologues progressistes qui l’accepteraient et les nostradamologues réactionnaires qui le rejetteraient.

   Nous pensons que si, comme cela est attesté, le premier volet de la contrefaçon de 1557 comportait une vignette avec un personnage à sa table de travail, en revanche, la vignette du volet disparu devait comporter seulement des instruments.15 Une telle dualité des vignettes se retrouve également avec les almanachs et les prognostications de Michel de Nostredame et c’est d’ailleurs de là que viennent les vignettes de certaines fausses éditions des Centuries, celles datées de 1555, 1557, 1568 notamment, ce qui est d’ailleurs un pléonasme puisqu’il n’en est pas de vraies, qui seraient vraiment l’oeuvre de notre auteur. Ce sont les prognostications qui comportent la vignette de l’astrologue en son étude alors que les almanachs, plus astronomiques qu’astrologiques, comportent l’attirail de l’astronome.

   Il est assez amusant de voir la suspicion de Petey-Girard à l’encontre des Centuries VIII - X et son acceptation de Centuries encore plus suspectes et plus tardives - VII. C’est ce qu’on appelle tomber de Charybde en Scylla. En effet, la seule confrontation entre les éditions successives des Centuries rend perplexe à leur sujet : est-ce qu’en effet en 1588, on ne trouve pas des éditions indiquant explicitement une addition à la Centurie IV ? Et voilà que, trente ans plus tôt, les éditions de 1557 supposées faire suite immédiatement à celle à 353 quatrains de 1555 présentent cette centurie IV comme d’un seul tenant et sans aucune marque d’addition après le 53e quatrain ! Il faut avoir de la santé pour ne pas voir que cette édition de 1557 et par voie de conséquence celles datées de 1568 datent des dernières années du règne d’Henri III (1584 - 1589), où se constitue une centurie IV à cent quatrains. Comme le montre le témoignage de Crespin : entre la mort de Michel de Nostredame et la crise dynastique liée au décès inopiné du duc d’Alençon, en 1584, il y avait deux volets : un à 353 quatrains avec “une” pseudo-Préface à César, qui sera retouchée par la suite, et un à 300 quatrains avec “une” pseudo-Epître à Henri II, fort différente de celle qui sera produite vers 1584.16

   Ainsi, Petey Girard en éliminant de son ouvrage les Centuries VIII - X l’a fait sur la seule base “matérielle” des textes conservés, commettant ainsi deux erreurs : d’une part en datant les Centuries I - VII de cette année 1557, de l’autre en retranchant les centuries VIII - X qui semblent bien en avoir fait partie et qui étaient en fait la raison d’être des éditions Antoine du Rosne, l’année 1557 ayant été choisie du fait qu’elle est mentionnée dans l’Epître à Henri II, comme point de départ de certains calculs.

   Une tradition de publications nostradamiques posthumes est attestée et est en décalage avec la thèse selon laquelle les dix centuries seraient parues du vivant de Michel de Nostredame. Dans le Janus Gallicus, à la fin du “Brief Discours sur la vie de M. Michel de Nostredame” (p. 6), on parle de prophéties qui “ont long temps tenu prison & tiennent encore pour la malice du temps, en fin nous leur ouvrirons la porte”. Il est ici question d’une tentative de mettre en orbite des quatrains des Centuries XI et XII, mais il pourrait bien s’agir de se resservir d’un procédé ayant déjà servi pour d’autres Centuries. Quant aux sixains, n’essaie-t-on pas dans l’Epître à Henri IV, datée de 1605, de jouer sur la corde “posthume” ? “Ayant (il y a quelques années) recouvert certaines Propheties ou Pronostications, faictes par feu Michel Nostradamus (...) & par moy tenues en secret jusques à présent (…) Prédictions admirables (…) recueillies des Mémoires de feu Maistre Michel Nostradamus, (de son) vivant Médecin du Roy Charles IX”. On a bien là tout un système “posthumique” qui nous semble avoir été mis en oeuvre déjà pour les quatrains mais dont on semble avoir voulu effacer la trace, à juste titre d’ailleurs puisque tout ce qui est présenté comme posthume a été considéré en suspicion.

   On nous objectera que si l’on veut bien admettre que des Centuries aient été ajoutées après la mort de Michel de Nostredame, sans préjuger de savoir si elles sont ou non de sa plume, n’existe-t-il pas au moins un lot qui serait paru de son vivant ? On notera cependant la présentation du privilège du 30 avril 1555 accordé au libraire lyonnais Macé Bonhomme qui aurait “recouvert certain livre intitulé LES PROPHETIES DE MICHEL NOSTRADAMUS”, formule qui n’est pas sans présenter également un certain air posthume et qui détone pour un texte paru du vivant de l’auteur. Il y a bien là deux présentations qui interfèrent et qui brouillent les pistes.

   A considérer les titres des premiers volets des éditions datées de 1557 et 1568, la formule Les Prophéties de M. Michel Nostradamus. Dont il y en a trois cens qui n’ont encores iamais esté imprimées. Adioustées de nouveau par le dict autheur, semble bien - reconnaissons-le - laisser entendre qu’un premier jeu ait pu paraître du vivant de l’auteur, mais on peut aussi comprendre que l’on se sert ainsi d’un procédé déjà utilisé précédemment et que les premières centuries pourraient déjà avoir été présentées comme posthume.

   On fera remarquer que si le second volet comporte en son titre “Centuries VIII, IX, X”, le premier volet ne mentionne pas, au titre (y compris dans celui de l’édition Macé Bonhomme) le terme centuries : Les Prophéties (...) dont il y en a trois cens qui n’ont encores iamais esté imprimées, ce qui renvoie à des quatrains ou prophéties et non à des centuries.

II - Origines du portrait de Nostradamus
dans les éditions du milieu du XVIIe siècle

   A partir de la moitié du siècle, de nouveaux portraits de Nostradamus orneront certaines éditions lyonnaises des Centuries et nous nous arrêterons sur la carrière d’un personnage jusque là inconnu de la littérature nostradamique, le poète Auger Gaillard dont le portrait va être utilisé pour représenter l’auteur des Centuries.

   Ce poète n’est pas étranger cependant au genre de la littérature révélée voire prophétique, étant l’auteur d’une traduction française de l’Apocalypse sous le titre L’Apocalypse ou Revelation de Saint Jean, mise en vers françois, Tule (localisation jugée improbable), Arnaud de Bernard, 1589, dont il n’a été conservé que des passages des trois premiers chapitres de sa traduction française. L’Apocalypse retiendra l'attention des nostradamologues, il s’agit d’Augier ou Augié Gaillard (ou Gaillhard), rodier (d’une racine qui a donné roue : il est charron) de Rabastens (son lieu de naissance) en Albigez.17 Cette Apocalypse, rendue par Gaillard, est conservée, très partiellement, à la Bibliothèque Municipale de Pau, ville de ce Béarn - Pau est le premier mot du premier quatrain de la Centurie VIII qui ouvre le volume introduit par l’Epître à Henri II - dont Henri de Navarre fut le comte - on le désignait, d’ailleurs, sous le nom de Béarnais aurait du retenir particulièrement l’attention des nostradamologues, bien que son nom leur soit vraisemblablement inconnu à ce jour, il s’agit d’Auger Gaillard (1530? - 1595) - le prénom d’Auger est typique du sud ouest18 - Auger Gaillard s’exprimait tant en un certain patois occitan (“en langue d’Albigeois”) qu’en français.19

   Or, cet Auger Gaillard, auteur réformé, apprécié du poète gascon également réformé, Guillaume de Salluste Du Bartas (1540 - 1590), auteur d’un récit de la Création en vers, imité de la Genèse, qu’il imitera quand il passera au français, notamment dans sa traduction de l’Apocalypse et de certains Psaumes, auteur dans son patois de Las Obros (sic) réunies en 1579, dans une édition bordelaise, chez J. Olivier20 et qui publia, on l’a dit, en 1589 un texte prophétique versifié, à l’instar des Centuries nostradamiques, orna plusieurs de ses écrits parus à la fin du XVIe siècle de ses portraits, et ceux-ci ressemblent trait pour trait, au détail près, à certains de ceux qui figureront sur les pages de titre bien plus tard, au milieu du XVIIe siècle des éditions des Centuries, à savoir un personnage portant une sorte de chapeau melon.21 Nous avons retrouvé une édition de 1651, de Claude La Rivière, non recensée par Chomarat ni par Benazra, à la Bibliothèque Royale de La Haye (Pays Bas). Le dit portrait orne les deux volets.

Edition Jean Huguetan - 1ère partie          Edition Antoine Baudrand - 2ème partie

Edition Claude La Rivière (1665) - 1ère partie          Edition Claude de La Rivière - 2ème partie

Edition Claude La Rivière (1651) - 1ère partie          Edition Claude La Rivière (1651) - 2ème partie

   La seule différence notable est la disparition du coq, cher à Auger Gaillard, remplacé par un astrolabe. Apparemment, les deux volets de Centuries paraissaient chez des libraires différents, il y en avait qui étaient chargés du premier, d’autres du second.

   Si on peut être surpris que les nostradamologues aient ignoré ce personnage, il est encore plus étonnant que les spécialistes, nombreux, d’Auger Gaillard n’aient point songé à rapprocher le poète languedocien du poète provençal, autrement plus connu.22 Toujours est-il que dans les années 1640 - 1660, Michel de Nostredame sera représenté sur les Centuries qui lui sont à tort attribuées par un portrait qui n’est même pas le sien et qui plus est est celui d’un Protestant alors que, lui, dont on sait les origines juives, semble être resté fidèle à l’Eglise Romaine. Il était bon de relever cette manipulation supplémentaire de sa mémoire.

Quatrains Auger Gaillard

   Autour du portrait d’Auger Gaillard, on pouvait lire un ou deux quatrains :

   En français :

“Ceux qui désirent voir d’Auger Gaillard la face
La peuvent voir icy, car il est peint au vif
Il n’est ni plus ni moins ainsi triste et pensif
Car mesme en composant il tient telle grimace.”23

   En occitan :

“La béstio que vesétz al prés de moun visage
Elo n’es pas falcou, ni aüsel de passatge
Ni fenix, ni busac; mas qu’e un galg qu’el ard
Que significo fort lou surnoum de Gaillard.”

Recommandations d'Auger Gaillard

   En outre, force est de constater que les Centuries VIII - X, mais pas seulement, sont fortement marquées par des références géographiques à cette France du Sud Ouest dont Auger Gaillard est un représentant assez éminent. Ne trouve-t-on pas enfin, dans les Centuries, des quatrains rédigés dans une langue qui était celle de ce Gaillard ?24 Il s’agit de la Centurie IV, quatrains 26 et 44 mais aussi de la Centurie X, quatrain 25, pour un seul verset “Bien eslongnez el tago fara muestra”. Le quatrain 44 est particulièrement typique :

“Deux gros de Mende & de Roudés & Milhau
Cahours, Limoges, Castres malo sepmano
De nuech l’intrado, de Bourdeaux un cailhau
Par Perigort au toc de la campano.”

   Le J. G. (n° 295 - 297), à propos de la langue employée, note “ce quatrain est tout en gascon au pays desquels (sic) nostre auteur a demeuré longtemps”. Or Auger Gaillard est gascon. La présence de deux quatrains “gascons” dans le groupe des Centuries I - IV pourrait être une piste quant à l’identité de leur rédacteur. L’explication par le séjour de MDN en cette région n’est pas si décisive et relève peut-être d’un amalgame syncrétique entre deux personnages.

   On peut donc se demander, nous semble-t-il, s’il ne faut pas considérer cet Auger Gaillard comme un élément constitutif, parmi d’autres, antérieurs, tel Antoine Crespin, dans les années 157025 des Centuries, dans leur état terminal qu’on ne connaît que par les éditions conservées, soit, pour les Centuries I - VII à partir de 1588 et pour les autres, encore plus tardivement, étant précisé que ses publications significatives sont sensiblement postérieures à celles de Michel de Nostredame et pourraient avoir été fabriquées dans le Sud Ouest, avec les moyens du bord. A noter que Gaillard est réputé truffer sa poésie de références historiques, notamment prises du Plutarque26 traduit par Amyot.27 Rappelons que la première édition comportant l’Epître centurique serait parue à Cahors, en 1590, chez Jacques Rousseau28, c’est-à-dire dans une région familière d’Augier Gaillard, qui vécut notamment près d’Albi puis à Montauban avant d’atteindre Pau. Signalons aussi qu’en 1584, Gaillard publia à Lyon chez Benoît Rigaud, Plaisirs du gentilhomme champestre.29

   Roger Prévost a signalé30 que le quatrain occitan de la Centurie IV, le 44e, ferait référence au massacre des huguenots du au catholique Blaise de Monluc.31 La question qui se pose est de savoir si un tel rappel émane du camp protestant qui s’en plaindrait ou du camp catholique qui s’en réjouirait car la mention de tel ou tel événement, ce que semble ne pas considérer Prévost, n’est pas neutre et est révélatrice d’une certaine sensibilité. Dis moi de quoi tu parles et je te dirai qui tu es. On nous objectera peut être que ce quatrain n’appartient pas au groupe huguenot des Centuries VIII - X, mais cela n’exclut nullement des remaniements de certains quatrains d’autres centuries.

   Sur un plan purement iconographique, il est absolument patent qu’à partir d’une certaine date l’on commença à placer le portrait de cet Auger Gaillard sur les pages de titre de nombre d’éditions lyonnaises des Centuries. Pourquoi un tel choix, d’autant que ce portrait était déjà ancien dans ses dernières apparitions pour une gloire au demeurant locale qui n’appartenait pas à la région lyonnaise mais notre poète n’avait-il pas été au contact, on l’a vu, du libraire lyonnais Benoît Rigaud ? Peut-être s’agit-il simplement de l’entreprise d’un atelier bien achalandé en portraits de toutes sortes à moins que la filiation soit plus complexe et plus révélatrice. Sur les almanachs astrologiques du XVIIe siècle, c’était au demeurant une pratique courante de placer un portrait, souvent recyclé d’un auteur sur l’autre.

Jacques Halbronn
Paris, le 30 avril 2003

Notes

1 Cf. notre étude sur sa biographie, Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

2 Cf. notre étude les concernant sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr et les extraits que nous en avons donnés à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de Drévillon et Lagrange, chez Gallimard, 2003. Voir aussi l’étude R. Benazra, en tête du reprint des Prophéties, Lyon, 1557, Ed. Chomarat, 1993. Retour

3 Cf. BNF, Res. Lb26 80. Retour

4 Cf. Le texte prophétique en France, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002. Retour

5 Cf. BNF, Fol. La2 13. Retour

6 Cf. BNF, Ye 28645. Retour

7 Cf. notre étude sur l’Epître à Henri II parue chez A. Besson, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

8 Cf. notre étude sur les travaux parus à l’occasion du cinquième centenaire, Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

9 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cit. Retour

10 Reproduites pp. 13 - 14 par M. Chomarat dans son introduction à la réédition en fac-similé d’une édition datée de 1568, Ed. Chomarat, 2000. Retour

11 Cf. E. Gruber, Nostradamus, Berne, Scherz, 2003, p. 445. Retour

12 Rappelons que la première Epître au Roi parut en tête des Présages Merveilleux pour 1557 (Collection Ruzo). Retour

13 Cf. R. Benazra, RCN, p. 35. Retour

14 Cf. notre étude sur les centuries et l’édit de Nantes, Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

15 Cf. M. Chomarat et J. P. Laroche, Bibliographie Nostradamus, Baden-Baden, V. Koerner, 1989, p. 214, n°s 13 et 15. Retour

16 Cf. le texte qui figure dans l’édition lyonnaise d’Antoine Besson, voir notre étude déjà citée sur “L’Epître à Henri II et les Ecritures“. Retour

17 Cf. E. Négre, Auger Gaillard, Oeuvres complètes, Paris, PUF, 1970, p. 462 ; L. Couture, “Auger Gaillard et son Apocalypse”, Revue de Gascogne, 1874 ; G. De Clausade, Poésies languedociennes et françaises d’Auger Gaillard, Albi 1843, Reed, Nîmes, C. Lacour, 1997. Retour

18 Cf. notre étude sur son contemporain, l’astrologue toulousain Auger Ferrier, sur le Site Cura.free.fr. Retour

19 Cf. Soulice, “L’Apocalypse ou Revelation de Saint Jean, mise en vers françois, Tule, Arnaud de Bernard, 1589”, Bulletin de la Société des Sciences, Lettres et Arts de Pau, 1874, 2e série, t. 3. Retour

20 Cf. BNF, Res. Ye 5257. Retour

21 Cf. planche d’éditions lyonnaise de la Bibliographie Nostradamus de M. Chomarat, p. 112 (Lyon, chez Jean Huguetan), 113 (Lyon, chez Claude de la Rivière), 135 ( Lyon, chez Pierre Alexandre), dans les années 1640 et 136 (Lyon, chez Antoine Baudrand), dans les années 1660. Voir aussi vignette in Bibliographie Nostradamus de Chomarat, n° 19, p. 215 et dans le RCN de R. Benazra, les vignettes A 15 et A 16, p. 637. Retour

22 Cf. notamment A. Delfau, qui reproduit (p. 169) un portrait stylisé, “Auger Gaillard, lo rodier de Rabastens” in Revue du Tarn, 1957. Retour

23 Quatrain figurant notamment dans les Recoumandatious d’Augié Gaillhard, parues à Lyon (localisation discutée), Mazarine 37 277.13. Notons que la Bibliothèque de l’Arsenal comporte diverses éditions d’ouvrages de Gaillard. Retour

24 Cf. J. Halbronn “L’astrologie et les arts divinatoires dans la langue des Troubadours”, préface au Tarot provençal arlésien de Dominique Devie, Etude d’un jeu de lames divinatoires ancien en langue provençale, Nice, 1981. Retour

25 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

26 Auteur cité dans l'Epître à Henri II, celle de Besson et celle de B. Rigaud. Retour

27 Cf. introduction de Clausade à ses Poésies, op. cit. p. XVII. Retour

28 Cf. Bibl. de la Société des Lettres, sciences et arts de l’Aveyron, Rodez. Voir notre étude sur “l’Epître à Henri II et les Saintes Ecritures”. Retour

29 Cf. Ch. Garrison, Auger Gaillard, sa vie, son temps, son œuvre, Droz, 1936, p. 72. Retour

30 Cf. Nostradamus, le mythe et la réalité, Paris, Laffont, 1999. Retour

31 Cf. ses Commentaires, édités bien après sa mort (1577) en 1592. Retour



 

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