ESPACE NOSTRADAMUS

Lune
Portrait de Nostradamus
Accueil
Biographie
Ascendance
Bibliographie
Références
Analyse
Frontispices
Gravures Actualité
Recherche
Club
Ramkat
Lune




ANALYSE

47

Les cadavres exquis
des almanachs de Michel de Nostredame

par Jacques Halbronn

    Qu’est ce qui distingue les quatrains des almanachs de ceux des Centuries ? Sont-ils composés d’une autre façon ? Il semble que l’on ne se soit jusqu’à présent guère préoccupé de cette question, y compris ceux qui ont tenté d’imiter les uns pour produire les autres. Il conviendrait aussi d’aborder la question de l’éventualité de faux quatrains d’almanachs.

   On sait que Couillard, dans ses Prophéties (1556) parla de “carmes” pour désigner les oracles de Michel de Nostredame.1 Nous avons expliqué, par la suite, que ces “carmes” pouvaient désigner les textes insérés dans le calendrier des almanachs de MDN ainsi que ceux, assez lapidaires, figurant dans les Prophéties Perpétuelles telles que nous les connaissons sous diverses formes et à différentes époques et ce encore au XVIIIe siècle.2

   Nous allons ouvrir ici une nouvelle piste jusque là négligée et qui concerne la fabrication même des quatrains figurant dans les almanachs de MDN.

   C’est en étudiant le Janus Gallicus3 que nous avons remarqué un “détail” qui nous avait jusque là échappé, à savoir que les quatrains pouvaient éventuellement se diviser en versets, mais que leur composition relevait d’un autre élément, que l’on pourrait appeler formule.

   L’examen du quatrain de janvier 1559 nous permit de nous rendre compte de ce que le découpage du quatrain n’était pas le verset, qu’une formule pouvait se situer sur deux morceaux de versets. On notera qu’après le point - marqué ici par une barre - il n’y a pas de majuscule sauf en début de verset :

Plus le Grand n’estre / pluye /. au char, le crystal /
Tumulte esmeu / de tous biens abondance:
Rasez, Sacrez, neufs, vieux espouvental
Esleu ingrat / Mort, plaint, ioye, alliance /

   Soit un découpage en huit segments inégaux.

   La convention adoptée est claire : chacune de ces formules est séparée de la suivante par un point. Or, on notera que les quatrains des Centuries recourent rarement à ce procédé mais il conviendra d’y regarder de plus près. On proposera en tout cas de distinguer les quatrains avec points et ceux qui sont sans points, sinon en fin de verset ou de quatrain. On se servira pour notre travail de l’édition datée de 1605 comportant les Présages et qui correspond probablement au corpus auquel recourut le Janus Gallicus et nous comparerons le cas échéant avec les quatrains figurant dans les almanachs originaux conservés. Le problème de la ponctuation nous semble être un critère déterminant.4

   Nous avons choisi le titre de “cadavres exquis” parce que les formules ainsi reliées les uns aux autres le sont, apparemment, de façon assez aléatoire et qu’il conviendrait de marquer une pause après chacun d’eux, au lieu de s’en tenir au cadre du verset ou du quatrain. En fait, le style Nostradamus des Présages est pour le moins décousu. Précisons cependant que ces quatrains n’en sont pas moins rimés et que le choix des formules est probablement fonction de l’exigence de rime. Il apparaît que la ponctuation dans les quatrains des Centuries est beaucoup plus rare que dans les quatrains des almanachs. Il y a des quatrains entiers des Centurie sans la moindre ponctuation, du moins en cours de verset et les points, en particulier, sont rarissimes en milieu de verset. Mais existe-t-il des variantes entre centuries ?

   Ne pas comprendre le caractère décousu des quatrains voire des versets peut conduire à des “reconstitutions” hasardeuses. C’est le cas de B. Chevignard5, comme en témoigne (p. 135) son étude sur le quatrain de Juillet 1559 :

Predons pillez, chaleur, grand secheresse.
Par trop non estre, cas non veu, inouï.
A l’estranger la trop grande caresse.
Neuf pays Roy d’Orient esblouï.

   Alors que l’édition de type Ruau des Présages est la suivante. On a mis des barres à la place des points en cours de verset pour bien faire ressortir le phénomène observé :

Predons pillez chaleur, grand seicheresse,
Par trop non estre / cas non veu, inoui:
A l’estranger la trop grande caresse,
Neuf pays Roy / l’Orient esblouy.

   Observation de Chevignard, s’appuyant, puisque l’on n’a pas conservé l’Almanach pour 1559, en français, sur le RPP, le JG et la traduction anglaise de l’almanach disparu, An Almanack for 1559, mais ne se servant pas de l’édition centurique des Présages, dont nous avons montré qu’elle avait probablement servi au JG6 :

   “La suite suggère un Roy d’Orient ébloui dans un pays neuf (ou par neuf pays si le traducteur n’a pas fait de contresens) ”.

   On voit donc que l’on aborde les quatrains des almanachs à la lumière des quatrains des Centuries, ce qui est quand même un comble, étant donné que les quatrains des Centuries sont un mauvais clone des Présages, et conduit à les dénaturer en les faisant entrer dans un schéma qui n’est pas le leur, véritable lit de Procuste. Selon nous, ces quatrains d’almanachs sont le plus souvent un assemblage de brèves formules oraculaires. Le JG - par ailleurs conscient, dans certains cas, du fait que le verset ne constitue pas nécessairement une unité oraculaire homogène, tendra, dans la traduction latine, à gommer ce caractère de cadavre exquis des quatrains des almanachs et à articuler le texte comme s’il était d’un seul tenant sémantique.

   Cela dit, il semble bien que les éditions centuriques des Présages - rappelons que l’édition troyenne de Chevillot ne les comporte pas - et que c’est la présence des Présages qui caractérise notamment le modèle Du Ruau - ont une ponctuation qui ne correspond pas nécessairement à celle des almanachs conservés, parfois une virgule remplace un point mais aussi l’inverse peut se produire. Un tel flottement semble témoigner du fait que l’on s’interrogeait sur la façon dont il fallait découper le texte, lequel aurait délibérément été privé d’une partie de sa ponctuation, laquelle servait en fait avant tout à séparer ce que nous avons appelé les formules les unes des autres. Il semble bien que ce soit là une clef perdue de l’interprétation des quatrains que de chercher à isoler ainsi des unités de sens, des prophétèmes, en quelque sorte. L’obscurité du style de MDN serait largement du à un tel procédé et c’est probablement ce qu’il appelle dans sa Préface à César le fait de “raboter obscurément & sont perpétuelles vaticinations”, mais rappelons qu’il ne parlait pas ici de quatrains de Centuries mais de Prophéties Perpétuelles. On comprendra d’ailleurs que le JG n’ait guère eu de scrupules à commenter les quatrains des almanachs pour d’autres années que celles qui leur étaient initialement attribuées, étant donné que ceux-ci ne sont finalement composés que de formules oraculaires à vocation récurrente.

   En ce qui concerne les Présages, dont le nom fait explicitement référence au RPP7, on notera certaines anomalies dans le modèle Du Ruau. On ne trouve que 141 quatrains, ce qui est le résultat de certaines omissions :

1557 Sur la dicte année
Février, mars, avril 1557
1558 Sur la dicte année
Février 1558
1560 Sur la dicte année
Janvier et février 1561
Décembre 1567

   Soit dix quatrains manquants.

   Or, font suite aux 141 présages, 58 sixains, ce qui donne un total de 199 “articles”, ce qui n’est peut-être pas un hasard, l’ensemble constituant deux centuries à un article près. Il semble bien que l’on ait évacué un certain nombre de quatrains d’almanachs pour parvenir à un tel total, oubliant ce faisant que le nombre de 58 sixains était, lui-même, probablement lié à la volonté de compléter la centurie VII, lorsqu’elle avait atteint le niveau de 42 quatrains, surtout si l’on admet que les dits sixains auraient été choisis au sein d’un ensemble plus vaste.8

   En revanche, pour 1555, on trouve deux quatrains pour annoncer l’année, avant de passer aux quatrains mensuels.

“1555. D’un présage sur la dicte année”
“De l’Epistre liminaire sur la dicte année”

   Pourquoi deux quatrains pour annoncer cette année 1555 ? Chevignard nous déclare, à ce propos :

   “Ce (premier) quatrain qui ouvre le Recueil des Présages Prosaïques (année 1550) est en fait le “presage en general” de la Prognostication nouvelle pour 1555 (alors que le) présage (suivant) ne semble pas devoir être attribué à Nostradamus.”9

   Rappelons combien il serait étrange qu’une Prognostication de MDN comportât des quatrains français10 mais ce qui nous frappe, c’est qu’il est question d’une épître liminaire, c’est-à-dire d’un texte en prose et l’on peut se demander si cela n’a pas à voir, par quelque biais, avec l’Epître de MDN à son fils César, datée du Ier mars 1555, la formule en tout cas est pour le moins inhabituelle. Il est possible, selon nous, que l’on ait rassemblé des quatrains issus de deux publications différentes pour cette même année. Le fait que par ailleurs, le contenu de tel quatrain ait pu être modifié, contrefait, ne change rien à l’affaire, la présentation du quatrain semblant avoir été préservée, car elle ne s’invente pas.

   En tout cas, le premier quatrain des Présages - celui qui porte dans les éditions des Centuries le nom de “présage sur la dicte année (1555)”, d’ailleurs repris dans le “Brief Discours sur la Vie de Michel Nostradamus”, en tête du JG, est typique de cet assemblage de formules lapidaires :

D’esprit divin l’âme présage atteinte
Trouble, famine, peste, guerre courir
Eau, siccité, terre & mer de sang teinte
Paix, tresve, à naistre, Prélats, Princes mourir.

   Voilà qui semble correspondre assez bien à ce que Couillard, dans ses Prophéties (1556), stigmatisait (fol. 25 verso) :

   “Je diray bien en general que mortz de Princes, changemens & mutations de regnes, pluyes, gresles, neiges, glaces, tonoires (tonnerres), orages, ventz & tempestes, guerres, famines, maladies & pestilences, tant sur mer que sur terre. Et par contraire, continuation de regnes, santé, prospérité, ioyes, liesses, richesses, amours & autres desirs & plaisirs mondains ne cesseront, tant que le monde durera etc. ”

   Et nous ferons l’hypothèse suivante, que c’est ce quatrain qui était associé à l'Epître à César, dont il est question dans les Présages et dans le RPP dont ils sont issus. On aurait interverti le quatrain de l’année avec le quatrain de l’Epître liminaire.

   Précisons cependant que ce quatrain figure tout en tête du dit Recueil, au dessous du titre “extraict d’un commentaire d’icelui (MDN) sur l’an MDL, (pas de LI !), LII, LIII, LIIII et LV”

   Peut-on, en conclusion, affirmer que les quatrains des Centuries ne sont jamais constitués de “formules” sur le modèle des Présages ? Bien au contraire, il semble bien - mais il faudrait y aller voir de plus près - que le principe des cadavres exquis ait été, dans l’ensemble, respecté, en appliquant la règle des rimes, qui constitue une variante ingénieuse d’un tel procédé / jeu. Rappelons le procédé alternatif de fabrication dans le cas de certaines Centuries - et pas n’importe lesquelles - consistant à “piocher” dans un ouvrage “touristique” de Charles Estienne, une certaine liste de noms de lieux, pour former / forger un ensemble de quatrains.11 Le rôle des exégètes - mais apparemment parfois de certains “historiens” - aura donc été de masquer une telle origine pour conférer à l’ensemble une dimension plus noble.

   Les exégètes de la fin du XVIIe siècle avaient d’ailleurs remarqué l’existence de telles “formules”. Le Roux note que ces quatrains des présages “sont encore beaucoup plus obscurs que les Centuries mêmes - attendu que souvent deux ou trois mots seulement, enfermez (délimités) de points dans ces présages, contiennent eux-seuls toute une histoire.”12

   On comprend mieux, dès lors, le sens de la compilation qu’un Crespin fit des quatrains centuriques13 en les extrayant du cadre rimé qui était le leur. Ne s’agit-il pas en effet, avec ces “quatrains”, d’une pseudo-poésie qui n’en aurait que les apparences ? On voit que non content de décomposer le corpus centurique14, nous avons été amenés à nous demander si le quatrain ne constituait pas également une façade en trompe l’oeil, un peu comme un décor de théâtre, se réduisant le plus souvent, à une juxtaposition, un assemblage, de quelques centaines de formules qui ne sont d’ailleurs oraculaires que par le contexte où on les a situées, relevant essentiellement de la vie agricole ou politique, qui sont les deux mamelles du prophétisme perpétuel.. On peut même se demander si le procédé utilisé ne consistait pas carrément à tirer au sort d’un panier rempli de telles formules une douzaine d’entre elles, à chaque fois, pour composer quatrain après quatrain, avec pour seule règle, de les agencer en respectant la rime.

Jacques Halbronn
Paris, le 28 juillet 2003

Notes

1 Cf. l’article de R. Benazra sur ce Site. Retour

2 Cf. notre article sur ce sujet, sur le Site Cura.free.fr. Retour

3 Cf. notre étude sur cet ouvrage sur ce Site. Retour

4 Cf. notre étude sur les modes de description du corpus nostradamique sur ce Site. Retour

5 Cf. Présages de Nostradamus, Paris, Ed; Seuil, 1999. Retour

6 Cf. notre récent article sur le Janus Gallicus sur ce Site. Retour

7 Cf. notre étude sur le JG sur ce Site. Retour

8 Cf. sur ce sujet, nos Documents Inexploités, op. cit. Retour

9 Cf. Présages de Nostradamus, op. cit., p. 113. Retour

10 Cf. sur cette Prognostication, l’étude de Ruzo, reprise sur le Site du CURA. Retour

11 Cf. l’étude de C. Liaroutzos, “Les prophéties de Nostradamus : suivez la Guide”, Lyon, Réforme, Humanisme, Renaissance, 23, 1986, et notre article sur le Site du CURA, “les nostradamologues face à la critique”, également dans le TPF, à paraître sur le Site Ramkat.free.fr. Retour

12 Cf. La Clef de Nostradamus, Paris, P. Giffart, 1710, p. 51. Retour

13 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

14 Cf. nos autres études sur ce Site. Retour



 

Retour Analyse



Tous droits réservés © 2003 Jacques Halbronn