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ANALYSE

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Les années 1580 : d’une ère centurique à l’autre

par Jacques Halbronn

    Quand on parle des commentaires consacrés au corpus nostradamique, on imagine des développements faisant référence à tel ou tel quatrain ou à telle ou telle Epître, comme c’est le cas pour le Janus Gallicus de 15941 ou l’Eclaircissement de 1656, due à Giffré de Rechac. Or, une telle représentation est beaucoup trop limitative. Il existe également ce que l’on pourrait appeler une exégèse sans paroles, c’est-à-dire sans explication.

   Il nous semble, pour notre part, qu’il faille englober sous le label exégèse nostradamique les interpolations, les censures, les additions, bref tout ce qui vient affecter non seulement l’esprit mais la lettre du texte de référence. Faute de procéder ainsi, on risque fort de commettre de singulières erreurs d’appréciation et de ne pas comprendre notamment le pourquoi de certaines rééditions, non commentées, stricto sensu, comme ce fut le cas sous la Ligue.

   Il faut aussi faire la part de la tradition orale, de la rumeur qui focalise sur un certain passage comme ce fut le cas sous la Révolution pour le Mirabilis Liber2, que l’on relisait à la lumière des enjeux de l’époque, sans qu’il ait été nécessaire de retoucher le texte. Nous avons montré par ailleurs que les sixains comportaient des clefs qui ne figuraient pas dans les éditions nostradamiques.3

   Le cas le plus remarquable est celui de l’usage des fins de centuries, c’est-à-dire des quatrains terminaux ou prétendus tels (cf. infra), lesquels semblent avoir du particulièrement attiré l’attention des lecteurs, aux XVIe - XVIIe siècles. Cela explique pourquoi les fins de centuries ou prétendues telles, firent l’objet d’évidentes manipulations, comme dans le cas du quatrain 100 de la VIe centurie ou des quatrains 40 et plus de la VIIe.

   C’est ainsi que le fait qu’une centurie soit incomplète n’est nullement neutre mais bel et bien signifiant, elle ne constitue nullement, on pourrait s’en douter, un premier état du texte. On pense à ces paquets de cartes que l’on “coupe” à un certain endroit, faisant ainsi apparaître une carte supposée significative. On peut se demander si les quatrains d’une centurie n’auraient pu servir dans le cadre d’un tel procédé oraculaire.

   Considérons les exemplaires de l’édition Macé Bonhomme, Lyon, 1555, laquelle comporte, comme chacun sait, 353 quatrains, répartis entre 3 centuries “pleines” et une centurie IV ne disposant que de 53 quatrains. Et il s’agirait là, selon encore de nombreux nostradamologues, de la toute première édition des Prophéties. Considérons les exemplaires des éditions Antoine du Rosne, Lyon 1557, on y trouve une centurie VII à 40 ou à 42 quatrains et une centurie VI à 99 quatrains. Et il s’agirait là de la toute première édition comportant les Centuries V à VII. Editions, qui plus est, censées parues du vivant de Michel de Nostredame, mort en 1566. Tout se passe comme si des éditions visiblement censurées ou trafiquées étaient proposées comme un point de départ, comme si un enfant était né vieillard.

   Essayons de comprendre le procédé ainsi mis en œuvre : dans un premier temps, paraissent des centuries à cent quatrains, comme leur nom l’indique. Or, dans la masse, certains quatrains se distinguent de par leur caractère prophétique, en rapport avec tel ou tel événement récemment survenu ou dont on pense qu’il est sur le point de se produire. De deux choses, l’une : ou bien on fait un commentaire autour de ce quatrain, par exemple le 53e quatrain de la Centurie IV ou bien on trouve un moyen pour le mettre en évidence, pour le faire ressortir. Pourquoi ne pas publier une édition s’arrêtant au 53e quatrain et qui évacue éventuellement des quatrains indésirables ? On connaît même une édition rouennaise de Raphaël du Petit Val à quatre centuries et s’arrêtant au quatrain 53 mais dont sont absents les quatrains 44 à 474 : les Grandes et merveilleuses prédictions de M. Michel Nostradamus, divisées en quatre centuries, 1588.

   La période de la Ligue est coutumière du fait : on trouve également des éditions comportant une centurie VI s'arrêtant au quatrain 71 et qui se poursuit sous le titre de Centurie VII. On peut d’ailleurs penser que la Centurie VII est peut être celle qui a fait le plus problème et dont d’ailleurs on ne connaît plus une bonne moitié des quatrains d’origine. Il semble en effet, qu’il y ait eu des éditions à six centuries, ce qu’indiquerait la présence d’un avertissement en latin à la fin de la Centurie VI.

   Bien entendu, le fait que ces Centuries aient été, selon nous, présentées comme posthumes, comme retrouvées dans les papiers de leur auteur, pouvait expliquer leur caractère inachevé mais une telle thèse ne tient pas dans le cas de Centuries supposées parues du vivant de Michel de Nostredame et c’est là selon nous une erreur grossière des faussaires que d’avoir oublié, par excès de zèle, une telle règle. Encore plus absurde le fait que tantôt les centuries sont complètes, tantôt elles ne le sont pas, comme si entre temps, comme pour la Centurie IV, on en avait découvert la suite et la fin. Il y a donc bien là deux écoles, deux esthétiques des centuries, qui s’entrechoquent voire qui alternent : celle de centuries complètes et celle de centuries incomplètes. Et au demeurant les Centuries VIII - X ne nous sont connues que sous une forme complète.

   La question est de savoir si les centuries complètes dérivent des incomplètes ou les incomplètes des complètes.5 Or, dans le cas de la centurie VI, on connaît des éditions de la Ligue comportant cette centurie découpée en deux tronçons alors que l’édition de 1557 ne l’est pas, tout en ne comportant, il est vrai, que 99 quatrains à la VI, et inversement on trouve à la même époque, en 1588 - 89, une édition de la Centurie IV complète alors que l’édition de 1555 ne l’est pas. Soit, apparemment, deux cas de figure opposés dans la comparaison années 1555 - 1557 et années 1588 - 1589. Apparemment, seulement, puisque la centurie VI de l’édition 1557 n’est pas tout à fait complète, sans parler du cas de la centurie VII.

   Certes, on pourrait nous faire remarquer que rien n’empêchait les faussaires de les compléter ces centuries incomplètes et que si cela n’a pas été fait, c’est qu’il ne s’agissait précisément pas de faussaires. Il semble qu’il ait eu en présence deux éthiques : l’une qui se permettait de ne pas présenter tous les quatrains mais de ne pas pour autant en inventer, l’autre qui s’autorisait à ajouter des quatrains mais il semble que cela ait surtout concerné la centurie sinistrée, la septième, la plus malmenée, celle exposée au plus grand nombre d’avatars. Au bout du compte, on nous présentera l’édition Benoist Rigaud, avec une centurie VII incomplète, mais aussi avec une centurie VI à 99 quatrains, sur le modèle des éditions 1557.

   Il s’en est fallu de peu, d’ailleurs, que l’on ignora définitivement le fait qu’il ait pu exister une édition comportant une centurie IV à 53 quatrains. Les éditions de 1557 et de 1568 n’en disent mot et seules quelques éditions des années 1588 - 89 en témoignent, dont la très rare édition rouennaise déjà citée et qui n’est pas accessible - ni quant son original, ni même pour une copie - depuis de nombreuses années, aux chercheurs. Très longtemps, les nostradamologues crurent que la première édition comportait 7 centuries, dont, il est vrai, une - la dernière du lot - incomplète. Il est d’ailleurs remarquable que la centurie IV, incomplète en 1555 soit devenue complète en 1557 mais générant une autre incomplétude, à la nouvelle dernière centurie, comme s’il s’agissait d’une fatalité, d’un déplacement du symptôme.

   Il est temps de faire le bilan de nos recherches en ce domaine et d’exposer notre reconstitution actuelle de la diachronie centurique. Au commencement, des centuries complètes - ce qui ne signifie pas d’emblée dix centuries, mais chaque centurie avait ses cent quatrains, et ce entre les années 1568 et 1584. Ouvrons une parenthèse pour Crespin et sa compilation sise dans les Prophéties dédiées à la nation française et à la puissance divine6, mais il ne s’agit là nullement d’une édition.

   C’est dans les années qui suivent l’établissement, vers 1584, d’un ensemble à dix centuries complètes, constituant un tout de 1000 quatrains, une “miliade”, selon la formule de l’Epître centurique à Henri II telle qu’elle figurera désormais que tout bascule et que l’ère des centuries incomplètes commence pour ne jamais plus s’achever et il se trouve que nous ne connaissons aucune édition de l’ère des centuries complètes.

   Dès lors, toute édition comportant une centurie incomplète appartient à cette seconde ère qui débute dans la seconde partie de la décennie 1580 et dont le Colloque de Salon, auquel participa notamment Daniel Ruzo, qui se tint en 1985, célébrait, grosso modo, sans le savoir, le quatrième centenaire.

   Non point, certes, que l’on n’ait point tenu à meubler la première ère centurique de fausses éditions : 1555, 1557, 1566, 1568, d’où d’ailleurs la parution, le fac simile, la réimpression, ou la réédition depuis 1983 (avec le reprint de l’édition Macé Bonhomme, Bibl. Municipale Albi par les Amis de Nostradamus), d’éditions de 1555, 1557 et 1568, par les nostradamologues lyonnais sans parler du travail, chez Droz, en 1996, du québécois P. Brind’amour, à partir de l’édition Macé Bonhomme, 1555, Bibl. de Vienne (Autriche). Non point, pour autant, faut-il le préciser, que la première ère centurique n’était pas déjà, elle-même, l’oeuvre de faussaires prétendant, dès le lendemain de la mort de Michel de Nostredame, exhumer des quatrains inédits et des épîtres, les deux genres d’ailleurs inspirés de vrais quatrains et de vraies épîtres dus à cet auteur.

   Encore faudrait-il souligner que non contents de reconstituer les éditions supposées posthumes parues dans les années 1568 - 1584, environ, les faussaires, en charge de rétablir la production de la première ère, n’hésitèrent pas à produire des éditions antérieures à 1566, ce qui allait aboutir à des biographies campant Michel de Nostredame publiant les dites Centuries, comme on a pu le voir encore en cette année 2003 célébrant le cinquième centenaire de la naissance de cet auteur.7

   Le problème, c’est que la production ainsi restituée de la première ère centurique ne respectait pas le principe de centuries complètes, loin de là. On ne faisait donc que répercuter sur la première ère le relief de la seconde et ce notamment avec la Centurie VII ne parvenant même pas à atteindre les 50 quatrains !

   Pourquoi une telle négligence ? Il semble bien qu’il y ait eu des tentatives pour ajouter 58 éléments, ce sont les sixains. Mais pourquoi avoir pris des sixains alors que l’on avait plutôt besoin de quatrains ? Les éditeurs troyens du début du XVIIe siècle témoignent en tout cas d’une telle tentative : l’épître à Henri IV n’annonce-t-elle pas que l’on a retrouvé les dits sixains, bien entendu attribués à Michel de Nostredame ? Alors que les éditeurs lyonnais ne se risquent point à ce subterfuge d’une troisième épître et publient des éditions datées de 1568 sans une telle addition complémentaire, laissant ainsi la centurie VII comme inachevée, les éditeurs troyens, eux, prennent en main toute l’affaire, ajoutant même les quatrains des almanachs, dans le cas d’un Pierre du Ruau, aux sixains transmis par Vincent de Sève et mettent ainsi sur le marché des éditions lyonnaises Benoist Rigaud, datées de 1568. D’où un ensemble, aussi “complet” que possible, rétablissant ainsi au plus près ce qui correspondait à la première ère centurique.

   Mais nous savons, par ailleurs, que la solution des sixains n’était guère crédible : on s’aperçut assez vite que la ficelle était un peu trop grosse, ce fut d’ailleurs une des tâches les plus remarquables de la critique nostradamique. La pseudo édition 1566, élaborée au XVIIIe siècle, ne retint pas les sixains et c’est en fait, elle, qui l’emporta sur l’édition troyenne. Encore faut-il préciser que l’école troyenne allait mener une ultime contre-attaque, probablement en 1866, correspondant au troisième centenaire de la mort de Michel de Nostredame, à la suite de la parution, en 1862, par Torné Chavigny, de l’édition Pierre Rigaud (sic) de 1566.8

   En effet, le libraire Delarue reprenait l’édition du libraire troyen Pierre Chevillot, au sein d’un ensemble d’autres textes, à savoir le Recueil des Prophéties et Révélations tant anciennes que modernes, déjà adjoint au début du XVIIe siècle aux éditions troyennes, issu du Mirabilis Liber, et les Prophéties Perpétuelles de Moult de 1740, soit un triptyque tout à fait utile pour une meilleure mise en perspective du corpus nostradamique.9 On y trouve la troisième épître “centurique”, datée de 1605, avec ses 58 sixains, venant ainsi de facto compléter les 42 quatrains de la Centurie VII ; ce qui approchait en effet très sensiblement des dix centuries complètes, poussant le zèle jusqu’à utiliser l’avertissement latin comme quatrain 100 de la Centurie VI. Mais dès 1867, Anatole Le Pelletier, publiait les Oracles de M. Michel de Nostredame, à l’instar de Torné Chavigny, en reprenant in extenso l’édition Pierre Rigaud (sic) de 1566, laquelle édition n’allant pas tarder à être brocardée en raison de la bévue d’un Pierre Rigaud confondu avec Benoist Rigaud. Quant à l’édition troyenne de Pierre du Ruau, que lui reprochait-on ? D’avoir, notamment, publié, en 1605, une édition Benoist Rigaud, 1568, en y incluant la troisième épître datée de 1605.

   L’échec de cette guerre de Troie - si on nous pardonne ce mauvais jeu de mots - allait avaliser l’esthétique des centuries inachevées comme étant applicable à la première ère centurique face à l’esthétique des centuries achevées pour cette première ère. Et on peut dire que l’esthétique du centurique inachevé connaîtra au XXe siècle de beaux jours. On peut supposer que le XXIe siècle boutera ces pseudo éditions de la première ère centurique qui portent, en outre, les stigmates d’un inachevé propre à la seconde. Pour notre part, l’édition troyenne de Pierre du Ruau et l’édition datée de 1605, sans indication de libraire10 qui ne porte pas son nom - à plus d’un titre préférable à l’édition Pierre Chevillot, est la plus proche, sinon de la lettre, du moins de l’esprit de la première ère centurique, à son aboutissement du début des années 1580, presque immédiatement suivi, d’ailleurs, du passage dans la seconde ère. Il conviendrait de reprinter cette édition qui, en outre, comporte 100 quatrains à la VI et un avertissement latin non corrompu (Legis cautio et non Legis cantio) ainsi que les Présages, c’est-à-dire les quatrains des almanachs, et non celle de Pierre Chevillot, moins intéressante, qui parut encore, en 1981, à Nice, chez Bélisane et dont nous avons connu les auteurs, à l’époque. C’est probablement le faux daté de 1605 qui pourrait constituer la meilleure base pour une édition critique des Centuries. A noter que la vignette figurant sur ces éditions datées de 1605 et 1568, tout à fait identiques, n’est pas sans évoquer celle d’Auger Gaillard.11 Il s’agit là d’un troisième type de vignettes12, attesté à la fois autour de 1600 et dans les contrefaçons datées des années 1550 - 1560.

   A partir de la fin des années 1580, l’exégèse centurique conduira à modifier - du fait de méthodes qui ne recourent pas à un commentaire externe préservant l’intégrité du texte13 - tant le contenu que la forme des Centuries, inaugurant ainsi la seconde ère centurique ; c’est ainsi que les années 1580 constituent un moment tout à fait capital de l’histoire du centurisme nostradamique, puisque celles-ci correspondent, selon nous, à l’accomplissement d’une ère et au commencement d’une nouvelle. Viendra une troisième ère, au XIXe siècle, qui considérera le texte centurique, sous sa forme déconstruite, comme la référence et qui, dès lors, respectera religieusement celui-ci, tant d’ailleurs chez les exégètes que chez la plupart des historiens nostradamologues. Il n’en reste pas moins que deux versions canoniques sont encore de nos jours en concurrence, la version Benoist Rigaud 1568 et la version Pierre Chevillot, mais le débat sur ce point n’est pas clos ou en tout cas se rouvre.

Jacques Halbronn
Paris, le 29 juin 2003

Notes

1 Cf. J. Céard, “Jean-Aimé de Chavigny, le premier commentateur de Nostradamus”, Scienze, credenze occulte, livelli di cultura, dir. P. Zambelli, Florence, Istituto Nazionale di Studi sul Rinascimento, 1982. Retour

2 Cf. notre TPF. Retour

3 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, pp. 139 et seq. Retour

4 Cf. Bibl. Ruzo. Voir RCN, pp. 122 - 123. Retour

5 Cf. notre étude en trois volets sur “les éditions supposées parues du vivant de Michel de Nostredame”, sur Nostredame.chez.tiscali.free.fr. Retour

6 Cf. Documents Inexploités, op. cit., pp. 55 et seq. Retour

7 Cf. notre étude à ce sujet sur Nostredame.chez.tiscali.free.fr. Retour

8 Cf. Benazra, RCN, pp. 410 - 416. Retour

9 Cf. notre étude sur “Prophéties perpétuelles et centuries tronquées”, sur Nostredame.chez.tiscali.free.fr. Retour

10 Cf. BNF, Ye 7363. Voir RCN, pp. 156 - 162. Retour

11 Cf. notre étude sur la “carrière posthume des Centuries”, sur Nostredame.chez.tiscali.free.fr. Retour

12 Cf. sur ce sujet notre article sur les “méthodes de description du corpus centurique”. Retour

13 Cf. sur la question des interférences entre texte et commentaire, notre ouvrage Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ramkat, 2002. Retour



 

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