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ANALYSE |
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La révolution anaragonique ou les Centuries comme commentaire des textes en prose |
Il est tellement plus simple de partir, avec Théo van Berkel, du principe que les Centuries et leurs épîtres relèvent d’une seule et même inspiration et de s’appuyer sur les dates inscrites sur les pages de titre des éditions des Centuries, il est là un paradis nostradamique dont malheureusement il faudra bien que l’on sorte tôt ou tard. Il nous semble, au vrai, que les historiens du livre sont tout à fait incapables de dater un ouvrage sans tenir compte de ce que dit le texte et sans recoupements divers et si l’on devait leur faire passer certains tests, pour distinguer entre une dizaine de feuillets, lesquels sont ou ne sont pas de telle époque, ils échoueraient lamentablement. De même est-il toujours possible de trouver des recoupements thématiques entre des textes, appartenant à une même époque mais d’auteurs différents.1 Soyons donc très prudents avant d’affirmer Nostradamus a écrit ceci, Nostradamus a lu cela, comme s’il s’agissait d’un personnage unique ayant tout produit de ce qu’on lui attribue généreusement en une douzaine d’années.
Il ne fait pas de doute qu’il existe une dimension astrologique dans le corpus nostradamique mais cela ne signifie nullement que l’on ait affaire à une seule astrologie et à un seul astrologue et cela même si on y utilise un même langage, tel celui de rénovation. Une astrologie peut se substituer à une autre, sans que le texte ait à être changé, il s’agit là d’une astuce exégétique qui permet de faire dire autre chose à un texte et en ce sens la grille astrologique peut conduire à bien des dérives.
En parcourant l’étude de Théo van Berkel consacrée à l’astrologie dans les Centuries, il nous a semblé que ce chercheur plaquait une astrologie sur les textes qui n’était pas nécessairement celle à laquelle il était fait initialement référence. C’est ainsi que pour lui, chaque âge planétaire correspondrait à mille ans alors qu'il nous semble bien que lorsqu’il y est question d’âge, il s’agit ici du système trithémien2 conférant à chacune des sept planètes, une durée de 354 ans, d’où l’importance accordée dans la Préface à César à la période de 177 ans, qui en est la moitié. Mais Théo Van Berkel, ce faisant, ne nous met-il pas sur la voie de certaines contrefaçons ? Nous reprenons ci-dessous le texte en anglais de ce chercheur3 :
In the Letter to Cesar, Nostradamus writes that in his lifetime, the Moon guides humanity. The Sun succeeds the Moon. Saturn, whose leadership returns, succeeds the Sun. This means that the Moon rules the sixth millennium, the Sun the seventh and Saturn the eighth and another one. Nostradamus writes also about an anagorique revolution, a revolution which brings both life and death. This is an allusion to Revelations 19,20-21 (the death of the beast, the false prophet and their followers) and Revelations 20,4 (the resurrection of the martyrs). These events occur around the beginning of the biblical kingdom of 1.000 years.
Van Berkel cite bel et bien le cycle trithémien où le soleil succède à la Lune et Saturne à la Lune mais il qualifie chaque période d’une durée de 1000 ans, au lieu de 354 ans, considérant en effet que pour correspondre à 7000 ans, on peut faire intervenir les sept planètes de l’astrologie de l’époque, son projet étant de situer son travail dans une perspective biblique.
Or, prenons le célèbre quatrain 16 de la première Centurie :
Faulx à l’estang ioinct vers le Sagittaire
En son hault Auge de l’exaltation
Peste, famine, mort de main militaire
Le siecle approche de renovation.
De quelle rénovation de siècle s’agit-il ici ? Est-ce de la rénovation trithémienne selon laquelle en 1525 on serait entré dans l’âge de la Lune, pour 354 ans et qui, chez Michel de Nostredame devient 1555 comme le lui reprochera Videl, dans sa Déclaration des abus, ignorances & séditions de Michel Nostradamus ( Avignon, 1558) ?
Non point ! Il s’agit d’un autre système encore ! Il serait bon en effet de comprendre que la pensée astrologique n’est pas monolithique et surtout pas dans le domaine de l’astrologie mondiale et de ce que nous avons appelé l’astro-histoire.4 Chaque chercheur, à l’époque, propose sa grille avec sa combinatoire astronomique spécifique et chacun s’évertue à fixer sa rénovation de siècle.5 Croire ainsi que par rénovation de siècle, tous entendent une seule et même chose serait illusoire.
Dans le cas du quatrain en question, on est bien loin, en effet, de la chronologie trithémienne, quand bien même les représentations que l’on se fait, socialement sinon astronomiquement ou chronologiquement, pourraient - pourquoi pas ? - se recouper, puisque l’on cherche la même chose, grosso modo, avec des outils différents. Ce quatrain a fait l’objet de nombreux commentaires et relève en effet d’une astrologie qui est celle des Grandes Conjonctions Jupiter-Saturne, système très apprécié à l’époque et qui remonte à Albumasar en passant par Pierre d’Ailly et qui fit l’objet des critiques de Pic de la Mirandole, à la fin du XVe siècle.
C’est que les astrologues de la seconde moitié du XVIe siècle sont confrontés à une échéance majeure, attendue de longue date, à savoir le retour du couple planétaire constitué par les deux plus lentes planètes alors connues, Jupiter et Saturne, dans la triplicité de feu, phénomène qui n’a lieu que tous les 800 ans, soit plus du double d’un âge trithémien. Tout historien de l’astrologie médiévale et de la Renaissance qui se respecte est familier avec un tel système qui voit le couple en question changer d’Elément (Feu, terre, air, eau) tous les 200 ans, alors que la conjonction basique se produit tous les 20 ans, ce qui signifie qu’il faut environ 40 conjonctions pour qu’une rénovation / révolution complète ait lieu.
Autrement dit, l’échéance de 1525 ou celle de 1555 étant passées, on se reporte sur un autre système comportant, lui, une échéance majeure à venir, tant et si bien que de la sorte tous les systèmes ont leur heure de gloire. Et pour les astrologues et les astrophiles amateurs des années 1560, la grande échéance est celle des années 1584 - 1588, liée notamment au nom de l’astronome-astrologue allemand Regiomontanus.6 En 1584, la conjonction Jupiter / Saturne est attendue dans le signe de feu du Bélier - d’où le quatrain I, 51 : Chef d’Aries (Bélier en latin), Iupiter & Saturne - mais en fait, stricto sensu, elle se tint dans le signe d’eau des Poissons, et lors de l’entrée de Saturne dans le bélier, il n’y a déjà plus conjonction.
De la sorte, on put repousser l’échéance de 20 ans mais cette fois la conjonction aurait lieu dans un autre signe de feu, celui du Sagittaire, à la fin de l’année 1603, puisque chaque conjonction est en trigone (120°) avec la conjonction précédente et avec la suivante. Et cela nous amène au quatrain 16 de la Centurie I. Le premier verset ne comporte-t-il pas le signe du Sagittaire ? Faux à l’estang ionct vers le Sagitaire. La faux, c’est le symbole de Saturne souvent associé à la mort7 et l’estang serait en fait l’estaing, c’est-à-dire le métal de Jupiter, l’étain, lecture proposée par Giffré de Rechac, l’auteur de l’Eclaircissement des vrais quatrains (1656), dans la partie manuscrite de son Nostradamus glosé.8
En 1602, donc à la veille de la formation de cette conjonction, l’astrologue Humbert de Billy9 commente le dit quatrain dans ses Prédictions pour cinq années des choses plus mémorables, lesquelles nous sont denoncées advenir par les révolutions des années, grandes conjonctions des plus hautes planettes, éclipses & comettes commençant cette presente année mil six cens deux, Paris, N. Rousser10 C’est d’ailleurs, quelques années après le Janus Gallicus (1594), un des premiers commentaires d’un quatrain de centurie, nommément cité et reproduit. Les esprits sont alors assez agités comme en témoigne la mention qu’en 1602 le doyen de la Faculté de Théologie fait de l’ouvrage d’Himbert de Billy à la fin de son Advertissement et exhortation aux François de rendre humbles et dévotes actions de grâces à Dieu éternel de ce qu’il nous a delivrés de quelques grands dangers les jours passés, comme aussi le prier de nous préserver contre plusieurs autres par advanture plus dangereux, desquels il nous menasse par sa parole, par les astres et par l’indisposition des élémens et des saisons, avec un éphéméride merveilleux de l’an 1602, par M. R(ené) B(enoist), Paris, L. Chevallier.11
On ne peut donc qu’être surpris de voir P. Brind’amour, dans son édition critique des premières Centuries (Droz, 1996, pp. 69 - 71) commenter ainsi le dit quatrain : La conjonction de Saturne et de Jupiter dans le Sagittaire marquant le début d’une triplicité de feu en 1641 (sic) , citant un passage assez obscur du Livre de l’Estat et mutation des temps de Richard Roussat12 qui se prête à diverses leçons. En tout état de cause, la proposition de Brind’amour semble assez fantaisiste au regard du contexte dans lequel les Centuries se mirent en place. La seule chose qui intéressait les contemporains, c’était le premier verset, le second étant sensiblement plus obscur, faisant clairement allusion à la une conjonction majeure en Sagittaire, ce qui n’exclut aucunement un recyclage d’une formule plus ancienne mais il ne s’agit pas là, chez Roussat, qui recopie largement Turrel, d’une rénovation de siècle, étant donné, on l’a dit, que le changement de triplicité était initialement attendu en bélier, vingt ans plus tôt. Or, c’est bien de rénovation de siècle qu’il s’agit au quatrième verset.
On notera toutefois un étrange glissement :
Roussat :
Centurie I, 16 :
Si l’on compare ces deux textes, on peut croire que le quatrain reproduit purement et simplement le passage du Livre de l’Estat et mutaton des temps, ce qu’a relevé Yves Lenoble dans un article paru, il y a quelque temps, dans The Astrological Journal. En réalité, dans un cas on nous parle d’un retour (redonderont) en ce siècle de certaines calamités, ce qui est très différent de l’idée de rénovation de siècle, c’est-à-dire de cycle, figurant dans le quatrain. Il y a ici un jeu sur le double sens de siècle : en ce siècle, c’est un certain siècle dont il est question alors que le quatrain nous parle d’un cycle de 800 ans qui arrive à son terme. Himbert de Billy, dans son commentaire (p. 7), nous renvoie ni plus ni moins qu’à Charlemagne et, à mi -chemin, à la création, au XIIIe siècle, des Ordres mendiants et encore 800 ans avant il rappelle que sous le trigone igné, c’était la naissance même du christianisme, étant donné que la dimension religieuse est alors au coeur de telles spéculations. On notera à ce propos l’importance du demi-cycle qui semble avoir intéressé Michel de Nostredame mais il s’agissait alors du système de Trithème, soit 354 / 2.
De quand date le quatrain 16 de la Centurie I, dans la mouture que nous lui connaissons ? Il convient de nous situer, nous semble-t-il13, au plus tôt vers 1584, alors que l’on se rend compte que la conjonction en bélier n’aura pas lieu, du fait du caractère approximatif du système, ce qui relance l’attente de 20 ans. L’horizon 1603 de la première Centurie n’est guère loin de l’an 1606 qui figure dans l’Epître à Henri II, dans sa mouture ultime, datant vraisemblablement de l'extrême fin du XVIe siècle, et les contemporains ont toujours besoin de nouvelles échéances. Rappelons que pour Michel de Nostredame, dans son système trithémien, la date importante était le début du XVIIIe siècle (1555 + 177).
Certes, Michel de Nostredame pouvait-il parler, comme le relève Videl, d’une rénovation de siècle, dans un de ses almanachs, mais il s’agissait de l’entrée dans l’âge de la Lune, à partir d’une astronomie fictive. De là à faire dire à celui-ci que la rénovation était liée avec le cycle des Grandes Conjonctions, il n’y avait qu’un pas. On perçoit ainsi de quelle façon certains quatrains constituent ni plus ni moins qu’un commentaire de la Préface à César, comme nous l’avons signalé ailleurs à propos du 48e quatrain de la Ière Centurie (Vingt ans du regne de la lune passés). On trouverait bien d’autres exemples de cette exégèse centurique tant pour cette Préface que pour l’Epître à Henri II. A propos de ce dernier texte, nul doute que celui-ci se situe davantage dans une perspective biblique que la Préface à César et qu’il y est fait notamment allusion au règne de 1000 ans de Satan lié à Gog et Magog, dans l’Apocalypse.14
L’astuce consiste à laisser croire que ce sont les textes en prose qui commenteraient les quatrains, alors que c’est l’inverse pour l’excellente raison que les Epîtres sont sensiblement antérieures aux Centuries et introduisaient initialement d’autres textes.
C’est ainsi que dans la Préface à César, on trouve le passage - probablement authentique - suivant :
Le monde s’approche d’une anaragonique revolution & que de présent que ceci j’escriptz avant cent & septante sept ans troys moys unze iours, par pestilence, longue famine & guerres etc.
Le quatrain I, 16, fait écho à l’évidence à ce passage mais en le replaçant dans un tout autre contexte astrologique :
Faulx à l’estaing ioinct vers le Sagitaire /..../
Peste, famine, mort de main militaire
Le siècle approche de renovation
En mettant en avant le lien exégétique entre textes en prose et quatrains, nous sommes parvenu, en réalité, du moins nous semble-t-il, à les découpler.
Jacques Halbronn
Paris, le 3 juin 2003
Notes
1 Cf. notre étude sur divination et ethno-savoir, Site Ramkat.free.fr. Retour
2 Cf. notre étude sur le témoignage de Videl, sur Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour
3 Cf. An astrological structure in the Centuries, sur Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour
4 Cf. De l’astrologie à l’astro-histoire, Site Cura.free.fr. Retour
5 Cf article sur Claude Duret et son Discours de la vérité des causes et effects des décadences, mutations, changements, conversions & ruines des Monarchies, Empires, Royaumes & Republiques selon l’opinion & doctrine des anciens & modernes mathematiciens, astrologues, mages, philosophes, historiens, politiques & théologiens, de 1595, paru à Lyon chez Benoist Rigaud et qui recense les différents modèles en présence, à paraître sur le Site Cura.free.fr. Retour
6 Cf. notre étude Exégèse prophétique de la Révolution Française, Colloque Prophétisme et politique, in revue Politica Hermetica, 1994. Retour
7 Cf. l’arcane XIII du tarot. Retour
8 Copie à la Bibliotheca Astrologica. Retour
9 Cf. R. Benazra, RCN, Ed. Trédaniel, 1990, p. 152. Retour
10 Lire Rousset, éditeur des Centuries, BNF, Res pV 217. Retour
11 Cf. BNF, Lb35 781. Retour
12 Voir p. 131 : Lors se conjoindront Saturne & Jupiter au Sagittaire. Retour
13 Cf. notre étude sur les échéances nostradamiques et les traductions, sur le Site Nostredame.chez.tiscali.fr. Retour
14 Cf. notre étude sur les anagrammes (Dog & Dogam) de cette formule dans les différentes éditions des Centuries. Retour
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