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ANALYSE

26

Le problème des éditions datées
du vivant de Michel de Nostredame

par Jacques Halbronn

    Si l’on en croit les éditions parisiennes conservées, parues sous le régime de la Ligue, il y aurait eu en 15601 un supplément de prophéties, c’est-à-dire quatrains “pour l’an mil cinq cens soixante & un de trente-neuf articles à la dernière centurie”. La question est de savoir si cette dernière centurie est la troisième prolongée d’un embryon de quatrième ou la sixième augmentée d’une septième ne comportant que quelques dizaines de quatrains. Dans le premier cas de figure, on concevrait mal une édition à 353 quatrains dès 1555 ! Par ailleurs, il faudra attendre l’approche des années 1650 pour voir mentionner des éditions datées. Mais la question principale posée reste bien celle-là : est-ce que des éditions des Centuries parurent du vivant de Michel de Nostredame ?

Sommaire :

 1 - Le cas de l’édition de 1558 des Prophéties Centuriques, en réponse au texte de Théo Van Berkel
 2 - Parallèle entre les éditions à quatre et à sept centuries, en réponse à Elmar Gruber
 3 - Vers une révolution copernicienne concernant la genèse des Centuries


1

Le cas de l’édition de 1558 des Prophéties Centuriques, en réponse au texte de Théo Van Berkel

    L’article de Théo W. M. Van Berkel sur le travail de traduction en néerlandais des Centuries, du à son compatriote W. L. Vreede2 paru pendant la Seconde Guerre Mondiale3, est pour nous l’occasion de faire le point sur le statut de l’édition non retrouvée datée de 1558, dont nous pensons qu’elle a du exister, mais ce qui ne signifie nullement qu’elle parut réellement à cette date.

   Vreede se réfère donc à une édition de 1558, laquelle est signalée, au titre, dans nombre d’éditions du milieu du XVIIe siècle, toutes intitulées Les Vrayes Centuries de Me Michel Nostradamus (...) Revues et corrigées suyvant les premières Editions imprimées en Avignon en l’an 1556 & à Lyon en l’an 1558 etc., la première semblant être parue, en 1649, en France, à Rouen.4

   Les éditions hollandaises sont en fait en langue française, sans un mot en néerlandais, ce qui en dit long sur le rayonnement du français à l’époque. Ce sont les premières éditions étrangères des Centuries, mais il faudra attendra 1672 pour trouver une traduction inspirée en partie de l’Eclaircissementw de 1656 - ce sera en anglais - The true Propheties or Prognostications of Michael Nostradamus, de Théophile de Garencières.5 True (vraies) prophecies fait écho à Vrayes Prophéties.

   L’année suivante, en 1650, une première édition hollandaise parut à Leyde, sous le même titre, et se référant également à des éditions de 1556 et 1558. L’édition de Leyde ne comporte pas l’Epître à Henri II laquelle figurera dans les éditions d’Amsterdam des années 1667 - 1668, dont il existe des versions parues, en 1668 et 1669, à Paris, chez Jean Ribou6 et chez Pierre Promé, toujours donc avec la mention des éditions de 1556 et 1558 et se référant explicitement à la “copie d’Amsterdam”. On ne connaît pas d’édition hollandaise uniquement en français après 1668. En 1689, paraît à Bordeaux, chez Pierre Abegou, une édition selon le même intitulé mais se contentant d’indiquer “revues et corrigées suivant les premières éditions”, sans autre précision. Désormais, pour les autres éditions, celles de 1689 - 1690, des Vrayes Centuries et Prophéties, on ne mentionnera plus les années des éditions d’origine.7

Edition d'Amsterdam, 1667          Edition d'Amsterdam, 1668

Edition des Prophéties
(Amsterdam, 1667 et 1668)

   On notera que cette série est la première à recourir au titre au terme Centuries qui finira par s’imposer mais cette double formulation - Centuries et Prophéties - ne fait-elle pas écho aux titres respectifs des deux volets ?8

         - Les Prophéties de M. Michel Nostradamus dont il y en trois cens qui.n’ont encores iamais esté imprimées, où le mot Centurie ne figure pas au titre.

         - Les Prophéties de M. Michel Nostradamus. Centuries VIII. IX. X etc., où figure le mot Centurie, au titre.

   A propos de la mention d’une édition de 1558, au titre des éditions hollandaises, Théo Van Berkel rappelle l’édition lyonnaise, chez Jean de Tournes, de 1558 : Les Prophéties de M. Michel Nostradamus. Centuries VIII, IX et X. Qui n'ont encore iamais esté imprimées9, édition non conservée.

   On remarquera que le titre présumé de cette édition est identique au second volet des éditions de 1568 à moins que ce ne soit l’inverse. Comme nous l’avons exposé par ailleurs10, les éditions à deux volets des années 1550 seraient calquées sur les éditions à deux volets, datées de 1568. Autant l’indication selon laquelle un texte n’aurait jamais été imprimé se conçoit pour une édition posthume, autant elle nous semble incongrue pour une édition parue du vivant de l’auteur. Il est clair que le choix de l’année 1558 par les faussaires est fonction de la date de l’Epître à Henri II. Au demeurant, nous pensons que le premier volet, correspondant à l’édition Antoine du Rosne, daterait bien de 1557 tandis que le second volet, paru chez le même libraire ou chez Jean de Tournes, serait daté de l’année suivante, 1558. Les éditions datées de 1557 - 1558 seraient une initiative des faussaires pour renforcer la paternité de Michel de Nostredame sur les Centuries, la date de 1568 ayant du sembler par trop tardive. Il nous semble exclu qu’il n’y ait pas eu de second volet antidaté à 1557 / 1558 puisque la date même de la contrefaçon aurait été justement choisie par rapport à l’Epître à Henri II. Mais il nous semble évident que l’édition 1557 - 1558 est postérieure à l’édition 1568. C’est probablement à cette édition doublement contrefaite que font référence explicitement les éditions signalées plus haut des années 1649 - 1668. On peut dès lors se demander pourquoi la mention de l’édition 1558 est survenue si tardivement, après tant d’éditions qui ne la faisaient pas figurer.

   D’un point de vue textologique et chronématique - c’est-à-dire selon les techniques de reconstitution et de vérification chronologique - il conviendrait de considérer comme antérieures les éditions comportant les mentions 1556 - 1558 en leur titre par rapport aux éditions ne les comportant pas. On imagine mal en effet qu’on aurait pu ajouter tardivement de telles mentions alors qu’on peut concevoir qu’on ait été amené à les évacuer. Et cependant, il semble bien que c’est ce qui se produisit : par un excès de zèle, des éditions qui auraient du rester posthumes ont été déposthumisés en les faisant précéder d’éditions identiques parues dix ans plus tôt, du vivant de l’auteur. Un autre principe chronématique à respecter est le suivant : la date de la contrefaçon est contemporaine de la date où la contrefaçon est mentionnée pour la première fois.

   On aura donc fabriqué ces éditions datées de 1556 - 1558 de l’époque où celles-ci sont mentionnées, c’est-à-dire autour de 1649 ou en tout cas dans les années 1640, en prenant un peu de marge. Il fallait probablement un tel recul pour ne pas se rendre compte de certaines invraisemblances dans les intitulés. En revanche, la contrefaçon Macé Bonhomme 1555 est probablement plus ancienne et pourrait être datée des années 1580, comme en témoigne le texte suivant, figurant à la fin des Grandes et Merveilleuses prédictions de M. Michel Nostradamus, Anvers (Belgique actuelle), chez François de St Jaure11 :

   “Fin des professies (sic) de Nostradamus réimprimées de nouveau sur l’ancienne impression imprimée premièrement en Avignon par Pierre Roux Imprimeur du Légat (du pape) en l’an mil cinq cens cinquante six etc.” Il est probable que les faussaires des années 1640 ne savaient plus rien de la contrefaçon datée de 1555, à 353 quatrains, édition qui, elle, ne comporte pas de traits posthumes du genre “encore jamais imprimés”.

   L’année 1649 qui est celle de la toute première mention connue à ce jour d’une édition de 1558 se signale par ailleurs, par certaines contrefaçons, comme en témoigne l’Eclaircissement des véritables quatrains de Maistre Michel Nostradamus, paru à Anvers, en 1656, oeuvre du Dominicain Giffré de Rechac (auquel nous consacrerons prochainement une étude) : “Il faut aussi retrancher deux nouveaux quatrains que, durant le tumulte de Paris l’an 1649 on fit courir dans Paris avec trop grande liberté dans la Cent. 7 entre le 41 & 42. Quatrain etc.” En fait, il s’agit des quatrains 42 et 43, intercalés entre les anciens quatrains 41 et 42. Ces quatrains du temps de la Fronde figurent d’ailleurs, notamment, dans une édition datée de 1568 :

N° 42
“Le Nizaram Cicilien (se verra
En grands honneurs) mais après il cherra
Dans le bourbier d’une civile guerre”

N° 43
“Du grand Croesus l’horoscope prédit
Par Saturnus, sa puissance exilée”12

   Mais on n’a pas osé les faire figurer dans une édition datée de 1557.

   Au demeurant, la suppression après 1668 des mentions 1556 - 1558 montre bien que l’on se rendit assez vite compte de la bévue mais on ne pouvait supprimer les contrefaçons ainsi générées et dont trois exemplaires avaient été conservés hors de France, deux en Europe Orientale (à Budapest et Moscou) et une en Hollande même, à Utrecht. On peut d’ailleurs se demander si l’exemplaire conservé à Utrecht n’indique pas la provenance éventuelle de la contrefaçon, à savoir Leyde, ville voisine d’Utrecht, à moins de 100 km, dont on a vu que c’était le lieu de parution d’une des toutes premières éditions des Centuries comportant les mentions 1556 - 1558. Car si on connaît une édition rouennaise de 1649, on ne peut exclure qu’elle soit reprise d’une édition de Leyde non conservée à moins que l’édition rouennaise n’ait été postdatée d’un an. L’exemplaire d’Utrecht est daté du 6 septembre 1557 et comporte 42 quatrains à la Centurie VII, ce qui le fait se calquer sur une édition ayant ce même profil alors que les autres exemplaires ne comportent que 40 quatrains mais sont datés du 3 novembre 1557, ce qui est tout de même la marque d’une certaine désinvolture de la part des faussaires qu’on n’imagine mal avoir pu se manifester en 1557, en temps réel.

   Si l’on compare l’exemplaire d’Utrecht à 42 quatrains à celui publié en l’an 2000 par M. Chomarat, selon un exemplaire d’une édition de 1568 à 42 quatrains à la VIIe centurie, de son propre fonds, conservé à la Bibliothèque de Lyon La Part Dieu, nous trouvons des similitudes frappantes qui nous conduisent à penser que l’exemplaire d’Utrecht aurait été réalisé à partir précisément de cette même édition de 1568. En effet, les deux moutures sont singulièrement proches, hormis quelques abréviations orthographiques, comme on peut l’observer par les reproductions ci-dessous :

Page de titre Edition Antoine du Rosne (Exemplaire Utrecht)

Page de titre de l'édition des Prophéties
(Lyon, Antoine du Rosne, 1557)
Exemplaire Utrecht

Exemplaire Utrecht, p. 121          Exemplaire Utrecht, p. 122

Exemplaire Utrecht
(pp. 121 - 122)

Edition 1568 (Chomarat, 2000), p. 148          Edition 1568 (Chomarat, 2000), p. 149

Edition 1568 (Chomarat, 2000), pp. 148 - 149
(vol. 1, pp. 124 - 125)

   En revanche, si on compare l’exemplaire Budapest (également reproduit par M. Chomarat, en 1993), on trouve beaucoup plus de variantes, sans parler du fait que l’on n’a plus là que 40 quatrains.

Page de titre Edition Antoine du Rosne (Exemplaire Budapest)

Page de titre de l'édition des Prophéties
(Lyon, Antoine du Rosne, 1557)
Exemplaire Budapest

Exemplaire Budapest, p. 160

Exemplaire Budapest
(quatrains 39 (verset 3) et 40 (verset 1), p. 160)

   Cependant, l’édition de Leyde ne comporte pas une centurie VII identique à celles des éditions datées de 1557, elle est en effet à 44 quatrains pour cette centurie contre 42 pour l’exemplaire d’Utrecht. Les quatrains 43 et 44, qui se maintiendront dans les éditions d’Amsterdam (1667 - 1668) font référence au conflit dynastique (“Lors qu’on verra deux licornes”) et aux Bourbons (“Alors qu’un bour sera fort bon”). Mais on peut se demander si ces deux derniers quatrains n’ont pas paru suspects, en laissant annoncer dès 1558 l’avènement des Bourbons, de façon aussi transparente, on les aura donc éliminer. Il conviendrait de considérer les différences orthographiques, il nous semble que l’orthographe française des éditions Antoine du Rosne, 1557, serait plutôt plus moderne que celle des éditions du milieu du XVIIe siècle. On pense à des formes finales en “ez” qui sont rendues en “és” dans les éditions censées être du milieu du XVIe siècle.

         Leyde, 1650 : VII, 41: “Les os des pieds & des mains enserrez / ... / Seront par songes concavant deterrez

         A. Du Rosne 1557 et B. Rigaud, 1568 : “Les os des piedz & des mains enserrés / ... / Seront par songes concavant deterrés

   Il semblerait donc que les éditions 1557 aient été constituées à partir de certaines éditions 1568, lesquelles dériveraient des Vrayes Prophéties et Centuries. Ajoutons cependant que les exemplaires datés de 1557 ne comportent pas l’appendice qui figure à la fin de la Centurie VII : “Autres Quatrains tirez de 12. sous la Centurie septième, dont en ont esté rejettez 8, qui sont trouvez es Centuries précédentes” dans les éditions hollandaises ou dans les éditions comportant les versets mazariniens, même quand elles sont datées de 1568. C’est le cas de l’exemplaire conservé à la BNF (cote Ye 7362) qui montre bien qu’au milieu du XVIIe siècle on datait des éditions de 1568.13

   Il existe ainsi plusieurs traditions concernant les derniers quatrains de la Centurie VII : à 40 quatrains, à 42 quatrains, avec le quatrain du poison (quatrain 42) à 44 quatrains et parmi les éditions à 44 quatrains, il y a celles comportant l’anagramme Nirazam pour Mazarin (quatrain 42, le quatrain au “poison” devenant le 44e) et celles comportant la forme “bour sera fort bon” pour Bourbon (quatrain 44, le quatrain 42 “bourbon” restant à sa place). Dans un cas, on a interpolé deux quatrains pour laisser le quatrain “poison” à position terminale, dans l’autre, on a ajouté deux quatrains à la suite de ce quatrain14, soit deux procédés additionnels distincts et parallèles, à partir de l’édition à 42 quatrains qui est celle, entre autres, de l’exemplaire d’Utrecht, apparemment correspondant à un état antérieur à celui de l’édition de Leyde et déjà attesté à la fin du XVIe siècle.15

   Au vrai, sans ces contrefaçons anachroniques, déposthumisées, nous aurions de nos jours une chronologie présentant les Centuries comme posthumes et nous n’aurions pas de biographes attribuant à Michel de Nostredame la publication de celles-ci de son vivant. De telles contrefaçons maladroites n’ajoutent rien à la gloire du texte prophétique en question. Certes, le problème resterait-il entier quant à la question de la paternité des dites Centuries et il est fort probable qu’en tout état de cause, celles-ci ne doivent point lui être attribuées mais nul ne conteste qu’une partie d’entre elles parurent bel et bien autour de 1568, le reste paraissant, pour atteindre la miliade, vers 1584 / 1585, date à laquelle l’Epître à Henri II, dans sa troisième mouture serait parue, les deux précédentes correspondant à celle, la seule authentique, figurant en tête des Présages Merveilleux pour 1557 et à celle, contrefaite, figurant dans l’édition du lyonnais Antoine Besson, cette dernière correspondant vraisemblablement à celle signalée par Antoine Crespin.16

   Insistons en effet sur le fait suivant : dès 1689, le texte du titre Vrayes Centuries et Prophéties est élagué, on ne prétend plus que des éditions soient parues du vivant de Michel de Nostredame. En 1780, on nous parle de textes manuscrits retrouvés dans la bibliothèque de l’auteur, à sa mort.

   Ironie du sort : les seuls qui soutiendront cette thèse seront les bibliographes qui auront récupéré les éditons antidatées pour les années 1550 et il conviendrait de vérifier à partir de quelle date on commence à parler de telles éditions antérieures au décès de Michel de Nostredame. C’est ainsi que dans le Janus Gallicus (Lyon, Héritiers de Pierre Roussin, 1594), dans le “Brief Discours sur la vie de M. Michel de Nostredame”, on ne semble se référer qu’à un lot paru en 1555 ou 1556, soit à la contrefaçon attribuée à Macé Bonhomme et dont nous avons dit plus haut qu’elle devait dater autour de 1590. Cette biographie abrégée sera traduite en anglais - à partir de la “Vie du sieur Michel Nostradamus” (pp. 28 - 37) figurant dans l’Eclaircissement de 1656 - par Théophile de Garencières sous le titre “The life of Michael Nostradamus, physitian in Ordinary to Henry the II and Charles the IX, Kings of France”17 :

   Il “se mit à écrire ses Centuries & autres présages (...) Lesquelles il garda longtemps sans les vouloir publier (..) A la parfin, vaincu du désir qu’il avait de profiter au public, les mist en lumière dont tout incontinent le bruit & renommée courut (...) De ce bruit & fame empennée esmeu le très puissant Henry II Roy de France l’envoya quérir pour venir en Cour l’an de grâce 1556.”

   Il n’est nullement question d’éditions datées de 1557 / 1558 et pour cause puisque celles-ci ne furent fabriquées que cinquante ans après la publication du Janus Gallicus, ce dernier ne connaissant alors que les éditions posthumes de 1568. Encore eut-il fallu que le public sût que Michel de Nostredame était déjà mort en 1568, ce qui n’était pas rappelé dans la plupart des éditions des Centuries.

   Certes, la tentation était-elle grande de faire paraître des Centuries dans ces années 1557 - 1558, au vu de l’Epître à Henri II, datée, précédant de peu sa mort, du 26 juin 1558. Cette épître contrefaite figurait en effet en tête du volet posthume de 1568 comportant les Centuries VIII, IX, X. Il ne semble pas que les auteurs de l’édition posthume de 1568 se soient formalisés du fait de faire figurer une Epître au roi défunt, mort en tournoi en 1559, et donc, elle aussi, posthume. Ils auraient pu, au vrai, se dispenser de fabriquer une telle Epître mais cela leur parut, selon toute apparence, une belle opportunité que d’annoncer qu’à son retour de sa visite au Roi, Michel de Nostredame aurait souhaité lui dédier de nouvelles Prophéties, faisant suite à celles préfacées par l’Epître à César, lesquelles auraient suscité une telle rencontre.

   On ne trouve pas mention des éditions 1557 - 1558 dans les Bibliothèques de La Croix du Maine et de Du Verdier, dans les années 1584 - 1585, chez lesquels il n’est fait mention que d’une édition de 1556 (chez Sixte Denyse, à Lyon) et d’une autre posthume de 1568 (chez Benoist Rigaud), pas plus que, au début du XVIIIe siècle, dans l’Abrégé de la Vie de Michel Nostradamus, Aix, J. Adibert18, pas plus d’ailleurs que dans le manuscrit conservé à la Bibliothèque Méjanes (Aix en Provence) retranscrit par R. Benazra et qui ne comporte que la mention suivante fort lapidaire, non datée “outre les centuries de nostradamus, on a de lui etc.” (p. 71), ce qui ne préjuge nullement de la date à laquelle celles-ci auraient été publiées. R. Benazra signale qu’une édition de 1558 est citée, pour la première fois, en dehors des mentions signalées au titre de certaines éditions des Centuries, dans des ouvrages allemands touchant à des sujets plus vastes de J. J. Held, en 1711 et de J. C. Adelung, en 1789.19

   En fait, il semble bien qu’il ait fallu attendre le XIXe siècle - on pense à ce rat de bibliothèque d’Eugène Bareste, en 1840 avec son Nostradamus qui signale nommément l’édition de 1555, chez Macé Bonhomme - et surtout la fin du Second Empire qui voit un essor des éditions critiques, autour de Torné Chavigny et d’Anatole Le Pelletier - pour que la thèse de Centuries parues dans les années 1557 - 1558, propre aux années 1649 - 1668, soit reprise, derechef, au niveau biographique, conférant ainsi aux faussaires du XVIIe siècle un regain inattendu. Finalement, la dimension biographico-bibliographique20 de ces éditions de 1557 - 1558 serait un artefact du aux nostradamologues de la seconde moitié du XIXe siècle et du siècle suivant. Ce qui vient apporter encore plus de confusion au débat, c’est l’absence, fortuite selon nous, du second volet, ce qui contribua à conférer une certaine crédibilité à une chronologie intercalant l’édition Antoine du Rosne, à 7 centuries, entre celle de Macé Bonhomme (1555) à 4 centuries et celle, posthume, de Benoist Rigaud (1568) à 10 centuries, ce qui conduisit Bruno Petey-Girard à éliminer les Centuries VIII à X de l’édition GF Flammarion.21

   Pour éviter tout malentendu, rappelons, quand même, que les éditions conservées portant la date de 1568 ne parurent pas en 1568 mais vraisemblablement autour de 1584 et que celles qui parurent vraiment autour de 1568 n’ont pas été conservées et qu’on ne le connaît que par la compilation qu’en fit Antoine Crespin, dans ses Prophéties dédiées à la nation française et à la puissance divine (1572) que nous avons reproduites in extenso en fac-similé dans nos Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus (op. cit.). Quant à la question de l’existence d’une édition réellement parue autour de 1555 - 1556, il est clair que ce n’est pas celle de Macé Bonhomme à 353 quatrains. Selon nous, aucune édition des Centuries ne parut du vivant de Michel de Nostredame. Il est probable qu’une première édition datée de cette époque parut dans les années qui suivirent son décès. Nous avons bel et bien affaire à un entrelacs, à un tissu de contrefaçons tant de centuries que d’épîtres dédicatoires s'enchaînant les unes dans les autres. Il semble bien cependant que parurent en 1555 - 1556 des Prophéties dues à Michel de Nostredame - et dont témoigne Antoine Couillard, en 1556 - avec une préface à César, dont on ne connaît que des bribes, mais elles ne comportaient pas de quatrains et encore moins de centuries. C’est, d’ailleurs, l’existence même de ces Prophéties, terme qui recouvre toutes sortes de pratiques divinatoires, qui est vraisemblablement à l’origine de toute la mystification. R. Benazra signale à plusieurs reprises, notamment en 1565, encore du vivant de Michel de Nostredame, des Prophéties ou Révolution merveilleuse des quatre saisons de l’an et apparition de grands et tres horribles signes, comettes, estoilles et tremblements de terre qui pourront advenir depuis le temps présent jusqu’en l’an 1567 etc..portant le nom de M. de Nostradamus22 ou en 1568, avec quelques variantes, celui de Mi. De Nostradamus le jeune23, imitateurs s’inspirant probablement d’un document authentique, probablement dédié à César, d’où peut être la formule, dans le dernier cas, “Mi. De Nostradamus le jeune”.

   Le paradoxe de l’édition de 1557 / 1558 est qu’elle se justifierait si elle comportait l’Epître à Henri II mais, dans son état actuel, ce n’est même pas le cas ! Elle est à la fois antidatée et postdatée, ce qui n’a pas manqué de troubler les esprits. Dès 1820, dans son anthologie de la littérature prophétique24, Boispréaux esquissait une certaine chronologie : “Il y continua de travailler à ses prophéties et en fit encore imprimer 300 pour faire, dit-il, la miliade, qu’il dédiera au Roi en l’année 1558” (p. 94). On voit donc bien que c’est à partir de la date de l’Epître à Henri II que l’idée d’une contrefaçon d’édition de 1557 - 1558 a pu germer.

   Examinons les réflexions de M. Chomarat dans sa présentation du reprint de l’édition 1568, réalisé en l’an 2000 ; il consacre quelques pages à l’ “hypothétique édition de 1558” (pp. 17 et seq) : pour cet auteur qui va jusqu’à se demander si Nostradamus “aurait bien rédigé cette deuxième partie”, ce qui est troublant, c’est précisément le caractère posthume de l’Epître au Roi et pourquoi, demande-t-il avoir attendu 2 ans, après la mort de l’auteur ? Il semble que les doutes de Chomarat aient influencé Petey-Girard. Chomarat souligne, ce qui devrait intéresser Théo Van Berkel, le décalage entre la chronologie biblique figurant dans l’Epître et celle que l’on trouve dans l’Almanach pour 1566 et y voit là, à juste titre, une raison de douter de l’authenticité de l’Epître. Il nous semble, en fait, que le délai pour voir paraître une édition de 1568 est tout simplement le temps qui fut nécessaire pour mettre en place le projet et cela souligne bien le fait qu’en 1566, à la mort de Michel de Nostredame, les Centuries n’étaient pas encore écrites, et que rien n’était disponible - on ne pouvait même pas rééditer, et pour cause, les éditions du premier volet de 1555 et 1557 - ce qui n’empêchera pas, bien plus tard, au XVIIIe siècle, de produire des éditions à dix centuries, datées de 1566.

   Terminons avec une observation qui nous, semble-t-il, constituera un coup de grâce pour les éditions datées de 1557 à savoir qu’aussi bien le Janus Gallicus (1594) que l’Eclaircissement des véritables quatrains (1656) commentent des quatrains appartenant à des centuries qui ne seraient parues qu’en 1557 comme concernant l’année 1556. C’est le cas de la Centurie VI, dont le 75e quatrain est classé à l’année 1555.25 C’est le cas de la Centurie (VI, 69) “expliquée”26 comme concernant des “Soldats qui se débandent pour suivre l’armée du Duc de Guyse, pour n’estre payez en l’armée du Maréchal de Brissac 1556”. On a même l’impression que ces deux commentateurs considèrent les quatrains comme ayant été produits bien avant 1555 : dans l’Eclaircissement (p. 199), à propos de (VI, 58) on peut lire : “Reddition de la ville de Sienne aux armes de l’Empereur l’an 1555. 21 avril (...) Ces deux monarques éstoient Henry II & Charles Quint etc.” Quand on sait que le privilège de l’édition Macé Bonhomme date du 30 avril 1555 et que le livre fut achevé d’imprimer le 4 mai 1555.

   Quant au Janus Gallicus, n’y indique-t-on pas qu’il contient “sommairement les troubles, guerres civiles & autres choses advenues en la France & ailleurs dez l’an de Grace 1534 iusques à l’an 1589 cheute & tombeau de la maison Valesienne” ?

Page de titre du Janus François

Le Janus François de Jean-Aimé de Chavigny
(Lyon, Héritiers de Pierre Roussin, 1589)

   Il semble donc que ces remarques viennent confirmer la thèse d’une édition posthume de quatrains manuscrits que Michel de Nostredame aurait conservés par devers lui, dès les années 1530, et dont la confirmation pour la période déjà connue augurait de leur validité pour la période à venir. C‘est ce même mécanisme qui joua en 1595 pour la prophétie de la succession des papes, censée avoir été écrite dès le XIIIe siècle par Saint Malachie.27 En ce sens, nombre de prophéties comportent un volet rétrospectif et donc historique qui vient consolider le volet prospectif, c’est d’ailleurs une telle dualité qui donna son nom au Janus Gallicus, en l’honneur du dieu Janus bifrons qui donna son nom au mois de Janvier, qui clôture et commence à la fois l’année. On pense à la prophétie d’Orval, dont une étude doit paraître sur le Site Ramkat.free.fr, que Torné Chavigny attribuait d’ailleurs à Nostradamus.

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Parallèle entre les éditions à quatre et à sept centuries, en réponse à Elmar Gruber

    Elmar Gruber, dans sa réponse à notre commentaire de son ouvrage Nostradamus. Sein Leben, sein Werk und die wahre Bedeutung seiner Prophezeiungen, Berne (Suisse), Scherz, 2003, affirme que si le quatrain (IV, 44) concernait des événements ayant eu lieu en 1562, alors Nostradamus aurait des pouvoirs prophétiques mais qu’en fait le quatrain, comme le note P. Brind’amour, concerne un événement antérieur à 1555. Ce faisant, Gruber oublie une hypothèse, à savoir que même si le quatrain (IV, 44) concernait 1562, cela ne prouverait nullement que Nostradamus aurait les dits pouvoirs mais que le texte aurait été rédigé après cette date. Il est remarquable que E. Gruber n’envisage à aucun moment cette possibilité. Reconnaissons certes que E. Gruber n’est pas disposé à accorder trop vite des pouvoirs prophétiques à Nostradamus, mais sa méthode n’est guère fiable car cela signifierait que si jamais un quatrain correspondait à un événement n’ayant pu être connu du vivant de Nostradamus, alors celui-ci pourrait être doté de pouvoirs prophétiques. Or, vu que nombre de Centuries sont antidatées, on risque fort de parvenir tôt ou tard à une telle conclusion ! Gruber est ainsi contraint à démontrer dans chaque cas de figure que le quatrain annonçant un événement postérieur à 1555 concerne en fait un événement antérieur à 1555, ce qui montre d’ailleurs à quel point il est aisé de trouver un événement plus ancien que celui évoqué.

   A vouloir monter que tout ce qui est dans les Centuries correspond à des événements antérieurs à 1555, puisque Gruber croit en l’authenticité de cette édition, ce chercheur interdit toute argumentation concernant la fabrication d’éditions postérieures aux années 1550 voire à la mort de Michel de Nostredame.

   On ne devrait pas être surpris d’une telle situation car si on a pu montrer, au cours des siècles et jusqu’à nos jours, que les quatrains concernaient des événements ultérieurs, pourquoi, à rebours, ne pourrait-on montrer qu’ils concernent des événements antérieurs, le jeu exégétique étant le même ? Cela ne fait que montrer en réalité que l’on peut faire dire à peu près n’importe quoi à ces quatrains.

   Or, il ne faut pas mettre tous les quatrains sur le même plan. Il y a des quatrains placés dans des endroits stratégiques28, et il se trouve que les quatrains de la Centurie IV à partir du 40e quatrain et de la Centurie VII à partir également du 40e quatrain sont les plus suspects. Or, le quatrain 44 en occitan de la Centurie IV, qui fait l’objet d’un débat entre Gruber et Prévost29, ou le quatrain “Tours” de la même Centurie, au numéro 46, appartiennent à cette catégorie.

   C’est l’occasion de mettre en évidence le parallèle entre les quatrains des numéros 40 de la centurie IV et les quatrains des numéros 40 de la centurie VII. La chronologie de ce qu’on appelle le premier volet a du être la suivante :

         1 - Une édition à 300 quatrains correspondant aux centuries I à III du canon.

         2 - Une édition augmentée à 339 quatrains, avec 39 quatrains qui auraient été ajoutés en 1560, à en croire les pages de titre des éditions des années 1588 - 1589. Ce qui rend inconcevable l’existence d’une édition à 353 quatrains dès 1555.

         3 -Une édition avec des quatrains supplémentaires à la centurie IV, à partir du quatrain 40.

         4 - Une édition à 53 quatrains à la centurie IV, ayant donné lieu à la contrefaçon Macé Bonhomme 1555 (Exemplaires d’Albi et de Vienne).

         5 -Une édition à sept centuries comprenant une centurie IV complète et une centurie VII à 39 quatrains.

         6 - Une édition avec des quatrains supplémentaires à la centurie VII, à partir du quatrain 40, ayant donné lieu à la contrefaçon Antoine du Rosne 1557 à 40 quatrains (exemplaires de Budapest et de Moscou), puis à une édition à 42 quatrains (exemplaire d’Utrecht), mais en passant par une édition posthume datée de 1568.

   Quant à la date de parution de ces six états, il faut la situer après la mort de Michel de Nostredame, entre les années 1568 - 1570 et les années 1588 - 1589. Le parallèle entre les quatrains 40 des centuries IV et VII s’explique aisément : on a voulu jouer sur la formule “39 articles ajoutés à la dernière centurie” pour caser trois centuries supplémentaires, tout en donnant l’impression que l’on en restait à la mouture à quatre centuries. On ne saurait expliquer autrement selon nous le fait que ces deux Centuries ont été ou sont restées incomplètes.

   En ce qui concerne, enfin, l’argument de M. Gruber concernant le fait qu’on ne saurait aborder les Centuries avec un préjugé hostile à l’existence de dons prophétiques et selon lequel le fait de ne pas avoir un tel parti pris ne conduisait pas nécessairement à accorder à Michel de Nostredame de telles aptitudes, nous dirons que notre position ne consiste pas à nier à Michel de Nostredame des talents prophétiques mais de considérer que ses contemporains avaient des talents évidents de faussaires.

   Le fait de montrer que des contrefaçons ont existé dans le corpus nostradamique ne vise pas à contester les talents prophétiques de Michel de Nostredame ni d’ailleurs des faussaires eux-mêmes. En revanche, il est vrai que l’insistance sur l’existence de tels talents prophétiques risque fort d’empêcher d’approcher avec suffisamment de vigilance le travail des faussaires auquel il convient de reconnaître un certain mérite. En ce qui nous concerne, nous prétendons être plus qualifiés en matière de contrefaçon qu’en matière de parapsychologie et nous continuons à penser qu’Elmar Gruber n’a pas pris toute la mesure, considérable, de la contrefaçon dans la formation du corpus centurique.

   Curieusement, M. Gruber ne semble pas chercher à nous expliquer les motivations des différents acteurs impliqués dans le processus centurique : on comprend en effet la raison d’être de contrefaçons consistant à conférer à un auteur renommé pour ses publications annuelles voire pour son activité d’astrologue, des textes qui ne sont pas de lui et qui lui font annoncer des événements non pas tant déjà passés mais en train de se préparer. On comprend moins pourquoi Michel de Nostredame aurait pris la peine de fabriquer des quatrains correspondant à des événements révolus et d’appeler ceux-ci des Prophéties. L’autorité de P. Brind’amour que nous avons bien connu et qui n’était guère familier des questions de contrefaçons au point de faire preuve d’une certaine naïveté ne suffit pas à clore le débat : on peut se demander si l’on n’a pas cherché à laisser croire que Michel de Nostredame, né en 1503, aurait rédigé ces quatrains bien avant les années 1550. Car un prophète qui publie en 1555 des quatrains se référant à des événements déjà passés, cela ne fait vraiment pas très sérieux !

   Si l’on admet l’hypothèse de publications se présentant toutes au départ comme posthumes, on comprend mieux. Il semble bien que l’épître à Henri II sous sa forme remaniée ait été taxée de posthume, c’est-à-dire non parue lors de sa rédaction, quand bien même aurait-elle été fabriquée à partir de l'Epître figurant en tête des Présages Merveilleux pour 1557. Ce n’est que plus tard qu’ignorant la logique de la présentation posthume, on essaiera de laisser croire que l’Epître au roi parut lors de sa rédaction et qui plus est accompagnée de quatrains. Il en fut probablement de même pour la Préface à César. Ce n’est pas parce que cette préface utilisa un texte paru au lendemain de la naissance du fils de Michel de Nostredame que les faussaires avaient essayé de faire passer leur Préface, à partir d’un texte dûment remanié, comme paru en 1555. Là encore, nous pensons que cette Préface était supposée posthume et retrouvée dans les papiers de Michel de Nostredame.

   Les faussaires ont procédé en deux temps et d’ailleurs il ne faudrait pas croire qu’ils constituaient une seule et même équipe appartenant à un seul et même camp et agissant à une seule et même époque, nous penserions plutôt à une surenchère. Un premier train de fausses Centuries posthumes fut daté d’avant la rencontre avec Henri II, attestée par l’Epître des Présages Merveilleux et on essaya d’expliquer cette rencontre par la parution de ces Centuries alors que la raison en était probablement autre. Puis, un deuxième train fut situé après la rencontre avec le roi et Michel de Nostredame. Les deux volets de Centuries, chacun au départ ne comprenant que 300 quatrains s’articuleraient donc autour de la rencontre avec le roi, dont les faussaires avaient pris connaissance en parcourant les Présages Merveilleux.30

   En ce qui concerne les éditions des deux volets apparus de façon posthume, faut-il enfin rappeler que le meilleur témoignage de leur existence mais aussi de leur contenu se trouve dans les Prophéties dédiées à la Nation française à la puissance divine (1572) d’Antoine Crespin ?31 Les variantes que l’on trouve entre les versets reproduits dans la compilation de Crespin sont, selon nous, à préférer à celles figurant dans toute autre édition connue, ce que n’avait pas compris P. Brind’amour dans son édition parue en 1996 chez Droz (pp. XXVI - XXVII) qui avait pris pour référence une des éditions Macé Bonhomme datée de 1555, celle de Vienne (Autriche).. Et force est de constater que variantes il y a, ce qui vient démontrer, selon nous, le caractère tardif et postérieur à 1572 des éditions datées de 1555 et de 1557 ou encore de 1568. Cette question des variantes est autrement plus significative, en l’occurrence, que la question de savoir si les événements signalés dans les quatrains avaient déjà eu lieu ou non en 1555.

   Il conviendrait également de se rendre compte que les éditions à sept centuries n’ont pas nécessairement et immédiatement mis fin à la production d’éditions à quatre centuries. Là encore, les choses ne sont pas si simples et l’on n’a pas affaire à un seul acteur poursuivant une seule et même politique éditoriale. Nous avons la preuve de l’existence parallèle d’éditions à 4 et à 7 centuries encore en 1588, alors que des éditions à sept centuries circulaient déjà, depuis quelque temps, avec la production rouennaise de Raphaël du Petit Val, conservée par Daniel Ruzo - dont la bibliothèque depuis sa mort est restée inaccessible - et dont on trouve la description dans son Testament de Nostradamus (Monaco, Ed. du Rocher, 1982), reprise par R. Benazra.32

Edition Raphaël Du Petit Val, 1588          Edition Raphaël Du Petit Val, 1589

Edition des Prophéties
(Rouen, Raphaël Du Petit Val, 1588 et 1589)

   On remarquera que la forme erronée “dont il en y a trois cens” au lieu de “dont il y en a trois cens” se retrouve dans les deux versions des pseudo-éditions Antoine du Rosne, 1557 alors que dans les éditions datées de 1568, on trouve la formulation française correcte. Cette observation nous conduit à penser que l’édition de 1568 ayant servi pour fabriquer les éditions de 1557 à sept centuries n’a pas été conservée mais qu’elle était inspirée de l’édition rouennaise de 1589 dont il manque d’ailleurs le cahier final. Mais dans ce cas, ne devrait-on pas abandonner l’hypothèse que nous avions présentée dans notre article sur les Prophéties de 1558, celle d’un second volet comportant les Centuries VIII - IX - X, paru en même temps ou peu après le premier volet ? Pas nécessairement : il est probable que les premières éditions à deux volets aient été réalisées en associant des éditions ligueuses, parues à Rouen ou à Paris avec des éditions favorables au parti Bourbon-Navarre, ce qui signifie deux séries de sources et la source concernant le premier volet est vraisemblablement rouennaise, ce qui ne signifie pas que l’édition datée de 1557 ait été produite immédiatement, en raison même d’une nécessaire compilation.

   Car, outre le rapprochement au sein d’un même ensemble totalisant dix Centuries, se posa un problème interne au premier volet de sept centuries et il est probable que les deux formules attestées par les éditions rouennaises à 4 et à 7 centuries fusionnèrent, que des éléments d’actualité de la centurie IV - notamment pour le quatrain 46 “Garde toy Tours de ta proche ruine” - telle qu’elle s’était développée indépendamment se retrouvèrent dans les éditions à sept centuries.

   La question qui se pose en ce qui concerne les Centuries n’est pas de savoir si Michel de Nostredame était ou non prophète mais si les Centuries relèvent ou non d’un pseudo-prophétisme consistant à annoncer des événements très proches en laissant croire que l’on se sert de documents déjà relativement anciens, rédigés bien avant la date des enjeux qui se présentent. Le personnage de Michel de Nostredame se prêtait à merveille à un tel stratagème : il avait une réputation flatteuse d’astrologue, il était décédé et pouvait avoir laissé des documents inédits, et il appartenait à une génération antérieure à celle des faussaires.

Jacques Halbronn
Paris, le 12 mai 2003

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Vers une révolution copernicienne
concernant la genèse des Centuries

    Comment reconnaître le modèle de la copie, telle est une question qui se pose dramatiquement en ce qui concerne l’Histoire des Centuries et nous voudrions apporter les éléments méthodologiques nécessaires pour réaliser une révolution copernicienne, à savoir qui “tourne” autour de qui, ce qui revient en effet à se demander qui imite, qui suit, qui.

   Nos travaux concernant les emprunts linguistiques33 et notamment pour ce qui est de la relation mimétique de l’anglais par rapport au français nous aideront à mieux cerner la question de l’identification du modèle qui sert de matrice pour le faussaire. Dans la langue emprunteuse, la diachronie est sensiblement plus sommaire que dans la langue prêteuse qui atteste d’une évolution plus graduée, quant à la genèse du mot considéré. Or, les Centuries s’apparentent à une langue en ce qu’elles comportent toute une série de strates dont seules certaines sont attestées dans le corpus des éditions soupçonnées d’être des contrefaçons.

   Par “faille diachronique”, nous entendrons l’inévitable insuffisance du processus imitant par rapport au processus imité dans la mesure où le mimétisme est nécessairement confronté à la cohérence diachronique, c’est-à-dire à l’articulation des étapes les unes par rapport aux autres, selon une succession logique.

   L’élément mimétique tend à simplifier ce à quoi il se réfère, il ne procède que par sondages, par coupes, et finalement de façon plus ou moins sporadique, ne recourant qu’à des emprunts ponctuels. En d’autres termes, il faut s’attendre à ce que la copie soit plus pauvre d’un point de vue évolutif que l’original.

   A contrario, il nous semble bien peu probable que la diachronie de l’original soit plus pauvre et plus simple que celle de la copie.

   Bien entendu, le cas des éditions nostradamiques s’il s’inscrit, on va le voir, dans un tel schéma, offre des particularités qui tiennent à sa complexe stratification, les imitations faisant à leur tour l’objet de reproductions.

   Nous nous efforcerons de montrer que les contrefaçons ayant conduit à produire des éditions datées de 1555, 1557, 1566, 1568 constituent un processus diachronique très simplifié par rapport aux éditions ayant servi de modèle et qui, du moins en ce qui concerne celles dont nous disposons, s’étalent entre 1588 (éditions de Paris) et 1650 (édition de Leyde).

   L’étude qui suit a pour objet de montrer que les éditions datées des années 1555 - 1568 constituent comme une sorte de résumé succinct et partiel des éditions datées des années 1588 - 1650, que le nombre d’étapes correspondant au groupe 1588 - 1650 est sensiblement plus important que celui correspondant au groupe 1555 - 1568, ce qui signifie que ce dernier groupe comporte des sauts diachroniques, des chaînons manquants.

   C’est pourquoi l’utilisation des éditions datées entre 1555 et 1568 dans une perspective biographique est extrêmement discutable.34

   A propos de chronologie des éditions nostradamiques, nul, parmi les nostradamologues, n’ignore que les centuries VIII - X annoncent la victoire du camp protestant sur le camp catholique.35 Il semble bien que les deux camps se soient très tôt affronté en se disputant les dépouilles supposées d’un Nostradamus posthume. Or, on rappellera également que les éditions de Rouen, Paris et Anvers, qui paraissent sous la Ligue ne comportent pas les Centuries VIII - X pas plus que l’Epître à Henri II. Le seul fait que cette Epître ait été exclue par le camp catholique en souligne, selon nous le caractère réformé et il est bon, en la circonstance, de tenir compte de l’attitude des contemporains qui, mieux que nous, savaient à quoi s’en tenir. On a montré, dans un autre texte36 que la présence de Gog et Magog figurant, en anagramme quelque peu corrompu, dans l’Epître à Henri II constituait un thème propre au prophétisme réformé de l’époque.

   On peut rétroactivement penser que cette Epître - dont on peut supposer raisonnablement qu’il en a existé aux moins six versions - qui sous la forme qu’elle revêt dans les éditions des Centuries conservées renvoie à l’année 1585 - pour ne pas parler de l’interpolation plus tardive encore de 1606 et de ce qui dans la dite Epître concerne, au niveau des positions planétaires, cette année 160637 - parut pour la première fois peu avant cette date de 1585, puisque telle est la règle du jeu prophétique que l’on aborde un futur proche pour sensibiliser les esprits. En 1584, le duc d’Alençon décédait et laissait, du moins en principe, le champ libre au réformé Henri de Navarre, cousin assez éloigné du roi Henri III.

   Il est deux quatrains - 43 et 44, ce dernier étant une allusion transparente aux Bourbons (cf. infra) - qui nous semblent illustrer une telle situation et qui ne figure pas dans les éditions de 1568 qui ont servi, après celle de 1566 - comportant le Legis Cantio - sur la distinction Legis Cantio / Legis Cautio (cf. infra l’étude que nous reprenons du Nostradamus astrophile de P. Brind’amour) - et 99 quatrains à la VI - au XIXe siècle, du fait de Torné Chavigny et de Le Pelletier, à constituer ce qu’on peut appeler le “canon” nostradamique, généralement adopté de nos jours. Quatrains qui bien qu’appartenant à la centurie VII ne figure pas non plus dans les éditions datées de 1557, lesquelles comptent, l’une, 40 quatrains, l’autre 42 quatrains. Notons que l’édition de 1566 n’a pas été disqualifiée par l’étude du matériel d’édition mais par une incongruité au niveau de l’adresse du libraire, Pierre Rigaud n’exerçant pas à l’époque - il n’est attesté qu’au début du XVIIe siècle - ce qui d’ailleurs désigne probablement la date des documents utilisés par les faussaires du XVIIIe siècle, qui n’ont nullement inventé ce libraire dont on connaît des exemplaires non datées à 99 quatrains à la centurie VI, probablement contemporaine de celles, pas datée davantage, d’un autre libraire lyonnais Jean Poyet voire celle des Héritiers de Benoist Rigaud, qui offrent les mêmes caractéristiques. Resterait à étudier l’édition des Centuries conservée à la Bibliothèque de l’Université de Londres, fonds Harry Price, dont les deux volets portent respectivement les dates de 1594 et 1596 et sont assignées à Benoist Rigaud qui terminait alors sa carrière. Nous avons consulté autrefois ces exemplaires mais il nous faut vérifier les points ici débattus et comptons combler cette lacune dans les prochaines semaines.

   Pour tous les exemplaires comportant le Legis cantio et, ce qui va nécessairement avec 99 quatrains à la VI - soit deux éléments de corruption associés - nous pencherions, jusqu’à nouvel ordre, avec Daniel Ruzo38 vers la date de parution de 1611, au lendemain de l’assassinat d’Henri IV et au début de la régence de Marie de Médicis.39. La date de “c 1600” proposée par Benazra et Chomarat ne nous semble donc pas acceptable et induisant en erreur quant à la production d’éditions à dix centuries comportant 99 quatrains à la VIe centurie avant 1605. Nous pensons que l’exemplaire d’Utrecht de l’édition Antoine du Rosne datée de 1557, avec ses 99 quatrains à la VI et son Legis Cantio appartient à cette même période de la fin du règne d’Henri IV ou du début de la régence de Marie de Médicis. Une vingtaine d’années et non deux mois sépareraient donc les deux éditions des Centuries assignées au même libraire lyonnais. Le fait que l’exemplaire le plus tardif soit daté du mois de septembre 1557 et le plus ancien du mois de novembre 1557 n’y change évidemment rien.

   Si l’exemplaire d’Utrecht ne comportait pas le Legis cautio, nous aurions pu envisager une date antérieure à celle de l’exemplaire de Budapest mais la présence du Legis cantio nous conduit à penser le contraire. Il n’en reste pas moins qu’il a du exister une édition comportant le Legis Cautio plus ancienne que l’édition conservée à Budapest et en ce sens l’exemplaire d’Utrecht reflète un état antérieur à l’exemplaire de Budapest mais il n’en s’agit pas moins d’une contrefaçon postérieure.

   Les éditions qui comportent les deux quatrains en question les numérotent 43 et 44 :

43
“Lors qu’on verra les deux licornes
L'une baissant l’autre abaissant
Monde au milieu, pillier aux bornes
S’enfuira le neveu riant.”

44
“Alors qu’un bour sera fort bon
Portant en soy les marques de justice
De son sanglot portant son nom
Par suite injuste recevra son supplice.”

   Il est fait ici allusion au passage d’une dynastie à l’autre, celle des Valois, baissant et celle des Bourbon, abaissant, donc dominant. Les licornes représentent traditionnellement la maison royale de France.40 Quant au premier verset du quatrain 44, il est transparent et fait référence aux Bourbon. (bour bon).

   On trouve, en prenant quelques éditions au hasard, récemment étudiées à la Bibliothèque de Lyon La Part Dieu, ces deux quatrains dans les éditions de 1650, à Leyde, de 1689, à Cologne, dans l’édition de 1691, à Rouen, dans l’édition de 1710, également à Rouen. Or, on voit mal l’intérêt de produire de tels quatrains à une époque où les Bourbons sont bien en place et en sont déjà à leur troisième génération régnante. Il nous semble que ces quatrains ont du fonctionner beaucoup plus tôt et sont réapparus après avoir été censurés par le camp catholique. En effet, le quatrain 100 de la VIe centurie est attesté dès 1594 (cf. infra) et la forme correcte du Legis Cautio l’est dès 1605 (cf. infra) mais sans les quatrains 43 et 44 qui ont pu avoir été évacués puis rétablis, après la mort de Richelieu, en 1642, et de Louis XIII, en 1643, avec la régence de l’espagnole Anne d’Autriche, Louis XIV n’étant âgé que de 5 ans. Ce double décès semble avoir déclenché un âge d’or des Centuries, à partir de 1643.41

   Si l’on rappelle que selon nous la première édition à dix centuries - ce qui correspond grosso modo à la miliade annoncée dans l’Epître à Henri II - est vraisemblablement d’initiative réformée, cela vaut ipso facto pour les Centuries V - VI et VII, inconnues de Crespin, dans sa compilation des Prophéties à la nation française & à la puissance divine.42 Il serait donc logique que les quatrains annonçant le relais des Valois vers les Bourbons soient présents à la fin de la Centurie VII.

   Au demeurant, ces deux quatrains nous semblent plus anciens que le quatrain 42.43

   “Deux de poison saisis nouveaux venus etc” qui feraient selon nous référence aux événements ayant précédé le mariage d’Henri IV avec Marie de Médicis, en 1600. Or, étrangement, ce quatrain, lui, figure, dans les éditions datées de 1557, lesquelles en revanche ne comportent pas les quatrains Licornes et Bourbon !

   Il conviendrait également de s’intéresser à la fin de la Centurie VI dont un quatrain semble également avoir disparu dans le canon nostradamique, c’est le quatrain 100, figurant dans certaines éditions :

“Fille de l’Aure, azyle du mal sain
Où jusqu’au ciel se voit l'amphithéâtre
Prodige veu, ton mal est fort prochain
Seras captive & deux fois plus de quatre.”

   Il nous semble que ce quatrain vise Catherine de Médicis, fille de Laurent de Médicis, veuve d’Henri II, mère des derniers Valois, d’où le jeu de mots : fille de l’Aure et qui n’était pas très bien vue par le camp réformé à la fin de sa vie et qui ne mourut qu’en 1589 et qui fut associée à la Saint Barthélémy (1572).

   Or, ce sont les mêmes éditions qui comportent ce quatrain et les deux quatrains 43 et 44 susnommés qui comportent le quatrain “Médicis” et inversement celles qui ne comportent les quatrains Licornes et Bourbon ne comportent pas davantage le dit quatrain “Médicis”. On a donc là trois quatrains maudits et bannis du canon nostradamique et des éditions datés de 1557 et 1568, toutes moutures confondues, ce qui semble indiquer que ces éditions là émaneraient toutes du camp catholique et seraient des éditions protestantes expurgées car s’il était encore possible d’évacuer les centuries VIII - X et l’épître les accompagnant, il avait probablement paru préférable de garder l’ensemble de sept centuries quitte à évacuer certains éléments trop éloquents.

   Comment l’évacuation se fit-elle ? Dans certains cas, on a purement et simplement supprimé le quatrain 100 sans le remplacer. C’est le cas de l’exemplaire de Budapest de l’édition Antoine du Rosne dont la Centurie VI s’arrête au quatrain 99 et ne comporte pas de texte en latin. Nous proposerons de rapprocher cette contrefaçon de l’édition anversoise de 1590 qui ne comporte que 99 quatrains à la centurie VI et pas de texte latin avant de passer à la Centurie VII. De là à dire que l’exemplaire de Budapest dérive de l’édition anversoise, conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal (Paris) cela est fort probable à un détail près, c’est que cette édition ne comporte pas 40 quatrains à la VII mais seulement 35, ce qui correspond selon nous à une censure comme pour le dernier quatrain de la VI. L’édition anversoise, en revanche, comporte une Centurie IV parfaitement lisse et d’un seul tenant à la différence des éditions parisiennes de 1588 / 1589 conservées. Or, ce trait d’une centurie IV sans raccord est propre aux éditions datées de 1557. Nous pensons que l’exemplaire de Budapest doit être daté autour de 1590 mais on peut raisonnablement penser qu’un état antérieur (cf. infra) a pu exister avec seulement six centuries car si le 100e quatrain a disparu, pourquoi pas l’avertissement latin ? On a déjà signalé, ailleurs, à propos des Centuries IV et VII que les ultimes quatrains d’une édition étaient singulièrement exposés aux additions mais cela vaut aussi pour les suppressions. Or, les éditions parisiennes de 1588 / 89 se présentent sous le titre suivant :

   Les prophéties de M. Michel Nostradamus (...) revues & additionnées par l’Autheur, pour l’an mil cinq cens soixante & un de trente neuf articles à la dernière centurie44

   Cette “dernière centurie”, c’était très vraisemblablement la sixième centurie et l’addition les quatrains qui prendraient le nom de VIIe Centurie lors de la parution d’un ensemble à dix centuries, vers 1584 (cf. infra).

   A propos de l’avertissement latin, qui concluait la VIe Centurie, et qui subsista le plus souvent - mais pas toujours45 quand elle ne fut plus en position terminale, P. Brind’amour a consacré un développement que nous reprenons ici en partie.46 Le texte est issu du De honesta disciplina de Petrus Crinitus, dont une édition parut à Lyon, en 1543.

Legis cautio contra ineptos criticos
Quoi legent hosce libros, mature censunto
Profanum uolgus & inscium, ne attrectato
Omnesque legulei, blenni, barbari procul sunto
Qui aliter faxit, is rite sacer esto.

   Entre autres variantes, le mot legulei aurait été ainsi remplacé, dans les Centuries, par Astrologi :

Qui legent hosce versus mature censento
Profanum vulgus & inscium ne attrectato
Omnesque Astrologi, Blenni, Barbari procul sunto
Qui aliter faxit, is rite sacer esto.

   Brind’amour situe, sans autre forme de procès, ce texte comme étant le quatrain 100 de la Centurie VI - sans que l’on sache exactement de quelle édition il s’est servi - et le traduit ainsi :

“Caution de Loi contre les critiques ineptes
Ceux qui liront ces vers, que mûrement ils (les) méditent;
Que la foule profane et ignorante ne (les) touche pas
Et que tous les astrologues, les rustres, les barbares s’en éloignent
Celui qui aura agi autrement qu’il soit selon le rite (déclaré) sacré.”

   Brind’amour précise (à la note 163) que “sacré” ici signifie “maudit”. On notera que le texte latin de l’exemplaire d’Utrecht comporte exactement, avec strictement la même ponctuation, les mêmes corruptions que le reprint (Benoist Rigaud, 1568) de M. Chomarat :

“Legis Cantio (sic) contra ineptos criticos
Quos (sic) legent hosce versus maturé (avec un accent) censunto
Profanum vulgus, & inscium ne attrestato (sic)
Omnesq (en abrégé) Astrologi Blenni, Barbari procul sunto
Qui aliter facit, is rite, sacer esto.”

   On trouve aussi (p. 124) une autre variante - astrectato - dans l’édition lyonnaise non datée de Jean Poyet47, qui pourrait être postérieure à l’édition de 1605, en ajoutant que cette édition ne comporte que 42 quatrains à la VII. Ruzo date cette édition de 1614, dernière année d’activité de Poyet.48 Benazra tout comme M. Chomarat situent cette édition vers 1600 mais son caractère incomplet et corrompu la placerait plutôt, selon nous, après celle de 1605. Cela montre en tout cas que le Legis cautio a donné lieu assez vite à l'apparition d’un Legis cantio et c’est à partir de ces formes dérivées que furent constituées les contrefaçons datées de 1557 - pour l’exemplaire d’Utrecht - et de 1568 sans parler de 1566 où le même phénomène peut s’observer.

   Le cas le plus remarquable est attrestato au lieu d’attrectato, coquille dont on peut difficilement imaginer qu’elle se retrouve par hasard d’un édition à l’autre. Décidément, Michel de Nostredame aurait été bien négligent de laisser paraître de son vivant, en 1557, lui bon latiniste, comme l’atteste sa correspondance, un texte aussi déformé !

   Or, dans les éditions aux trois quatrains, le texte latin est ainsi rendu de façon satisfaisante :

Legis Cautio contra ineptos criticos
Qui legent hosce versus, mature censunto
Prophanum vulgus & inscium ne attrectato
Omnesque Astrologi, Blenni, Barbari procul sunto
Qui aliter facit, is rite sacer esto.

   Encore une fois, des éditions plus tardives semblent plus complètes, plus correctes quant au latin et de ce fait plus proches du texte de Crinitus. On notera que Bareste signale le Legis Cantio dans son Nostradamus, Paris, Maillet, 1840, p. 191, mais à la suite du quatrain 100. Il s’agit là en fait de sa part d’une reconstitution de sa part assez peu réussie à partir de plusieurs éditions.

   Robert Benazra a attiré l’attention sur une édition datée de 1605, Les Prophéties de M. Michel Nostradamus, reveues & corrigées sur la copie imprimée à Lyon par Benoist Rigaud49 : “La centurie VI comporte, outre les 99 quatrains des éditions lyonnaises de Benoît Rigaud un quatrain supplémentaire numéroté 100.” En fait, ajoute fort pertinemment R. Benazra, Jean Aimé de Chavigny le cite, tant en français qu’en latin, dans La Première Face du Janus François.50 C’est en effet le n °113 (pp. 106 - 108) du Janus Gallicus de 1594 mais le commentaire ne renvoie nullement à Laurent II de Médicis. Dans le JG on relie l’Aure à la ville d’Orange (Aurange), et à un événement survenu en juin 1562, à savoir le “sac & prise” de la dite ville par les Protestants, donc postérieur aux éditions des années 1550 : “Il appelle Aurange poétiquement fille de l’Aure, pour ce qu’estant me lieu eslevé sur le clin d’une montagne, il est ordinairement agité des aures & vents”. Il s’agirait donc là d’une prédiction réussie de Michel de Nostredame mais on voit mal en quoi une telle allusion à un événement très ponctuel aurait pu justifier la censure du dit quatrain. Dans l’Eclaircissement des véritables quatrains (1656), non pas dans l’imprimé mais dans le manuscrit - fort incomplet - de Giffré de Rechac que nous avons retrouvé51, on retrouve le même commentaire, ce qui montre que l’auteur se servait d’une édition comportant ce quatrain, à moins qu’il n’ait été complété par le Janus Gallicus - rappelons que cet ouvrage comporte une édition avec le titre français et une autre avec le titre latin, mais à contenu bilingue identique - dont il s’inspire et qu’il cite fréquemment. En revanche, un peu plus haut, le quatrain 63 de la même Centurie VI est bien associé par Giffré de Rechac à Catherine de Médicis52 : “La dame seule au règne demeurée etc.”, “Catherine de Médicis régente après la mort d’Henry second (sic, lire François second)”. Là encore, il s’agit d’une prédiction réussie puisqu’il faudra attendre la fin de 1560 pour que débute la régence.

   Dans le JG, ce quatrain est désigné non pas comme un quatrain rajouté mais bien comme “Cent. 6 Quat. 100” alors qu’on ne connaît aucune édition comportant le dit quatrain avant cette date, à savoir dans aucune édition du groupe 1555 - 1568, ce qui disqualifie le dit groupe sur le plan diachronique. Autrement dit, le JG s’appuie sur une édition non conservée des Centuries. Mais l’édition datée de 1605 comporte un autre élément (p. 60), non relevé par R. Benazra, à savoir que c’est aussi la première édition comportant le Legis Cautio, s’intercalant entre les deux centuries VI et VII ; les éditions antérieures connues ne comportant que le Legis Cantio, fautif, ce qui nous conduit à penser qu’elle est antérieure à toutes les éditions connues datées de 1568 qui en dériveraient.

   A ce propos, il existe un exemplaire daté de 1568 qui nous semble directement dérivé de celui de 1605, du fait qu’il comporte la même vignette d’un homme dessiné jusqu’à la taille, et qui est conservé notamment à la Bibliothèque de Lyon La Part Dieu (cote B 508866) : Les Prophéties de M. Michel Nostradamus médecin du Roy Charles IX & l’un des plus excellens astronomes qui furent iamais, à Lyon, 1568. (sans mention de libraire). Il comporte en effet le Legis Cautio et le quatrain 100 de la Centurie VI à la différence des autres éditions conservées portant la date de 1568, édition au demeurant datant de la Fronde en raison de ses quatrains relatifs à Mazarine. C’est en réalisant une contrefaçon datée de 1568, vers 1649 à partir de l’édition de 1605 que le Legis Cautio et le quatrain 100 de la Cenurie VI ont refait surface, 44 ans plus tard, avec exactement la même mise en page et la même pagination pour les pages 59 et 60 correspondant à la fin de la Centurie VI et au début de la Centurie VII. En revanche, les éditions lyonnaises à deux volets parues, sous divers noms de libraires53, à partir de 1644, avec le portrait d’Augier Gaillard54 ne comportaient plus que 99 quatrains à la centurie VI et le Legis cantio.

   Il faut ajouter le cas de l’édition troyenne de Pierre du Ruau, non datée, et assez semblable à celle de Pierre Chevillot - notamment en ce qu’elle est associée à une édition tronquée du Mirabilis Liber intitulée Recueil des prophéties et révélations tant anciennes que modernes - avec laquelle néanmoins elle ne saurait être assimilée et d’abord parce que l’édition Du Ruau (cf. supra) comporte le Legis Cautio et le quatrain 100 à la VIe Centurie alors que celle de Chevillot comporte le Legis Cantio et pas de quatrain 100 à la VI. L’édition du Ruau comporte les quatrains des almanachs (dits Présages), ce qui n’est pas le cas de l’édition Chevillot mais toutes deux comportent les sixains avec cependant une présentation quelque peu différente : dans l’édition du Ruau, il est rappelé que le connétable se nommait Montmorency alors que dans l’édition Chevillot, on se contente de son titre de connétable, sans autre précision. Chez Chevillot, les sixains sont présentés comme correspondant à l’an 1600 tandis que chez Du Ruau, il est seulement indique “de ce siècle”, il est vrai bien entamé. Au demeurant, nous dirons que l’édition Chevillot appartient à la série des éditions apparues après 1605 et comportant diverses corruptions tandis que l’édition Du Ruau est moulée sur l’édition 1605, si l’on excepte les annexes que sont les sixains et les présages chers au Janus Gallicus mais elle ne comporte pas les quatrains consacrés à Mazarin à la VII. Néanmoins, la mise en page de l’édition Du Ruau est très proche de celle de la resucée de l’édition de 1605 datée de 1568 et qui parut sous la Fronde. Autrement dit, l’édition troyenne Chevillot daterait du début de la Régence - Louis XIII sera majeur en 1614, à l’âge de 13 ans - tandis que l’édition Du Ruau daterait de 1649, étant donné qu’on ne connaît pas d’édition comportant le Legis Cautio et le quatrain 100 de la VI avant cette date, c’est-à-dire avec une éclipse de plus de quarante ans.

   Si l’édition 1605 comporte la référence à 1568 à l’instar de celle de Du Ruau, il est probable qu’elle se référait alors à l’édition de 1568 perdue, vraisemblablement parue en 1584 et non à des contrefaçons qui n’existaient pas encore puisqu’elles dériveraient d’elle, tout en différant entre elles sur divers points, comme la présence ou l’absence des sixains, ce qui laissa croire à certains que telles éditions étaient moins fausses que d’autres et pouvaient même être authentiques. Il est évident que l’idée d’une édition datée de 1568 est empruntée à cette édition de 1605 qui en fait mention et qui a d’ailleurs, elle-même, donné lieu à une édition datée de 1568 mais sans mention de libraire.

   Quels événements conduisirent à remanier l’épître à Henri II, notamment pour tout ce qui concerne l’année 1606. Cela pourrait être du à la ce qu’on appela la “révolte du midi” contre le roi rassemblant des adversaires de l’édit de Nantes, soutenus par l’Espagne. Le complot fut déjoué mais il est possible que les mécontents se soient servi des Centuries pour ameuter l’opinion. Un des chefs de la révolte était le duc de Bouillon, Henri de La Tour d’Auvergne, dont Sedan qui lui fut confisqué était un grand centre de la vie protestante, qui jusque là était resté extérieur au royaume. Rappelons que le duc de Biron, maréchal de France, s’était révolté en 1602, et avait été exécuté, ce que rappelle un sixain par l’anagramme Robin. C’est dire que la période 1602 - 1605 était assez troublée et cela peut expliquer un certain renouveau du centurisme, attesté par la production de Sylvestre Moreau, dès 1603.

   Ne doit-on pas s’étonner, par ailleurs, qu’encore en 1588, le libraire rouennais publiait une édition à quatre centuries55, ouvrage indispensable, avec les fragments de la compilation Crespin de 1572, pour établir une véritable édition critique des premières Centuries (et malheureusement inaccessible pour l’heure) et qui se présentait comme telle, en son titre, cela semble montrer qu’à cette date l’édition à sept ou à dix centuries était chose récente. On voit mal comment une édition à 4 centuries aurait pu survivre après tant d’éditions à sept centuries, en 1557 et surtout en 1568. Le témoignage de Crespin nous confirme qu’aucune édition à sept centuries n’était disponible en 1572. La première occurrence d’une édition comportant une amplification de l’édition à quatre centuries, pour atteindre sept centuries, date vraisemblablement de 1584.

   On peut difficilement admettre qu’un état fautif précède un état correct alors que l’inverse peut être lié à une erreur de copiste. Nous aurions donc un ensemble d’éditions datées de 1568 et / ou de 1605, bien des éditions datées de 1568 comportant l’Epître à Henri IV datée de 1605 et qui ne serait pas antérieur à 1605, ce qui explique la présence du quatrain 42 à la VII relatif à l’empoisonnement de Gabriel d’Estrées en 1599 ainsi que la mention de 1606, à savoir l’année suivante, dans l’Epître à Henri II, année se juxtaposant à l’année 1585. Ce qui nous conduit à penser que l’édition supposée parue à Cahors ne date pas de 1590 puisqu’elle comporte “déjà” la mention de 1606 dans la dite Epître. Une des toutes premières attestations de cette Epître à Henri II avec mention de 1606 serait la Nouvvelle (sic) Prophétie de M. Michel Nostradamus, Dédié au Roy, Paris, Sylvestre Moreau56 signalée par E. Bareste dans son Nostradamus.57

   Or, dans l’édition de Leyde, de 1650, on trouve à la fois le quatrain 100 (Médicis) et le Legis Cautio. D’ailleurs, toutes les éditions comportant les 3 quatrains susnommés comportent ce texte mais sans nullement le situer dans la Centurie VI. Il se situe en fait entre la Centurie VI et la Centurie VII puisque sous le Legis Cautio on annonce la Centurie VII et au dessus il y a généralement une frise qui le sépare de la Centurie VI. Un des rares cas où ne figure pas le Legis cautio alors que figurent les trois quatrains est l'édition de Cologne, de 1689. En revanche, dans les éditions ne comportant pas les trois quatrains, le Legis Cautio sous la forme corrompue de Legis Cantio figure bel et bien dans la Centurie VI pour remplacer en quelque sorte le quatrain 100 manquant.

   On signalera que la première édition anglaise des Centuries, en date de 1672, réalisée par Théophile de Garencières (Prophecies or prognostications of Michael Nostradamus etc, Londres) comporte le quatrain 100 sur “La fille de l’aure”, à la centurie VI et à sa suite le Legis Cautio, sous sa forme correcte. En revanche, en ce qui concerne les derniers quatrains de la Centurie VII, on a conservé les quatrains relatifs à la Fronde et à Mazarin (42 et 43) et on n’y trouve pas les quatrains Licornes et Bourbon.

   Nous disposons ainsi d’un ensemble de quatre modules, trois en français et un latin, situés à la fin de la centurie VI et à la fin de la Centurie VII qui caractérisent, par leur présence ou par leur forme latine plus correcte, une certaine “famille” d’éditions faisant pendant à une autre famille certes réputée plus ancienne mais selon nous au prix de contrefaçons antidatées.

   De deux choses l’une, ou bien l’exemplaire de Budapest, dont un reprint est paru introduit par R. Benazra, en 1993, aux Ed. M. Chomarat, et qui ne comporte que 99 quatrains à la Centurie VI est antérieur aux éditions comportant le quatrain 100 Médicis ou bien il est postérieur et l’absence du dit quatrain anti-Médicis serait le fait d’une censure ou du moins d’un rejet. On voit mal pourquoi la première édition connue de la centurie VI ne comporterait que 99 quatrains, ce qui est au demeurant aussi le cas de l’exemplaire d’Utrecht dont le texte latin n’est pas présenté comme étant le quatrain 100.

   Comparons les deux exemplaires de Budapest - daté du 3 novembre 1557 et d’Utrecht, daté du 6 septembre 1557, il nous semble assez évident que l’exemplaire de Budapest qui ne comporte pas le Legis cantio / cautio est postérieur à l’exemplaire d’Utrecht, si l’on suit une logique de suppression : entre septembre et novembre, on supprime le Legis Cantio et deux quatrains à la VII. C’est la seule façon d’expliquer pourquoi l’exemplaire le plus ancien comporte plus d'éléments que le plus tardif, à moins de supposer, un peu vite, une bévue des faussaires. Selon notre raisonnement, l’étape avant celle de novembre 1557 comportait le 100e quatrain de la VIe centurie, ce qui est attesté par nombre d’éditions à partir du milieu du XVIIe siècle. Autrement dit, en bout de chaîne, le Legis cautio est éliminé mais c’est un cas unique, propre à l’exemplaire de Budapest, à 99 quatrains à la VIe centurie et à 40 quatrains à la VII.

   Au demeurant, la présence du Legis Cautio à la fin de la VI nous semble l’indice qu’il ait pu exister une édition à six centuries s’achevant sur cet avertissement en latin. La centurie VII aurait été dans ce cas une addition à un ensemble de six centuries. Dans ce cas l’absence de l’avis latin dans l’exemplaire de Budapest serait bien la preuve du caractère tardif de cette édition mais on a vu que le cas s’était présenté en 1590 avec l’édition de François de St Jaure, à Anvers.

   Au demeurant entre l’édition de 1555 et celle de 1557 aurait existé un état intermédiaire à VI centuries mais bien entendu nous entendons par là l’existence d’une matrice plus tardive mais il est probable que cet état intermédiaire n’ait pas débouché sur une contrefaçon antidatée, il y aurait donc un hiatus dans la chaîne chronologique des contrefaçons.

   Comment serait-on passé de six centuries pleines - ce qui n’est plus le cas des éditions de 1557 qui n’ont pas de 100e quatrain à la VI - à un ensemble comportant une quarantaine de quatrains ? On peut supposer qu’avant de parvenir à dix centuries, on s’était contenté de trois fois 300, d’où les formules “dont il y en a trois cens qui n’ont encores iamais esté imprimée” et “Centuries VIII.IX.X”, encore que cette dernière formule suppose précisément qu’il ait déjà existé une centurie VII.

   Ainsi, l’existence du Legis Cautio et la suppression d’un quatrain terminal à la VI nous invitent à accepter la possibilité d’un état intermédiaire entre les éditions à 4 et à 7 centuries, étant entendu que l’édition comportant la mention Centuries VIII - IX - X est nécessairement postérieure à l’apparition de la “centurie” VII.58

   Il convient de situer l’apparition des quatrains Licornes et Bourbon autour de 1584, appartenant à une édition aujourd’hui disparue et seulement attestée par Du Verdier, par le contenu de l’Epître à Henri II et par l’annonce de la victoire de Mendosus alias Vendôme. En tout cas, on peut difficilement concevoir l’opportunité de la production des quatrains Licornes et Bourbon, après 1599 alors que la position d’Henri IV et de sa dynastie - le futur Louis XIII naît en 1601 - au lendemain de l’édit de Nantes, ne fait guère plus problème. Certes, on nous objectera que ces quatrains sont bien réapparus par la suite mais une chose est de les produire, une autre de les reproduire, comme nous pensons que ce fut le cas, rappelant ainsi à quel point Nostradamus avait su prévoir l'avènement des Bourbons, ce qui ne pouvait que contribuer au prestige des Centuries.

   Les éditions parues à Paris en 1588 - 1589 seraient ainsi expurgées des éléments favorables au camp réformé d’où des centuries VI et VII bien incomplètes, ce qui exclut d’en faire la source directe des contrefaçons de 1557, beaucoup plus achevées59 et l’interpolation de quatrains annonçant la ruine du dit camp réformé, dont la capitale était Tours, comme le quatrain 46 de la centurie IV comportant l’avertissement suivant : “Garde toy Tours de ta proche ruine” et qui figure d’ailleurs curieusement dans l’édition Macé Bonhomme, datée de 1555.60

   De quand, donc, dater les éditions contrefaites de 1557 mais aussi par la même occasion celles datées de 1568, on peut se demander s’il ne faudrait pas finalement toutes les dater de 1605, date qui figure surajoutée dans l’Epître à Henri II, laquelle se trouve reprise dans le second volet des éditions de 1568. Rappelons que selon nous les éditions de 1557 avaient pu être elles aussi accompagnées d’un second volet qui n’aurait pas été conservé. On sait que nombre d’éditions datées de 1568 ont été disqualifiées, non point du fait de l’étude de l’état matériel des ouvrages - ce qui reste un argument assez peu concluant par lui-même en dépit des affirmations d’un J. P. Laroche, coauteur de la Bibliographie Nostradamus (Baden-Baden, Koerner, 1989) - mais en ce qu’elles comportaient une Epître à Henri IV, introduisant 58 sixains et datée de 1605. Il est également possible que l’assassinat du roi en 1610 ait constitué un tournant dans la production des Centuries. Pourquoi cette date de 1606 avancée dans l’interpolation de la dernière mouture de l’Epître à Henri II ?

   On notera, a contrario, que l’addition à la centurie VII de deux quatrains sous la Fronde consacrés à Mazarin n’a pas été conservée au delà de la période de la Fronde, ce qui nous conduit à penser que les quatrains Licornes et Bourbon avaient une toute autre ancienneté.

   On peut penser que l’initiative de ces éditions reviendrait au camp catholique fort remonté contre des protestants ayant obtenu à leurs yeux trop d’avantages, ce qui aboutira en 1627 au siège de La Rochelle, ville protestante.61 Or, c’est à partir de cette date que les éditions des Centuries vont vraiment paraître régulièrement62 et c’est précisément alors que les quatrains Licornes et Bourbon ainsi que le quatrain Médicis tout comme une version correcte du Legis cautio vont figurer dans certaines éditions des Centuries. C’est dire de quelle façon pèse le XVIIe siècle dans l’Histoire des Centuries, surtout si on le fait commencer dans les quinze dernières années du XVIe siècle, lors des ultimes années des Valois. Quelque part, le débat entre nostradamologues n’opposerait-il point seiziémistes fidèles aux Valois et dix-septiémistes loyaux envers les Bourbons ?

   A l’issue de la présente étude, on aura remarqué à quel point la comparaison entre deux ensemble de textes dont il s’agit de déterminer lequel a servi de matrice au premier peut se révéler utile. Il nous semble hautement improbable, par conséquent, que la copie soit plus alambiquée que l’original. Certes, nous avons signalé que la première Epître à Henri II avait généré cinq moutures successives mais il s’agit là en réalité de ce que nous serions tentés de qualifier d’original, même si c’est le fait de faussaires. Ce qui nous intéresse, c’est comment ces copies ont été, elles-mêmes copiées, ce qui constitue un ensemble à trois niveaux :

   I - le niveau des productions de Michel de Nostredame : Almanachs, présages et pronostications annuelles et leurs épîtres.

   II - le niveau des prétendues publications posthumes et de leur actualisation à partir d'éléments conservés du niveau I.63

   III - le niveau des contrefaçons réalisées à partir du niveau II et la réalisation d'éditions supposées parues du vivant de Michel de Nostredame de façon à ce que le niveau III vienne s’imbriquer dans le niveau I, en constituant de faux originaux alternant diachroniquement avec les vrais jusqu’en 1566 / 1567.

   La diachronie des éditions 1555 - 1568 nous apparaît en effet comme très incomplète, et surtout comme le stade final et non initial d’un processus tel qu’on peut l’appréhender, paradoxalement, par la suite. Actuellement, deux écoles n’en sont pas moins en présence, l’une qui veut que les dites éditions 1555 - 1568 soit le point de départ prolongé et amplifié par les éditions ultérieures et celle, la nôtre, qui soutient que ces “premières” éditions - encore qu’en ce qui concerne l’édition datée de 1566 la thèse de la contrefaçon est admise après que celle-ci ait servi de référence absolue sous le second Empire tout comme celle des pseudo-éditons de 1568 mais cela ne concernerait qu’une partie de l’ensemble, selon certains - ne sont que des moments espacés de la véritable diachronie et ne constituent nullement à elles seules une succession viable. On pourrait d’ailleurs parler d’un processus involutif comme on l’a vu pour le passage de l’édition conservée à Utrecht à celle conservée à Budapest, où la dernière en date tend vers une réduction du nombre d'éléments et non vers leur augmentation. Et de fait, la diachronie d’un processus semble de voir passer par une phase évolutive et une phase involutive. Les éditions de 1588 - 1589 sont en retrait par rapport aux éditions précédentes non conservées, parues vers 1584 tout comme les éditions qui ont servi aux contrefaçons de 1557 sont en recul, tant quantitatif que qualitatif, du fait de la corruption du Legis cautio par rapport à nombre d’éditions parues à partir de 1650. Rappelons également la réapparition vers 1650, d’une forme plus correcte du gog et magog (dog & dogam), pendant une période relativement courte, suivie à nouveau de formes corrompues.

   Certes, il est toujours possible de supposer l’existence d’éditions des années 1550 non conservées comportant initialement tel ou tel élément mais on voit mal comment le quatrain 100 visant négativement Catherine de Médicis aurait pu paraître sous le règne d’Henri II alors que Michel de Nostredame était bien en cour et que les guerres de religion n’avaient pas encore débuté - ce ne sera le cas qu’au début des années 1560, sous l’influence des Guise. L’Eclaircissement de Giffré de Rechac, dans sa partie imprimée, se termine par l’étude de ces premières années conflictuelles sous le bref règne de François II (pp. 399 et seq).

   Il convient de revenir sur la délicate question d’une édition à dix Centuries qui serait parue vers 1584 sous la forme d’une publication du libraire Benoist Rigaud, en date de 1568. En effet, nous avons émis par ailleurs l’hypothèse qu’aurait pu exister une édition à six centuries avant d’arriver à une édition à sept centuries. Il aurait fallu pour cela que cette édition fût antérieure à l’édition à dix centuries (7 + 3) de 1584. On peut supposer dès lors la chronologie suivante, en adoptant la numérotation habituelle des Centuries, en dépit de son anachronisme :

   1 - Une édition comportant les trois premières centuries et une autre comportant les trois dernières.

   2 - Une édition comportant une centurie IV incomplète s’ajoutant aux trois premières.

   3 - Une édition comportant six centuries englobant les trois premières centuries et la centurie IV incomplète en un ensemble de 600 quatrains (c 1582).64

   4 - Une édition comportant une addition de 39 quatrains à la dernière centurie, c’est-à-dire à la VIe.

   5 - Une édition à dix centuries, l’addition à la VIe centurie est désormais qualifiée de VIIe (c 1584).

   6 - Reparution du cas n° 4 (1588 - 1590) avec diverses retouches.

   La méthodologie que nous avons appliquée dans la présente étude relève de ce que nous avons appelé l’approche chronématique.65 Elle consiste à déterminer des chronèmes constituant un repère chronologique, un terminus a quo ou ad quem, comme dans le cas du Legis cautio / cantio ou dans l’affaire des 99 quatrains de la Centurie VI, ou dans la datation de tel quatrain renvoyant à un événement spécifique. Inversement, il existe aussi des chorèmes (chorématique) permettant de localiser un texte ou le plus souvent de considérer impossible telle localisation comme l’adresse d’un certain libraire ou en une certaine région. Par exemple, sous la Ligue, on pouvait difficilement s’attendre à ce que les Centuries VIII - X, annonçant la déconfiture des Guises, puissent paraître à Paris, capitale du parti catholique mais en revanche, il était probable que l’on y publie des textes contre Henri de Navarre et son gouvernement de Tours.66

   Cela dit, la mise en forme diachronique, chronématique n’est pas achevée mais elle est, nous semble-t-il, en bonne voie. Une façon efficace de procéder pour repérer les contrefaçons consiste à les confronter à des éditions réputées plus tardives et à montrer qu’elles n’en sont que la copie fautive et ponctuelle. La révolution copernicienne est donc bien d’actualité, puisque nous invitons à inverser les représentations à propos de la genèse des Centuries, quant au rapport entre le centre et ses satellites en ne se fiant pas aux apparences.

Jacques Halbronn
Paris, le 29 mai 2003

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Notes

1 Cf. les reproductions, in R. Benazra, RCN, Paris, Trédaniel, 1990, p. X. Retour

2 Cf. son étude “The 1941-Vreede-translation of The Prophecies and the 1558-Lyon-Edition” sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

3 Sur les publications françaises des Centuries, à cette époque, notamment en Belgique, voir notre ouvrage, La vie astrologique, années trente-cinquante, Paris, Trédaniel, 1995. Retour

4 Cf. reproduction, M.Chomarat & J. P. Laroche, Bibliographie Nostradamus, Baden-Baden, V. Koerner, 1989, n° 35, p. 116. Retour

5 Cf. BNF, Res Ye1 3. Retour

6 Cf. BNF, Ye 7374. Retour

7 Cf. R. Benazra, RCN, Paris, Trédaniel, pp. 258 - 264. Retour

8 Cf. éditions de 1568. Retour

9 Cf. Bibliographie Nostradamus, op. cit., p. 26. Retour

10 Cf. “Caractère et carrière posthumes des Centuries”, Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

11 Cf. Arsenal 8°S 14340. Retour

12 Cf. BNF, microfiche Ye 7362. Retour

13 Cf. R. Benazra, RCN, op. cit., pp. 207 - 208. Retour

14 Cf. Ed. Leyde, 1650, BNF Ye 7371. Retour

15 Cf. notre étude sur les éditions du temps de l’édit de Nantes, Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

16 Cf. nos Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

17 Cf. The true Prophecies or Prognostications, 1672, op. cit. Retour

18 Reproduit avec l’Abrégé de la vie et de l’histoire de Michel Nostradamus par Palaméde Tronc de Coudoulet, Intr. R. Benazra, Feyzin, Ed. Ramkat, 2001. Retour

19 Cf. RCN, op.cit. pp. 35 - 38. Retour

20 Cf. notre “contribution à la bibliographie nostradamique”, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

21 Cf. notre étude sur les éditions du Ve centenaire, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

22 Cf. RCN, op. cit., p. 71. Retour

23 Cf. RCN, op. cit. p. 90. Retour

24 Cf. Mon oncle le Crédule, vol. 1, Paris, BNF, R 29419. Retour

25 Cf. Janus Gallicus, p. 41. Retour

26 Cf. Eclaircissement, p. 311. Retour

27 Cf. notre étude sur le Site Ramkat.free.fr. Retour

28 Cf. notre étude sur les éditions de 1558. Retour

29 Cf. Nostradamus, mythe ou réalité, Paris, Laffont, 1999. Retour

30 Cf. notre fac-similé, in Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

31 Reproduites dans les Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cit. Retour

32 Cf. RCN, op, cit., planches p. X et détail pp. 122 et 125. Retour

33 Cf. la rubrique linguistique sur le Site Faculte-anthropologie.fr. Retour

34 Cf. notre critique des éditions parues à l’occasion du cinquième centenaire de la naissance de Michel de Nostredame, Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

35 Cet article prolonge celui que nous avions consacré au “caractère partisan des Centuries”, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

36 Egalement à lire sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

37 Cf. nos Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002, p. 88 et Le texte prophétique en France, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002. Retour

38 Cf. Le Testament de Nostradamus, Monaco, Ed. Le Rocher, 1982. Retour

39 Cf. R. Benazra, RCN, op. cit, pp. 147 - 150. Retour

40 Cf. notre étude “Le manuscrit 7321 A de la Bibliothèque Nationale de France etc”, Bulletin de Philosophie Médiévale, 38, Louvain la Neuve, 1997. Retour

41 Cf. R. Benazra, RCN, op. cit., pp. 195 et seq ; cf. sur régence et prophétisme, notre étude sur Lichtenberger et le Mirabilis Liber sur le Site Cura.free.fr. Retour

42 Dont on trouvera le fac-similé dans nos Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cit. Retour

43 Cf. notre étude sur les Centuries et l’édit de Nantes, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

44 Cf. planche in RCN, op. cit., p. X. Retour

45 Cf. édition Anvers, 1590 et exemplaire de Budapest 1557. Retour

46 Cf. Nostradamus, astrophile, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1993, p. 100. Retour

47 Cf. BNF, Res Ye 1788. Retour

48 Cf. R. Benazra, RCN, op.cit., pp. 145 - 146. Retour

49 Cf. BNF, Ye 7363. Retour

50 Cf. RCN, op. cit, p. 157. Retour

51 Cf. fol. 139, selon notre propre numérotation de l’exemplaire, à la Bibliotheca Astrologica, Paris. Retour

52 Cf. Eclaircissement, p. 396. Retour

53 Cf. R. Benazra, RCN, op. cit., pp. 198 - 205. Retour

54 Cf. notre étude sur le caractère et la carrière posthume des Centuries, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

55 Cf. Les Grandes et merveilleuses prédictions de M. Michel Nostradamus divisées en quatre Centuries, Rouen, Raphael du Petit Val, Collection Ruzo. Retour

56 Cf. Mazarine, 47253 B. Retour

57 Cf. op. cit. , pp. 256 - 257. Retour

58 Cf. notre étude sur les Centuries IV et VII, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour

59 Cf. leur description dans le RCN de R. Benazra, Paris, Trédaniel, 1990. Retour

60 Cf. notre étude “Les prophéties et la Ligue”, Prophètes et prophéties au XVIe siècle, Cahiers V.L. Saulnier, 15, Paris, 1998. Retour

61 Cf. notre étude “Pierre du Moulin, et le thème du pape Antéchrist” in Formes du millénarisme à l’aube des temps modernes, Paris, Champion, 2001. Retour

62 Cf. R. Benazra, RCN, op. cit., pp. 187 et seq. Retour

63 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

64 Cf. le cas Coloni, abordé sur le Site du Cura.free.fr. Retour

65 Cf. notre étude sur les méthodes des études prophétiques, sur le Site Faculte-anthropologie.fr. Retour

66 Sur les chorèmes, voir nos études “Les prophéties sous la Ligue”, Prophètes et prophéties au XVIe siècle, Cahiers Verdun Saulnier, 15, Paris, Presses de l’ENS, 1998) et “Pierre du Moulin et le thème du pape Antéchrist”, op. cit. Retour



 

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