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ANALYSE

58

Le vrai pedigree de l’édition Benoist Rigaud 1568

par Jacques Halbronn

   “Combien qu’ils sont (bien qu’ils soient) plusieurs qui m'attribuent ce qu’est autant à moy comme de ce qui n’en est rien”
(Epître à Henri II)

   Comment démontrer qu’une édition est antidatée et n’est pas ce qu’elle prétend être ; tel est bien le problème épistémologique et méthodologique auquel nous sommes confrontés, dans le milieu nostradamologique. En fait, certains nous mettent au défi de prouver que tel texte relève d’une imposture. C’est un peu comme un enfant qui se figurerait que personne ne peut connaître ses faits et gestes jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il y a des caméras placées un peu partout. Le drame se joue en deux temps : d’abord il s’aperçoit que c’est à lui de prouver qu’il a fait ceci ou cela, qu’on n’est pas obligé de le croire sur parole. Ensuite, quand il apporte des preuves, quelle valeur leur accorder ? Est-ce que les dites preuves ne sont pas truquées ? Au fond, c’est le problème des traces qui se pose ici, aussi bien des traces qu’on laisse ou de celles qu’on croit ne pas avoir laissées. Il semble que le monde nostradamique soit en train de sortir de l’enfance mais que certains n’arrivent pas vraiment à en faire le deuil et se font les avocats du diable. En fait, ils en font une affaire qui les affecte personnellement, dans leur relation au monde. Jusqu’où va la traçabilité des choses et des gens ? En fait, le problème qui est le leur tient au fait que l’Histoire a un caractère virtuel, elle est fonction de théories, de modèles, de raisonnements plus ou moins complexes que certains ont du mal à suivre et ce serait tellement mieux si l’on pouvait se fier à certaines preuves complaisamment fournies, ce qui revient à peu près à croire au Père Noël.

   L’historien est tel un juge confronté à un certain nombre d’indices, de présomptions, de faits plus ou moins évidents et il lui incombe de dire ce qui s’est passé et comment il faut l’interpréter à partir d'éléments forcément lacunaires. A chacun donc de juger à partir des pièces d’un dossier, de formuler ce qu’il pense être le vrai. Nostradamus fait partie de ces questions qui font appel à notre intelligence, à notre aptitude à peser les choses, à raisonner.

   C’est ainsi que nous allons construire notre démonstration sur une supposition, à savoir qu’une certaine édition des Centuries a existé, laquelle n’a pas été conservée et que l’on ne connaîtrait que par des éditions dérivées et par des commentaires, notamment celui intitulé Première Face du Janus François, paru à Lyon en 1594, plus connu sous le nom latin de Janus Gallicus, le texte étant bilingue. Cette édition sur laquelle s’appuie ce commentaire ne fait pas problème pour les nostradamologues qui n’en ont cure. Pourtant qu’est-ce qu’un commentaire qui ne dispose pas d’un texte de référence ? On nous répondra que des éditions des Centuries existaient à l’époque. Certes, on n’a pas le profil adéquat, elles ne comprennent pas les quatrains des almanachs qui sont abondamment “expliqués” dans le Janus Gallicus ; elles ne comprennent pas tous les quatrains qui y sont étudiés. Ce n’est que plus tard que de telles éditions vont exister mais comment ne pas supposer qu’elles descendent, qu’elles sont issues de cette édition manquante ? On date diverses éditions non datées des années qui suivent la parution du Janus Gallicus, dont des éditions se succèdent entre 1594 et 1596 mais ces éditions ne correspondent pas davantage à ce dont le lecteur du Janus Gallicus a besoin, il leur manque notamment, à toutes celles que l’on situe dans les dernières années du XVIe siècle ces Présages, à savoir les quatrains des almanachs susmentionnés. Et il conviendra de se demander s’il ne convient pas de se situer ces éditions supposées parues à la suite du Janus Gallicus bien plus tard, c’est-à-dire après des éditions plus complètes dont elles seraient une manifestation sensiblement élaguée. On nous objectera que cet élagage aurait pu se produire plus tôt et effectivement, c’est une hypothèse que l’on ne saurait exclure. Il y aurait eu au lendemain de la parution du monument exégétique qu’est le Janus Gallicus, une sorte de conspiration consistant à publier des éditions décalées par rapport à celui-ci et il aurait fallu attendre des années avant que parût une édition en phase avec le dit commentaire. On a là un aperçu des questions qu’est susceptible de se poser un chercheur qui ne se contente pas d’effectuer un travail bibliographique réduit à ce qui a été conservé et à ce qui lui est présenté.

   Il semble que chaque édition des Centuries ait eu droit à son double antidaté. Il est étonnant que les seules éditions que l’on connaisse qui portent une date antérieure à 1588, aient été reproduites après cette date. On se demande bien pourquoi.

   Autrement dit, ces éditions antidatées sont identiques aux éditions qui suivront. Quoi d’étonnant, dira-t-on à cela ?

   Prenons le cas des éditions datées de 1566, et présentées comme parue chez Pierre Rigaud. On en connaît avec exactement le même intitulé, datées de 1731, à Avignon. On pourrait évidemment penser que l’on ait voulu rééditer à cette époque une édition parue en 1566. Le problème, c’est - comme chaque nostradamologue de base le sait - que Pierre Rigaud n’exerçait pas en 1566. Mais aurait-on inscrit à la place le nom de Benoist Rigaud, qui sait si l’on aurait jamais percé la supercherie ? D’autant que pour ce qui est du contenu, il est strictement le même que pour l’édition datée de 1568 et présentée comme parue chez le dit Benoist Rigaud. Apparemment, une telle ressemblance entre les éditions ainsi présentées Benoist Rigaud, Lyon, 1568, et celle jugée contrefaite de 1566 ne semble guère troubler les esprits du milieu nostradamologique outre mesure. Au vrai, la mention de Pierre Rigaud n’est-elle nullement fortuite ; d’abord parce que l’on ne connaît de ce libraire que des éditions non datées et d’autre part, parce qu’il semble bien que l’édition Benoist Rigaud soit en réalité issue d’une édition Pierre Rigaud, ce qui fait que l’attribution à Pierre Rigaud d’une telle édition, sous la forme où elle parut, est somme toute moins erronée que celle à Benoist Rigaud, si ce n’était pour ce qui est de la date. Entendons par là que les éditons datées de 1566 - 1568 appartiennent bel et bien à l’époque de Pierre Rigaud et non à celle de Benoist Rigaud et qu’attribuer une telle édition à Benoist Rigaud constitue une double méprise, de date et de libraire.

   Il n’empêche que certains chercheurs continuent à affirmer que lorsqu’une édition du début du XVIIe siècle ressemble à une édition des années 1560, cela signifie que la dite édition datant du début du règne de Louis XIII est reprise d’une édition parue en 1568. Et de la même façon, si une édition datée de 1588 se réfère à une édition de 1560 - 1561, c’est bien évidemment qu’elle en est la copie, le “bon sens” voulant que ce qui est le plus ancien ne puisse être repris par ce qui est le plus récent. Et si l'édition d’Anvers de 1590 se réfère à une édition avignonnaise de 1555, c’est bien qu’elle est la copie d’une édition parue à cette date. La règle est simple, il suffisait d’y penser ; quand bien même, d’ailleurs, ne retrouverait-on pas une édition correspondante puisque l’original a pu, entre temps, disparaître.

   On peut comprendre pourquoi différents éditeurs ont jugé bon de produire une édition antidatée, parallèlement à une édition “normale”, la première apportant un certain crédit à la seconde. Dans le domaine du prophétisme, de tels procédés sont courants et personne n’est dupe, du moins du côté des historiens quelque peu compétents.

   Il conviendrait aussi de prendre conscience du rôle joué par le principe d’économie. Au lieu de tout refaire, on se sert de ce qui existe déjà et cela laisse des traces. C’est ainsi que Chantal Liaroutzos a pu montrer que ceux qui fabriquèrent toute une flopée de quatrains recopièrent La Guide des Chemins de France. Or, nous allons nous poser la question suivante : est-ce que l’édition Benoist Rigaud à dix centuries n’emprunterait pas sa maquette à une autre édition des Centuries ? Tout est bien quand l’emprunt vise un document plus ancien, cela se complique quand le document s’avère être plus tardif. Il est vrai qu’encore faudrait-il savoir qui emprunte à qui, le “bon sens” ne voudrait-il pas que le document le plus tardif empruntât au plus ancien ? Dans le cas de La Guide des Chemins de France, il aurait été quand même difficile, de toute façon, d’affirmer que c’est cet ouvrage qui aurait emprunté aux Centuries, ce qui montre bien qu’il y a des explications qui ne “passent” pas et d’autres qui semblent plus recevables. Il faudrait ainsi déterminer selon quels critères on peut accepter ou rejeter une certaine date pour une certaine édition, c’est ce que nous appelons un problème de chronématique1 et il conviendrait, à ce propos de dépasser un certain stade empirique et non formalisé et surtout de ne pas s’imaginer que le corpus nostradamique échappe aux règles qui sont propres à d’autres corpus, prophétique ou non.

   Le principe même de l’approche chronématique est de déterminer des seuils, ce qui implique donc une version A et une version B.

   On peut certes toujours contester la pertinence de certains seuils ou chronèmes et constater que ce que l’on croyait en être un ne l’est pas, en proposant une explication adéquate pour une certaine anomalie. La recherche chronématique concerne bien entendu l’émergence mais aussi la disparition de chronèmes. Or, il est remarquable que jusqu’à il y a peu, à savoir une dizaine d’années environ, la dimension chronématique de la recherche nostradamologique ait été fort peu développée voire esquissée. Elle se suffisait de prendre en ligne de compte les dates figurant sur les pages de titre et les périodes d’activité des libraires quand ces dates ne figuraient pas, ce qui donnait des fourchettes parfois assez larges comme s’il avait été hors de question que l’on ait pu “jouer” avec de telles informations.

   Or, pour l’approche chronématique, il est impératif de combiner et de multiplier les critères, les chronèmes, ce qui explique le récent développement des témoignages, ceux d’un Antoine Couillard, de tel almanach, de telle prognostication, montrant qu’à telle date on avait eu vent de tel quatrain, de telle Epître. Ce faisant, ceux qui se prêtèrent à une telle entreprise ne reconnaissaient-ils pas ipso facto la pertinence d’une telle problématique ? Les débats qui eurent lieu récemment dans CURA, 26 et les réponses qui suivirent sur ce Site sont bel et bien d’ordre chronématique.

   Mais on notera qu’il s’agit d’un niveau chronématique encore assez fruste et qui ne concerne pas le contenu même des textes centuriques mais des éléments environnants. Or, à un certain moment, c’est bel et bien dans le corpus proprement centurique qu’il convenait de conduire l’investigation chronématique.

   Au cours des études parues sur ce Site, depuis le début de l’année 2003, nous avons accumulé les chronèmes nostradamiques, étant entendu que l’on peut organiser les chronèmes entre eux, définissant ainsi les lignes de la recherche chronématique dans le champ nostradamique, étant entendu que nous faisons tous de la chronématique sans le savoir et sans être nécessairement conscient. Il y a donc pas à opposer une approche qui serait chronématique à une approche qui ne le serait pas mais toujours deux approches chronématiques qui pourraient ne pas être fondées exactement sur les mêmes principes.

   On s’étonnera que des faussaires se soient donné tant de peine pour générer une fausse chronologie, pour faire croire notamment que des éditions seraient parues du vivant de MDN et à son initiative, mais c’est oublier que la fabrication des Centuries constitue déjà en soi un travail considérable, exigeant à la fois de fixer un message et de le formuler de façon codée mais suffisamment déchiffrable, un peu une sorte de mots croisés ou fléchés de l’époque, impliquant de saisir allusions et équivalences.

Le corpus utilisé

   Pour cerner le cas de l’édition Benoist Rigaud 1568, nous avons voulu la situer par rapport à trois autres éditions, celle antidatée de 1605, celle de Pierre Chevillot, non datée, et celle de Pierre Rigaud, non datée avec une question simple : est ce que l’édition BR a les caractéristiques de l’édition la plus ancienne, et notamment est-ce que les autres éditions considérées dérivent d’elle ?

L’édition 1605

   Rien sur cet exemplaire daté de 1605 n’indique son origine troyenne mais un rapprochement avec l’édition réalisée par le libraire troyen Pierre Du Ruau se révèle parfaitement concluant. On pourrait certes arguer du fait que cet ouvrage aura ensuite été reproduit par le dit Du Ruau mais étant donné que, de toute façon, la date de 1605 est controuvée, du fait de la présence des Sixains qui ne pouvaient être parus à l’époque, nous considèrerons que l’exemplaire en question est l’oeuvre du dit Du Ruau.2 Un autre libraire troyen, Pierre Chevillot se distingua également par des éditions des Centuries mais nous verrons ce qu’il doit à Du Ruau. Un détail significatif : alors que la présentation des sixains chez Du Ruau mentionne le connétable de Montmorency, on ne trouve plus chez Chevillot que la mention “connétable”, signe d’une déperdition. Nous montrerons que ce sont les libraires lyonnais qui ont dépendu des libraires troyens et non l’inverse, comme on le soutient généralement. On a notamment conservé un texte nostradamique, des années 1570, du au libraire troyen, Claude Garnier dit Saupicquet, ce sont les Prédictions des choses plus mémorables (...) mise (sic) en lumière par M. Michel de Nostradamus le Jeune.3

   Troyes, dont on sait par ailleurs, le rôle majeur comme centre de diffusion de ce qu’on appelle la Bibliothèque Bleue, la littérature de colportage.

   L’édition datée de 1605 est la plus complète possible en ce qu’elle inclut les quatrains des almanachs, appelés Présages, au nombre de 141 et les sixains, au nombre de 58, documents qui ne figurent pas dans d’autres éditions, pour des raisons qu’il convient de cerner.

   En 1903, pour le quatre centième anniversaire de la naissance de MDN, Henri Douchet avait produit à Méricourt-l'abbé (Département de la Somme) une édition pour laquelle il se servit de l'édition Chevillot et non pas de l'édition Du Ruau, mais il y ajouta les Présages qui lui font défaut et le “Brief Discours sur la vie de M. De Nostredame” emprunté au Janus Gallicus4 et, pour faire bonne mesure, il y ajouta les Prophéties d'Olivarius et d'Orval empruntées aux ouvrages de l'abbé H. Torné-Chavigny.5

Comparaison de l’édition 1605 avec le premier volet de l’édition BR 1568

   En comparant les deux éditions, nous avons été frappé de constater que la mise en page, sauf pour les derniers quatrains de la centurie VI et au delà pour les quelques quatrains de la VII était identique, ce qui ne saurait être le fruit du hasard. Quels enseignements peut-on en tirer ?

   On se posera une question très simple en apparence : laquelle de ces deux éditions dérive de l’autre ?

   Nous essaierons de montrer que ces deux éditions sont issues d’une précédente édition disparue, parue au plus tard en 1594 alors que Chomarat soutient que cette édition date bien de 1568 comme il est écrit sur la page de titre.

   Ouvrons les deux éditions, celle de l’édition 1605 dont le titre se réfère d’ailleurs également à BR 15686 mais qui est datée de 16057 et celle du reprint 1568 Chomarat qui ne porte que cette seule date.

   N’attachons pas d’importance aux variantes orthographiques mais à la présentation générale des quatrains et des centuries.

   Feuilletons donc page par page et simultanément ces deux éditions et constatons à quel point la similitude est frappante !

   En dépit du fait que l’exemplaire lyonnais comporte une lettrine en début de la première Centurie et que l’exemplaire troyen n’en comporte pas, la disposition est religieusement maintenue à l’identique. Une variante que l’on ne retrouvera pas pour le reste des centuries : l’édition lyonnaise comporte “centurie première” tandis que l’édition troyenne se contente de “centurie I”.

   C’est ainsi que la première page de la première centurie s'achève sur le début du quatrain V mais pour un seul verset, la suite du quatrain figurant sur la page suivante. Or, il en est exactement ainsi pour les deux éditions en présence. Les quatrains sont indiqués en chiffres romains.

   La mise en page est pourtant d’une maladresse insigne, ainsi le numéro du quatrain XI de la Centurie I est annoncé sur la page précédente ! Et une telle bizarrerie figure dans les deux éditions. La seule différence, c’est que les pages recto de l’une sont les pages verso de l’autre ; ce qui conduit à ce que la numérotation des folios est décalée d’une page.

   Même le passage d’une centurie à l’autre n’occasionne pas de décrochage, la centurie II débute dans les deux cas en bas de page, comme si on avait voulu économiser du papier. Seuls les bandeaux de séparation comportent des motifs différents. La centurie III a droit une lettrine, ce que n’avait pas obtenu la centurie II probablement par inadvertance car la III commence en haut de page, elle. La IV a droit à une lettrine et en outre s‘intitule “centurie quarte” et non pas comme dans la troyenne en chiffres romains. La Centurie V commence en haut de page et a droit à une lettrine mais ne doit pas se contenter dans les deux éditions de Centurie V comme si la politique variait d'une centurie à l’autre ou plutôt comme si le copiste restait parfois trop proche de son modèle, au cas où l’on admettrait que l’édition lyonnaise dérive de l’édition troyenne ou d’une édition équivalente. Là encore, le quatrain XI est annoncé à la page précédente comme à la centurie I. La Centurie VI a droit à une lettrine mais pas centurie en toutes lettres mais seulement en chiffres romains.

   C’est avec la Centurie VI que les choses se compliquent et qu’il nous faut observer de plus près. C’est que la centurie VI est sujette à des différences appréciables, à savoir que le quatrain 100 ne figure pas dans certaines éditions, ce qui est précisément le cas de l’édition lyonnaise qui s’arrête au quatrain 99. Comment cela se répercute-t-il sur la mise en page ? Dès le quatrain 95, l’édition lyonnaise s’arrête une ligne plus tard que l’édition troyenne :

XCV
Par détracteur calumnié puis nay

   Sur la même page, pour la première et sur deux pages différentes pour la seconde.

   Pourquoi ce tout premier changement dans la mise en page ? Pour pouvoir remplacer le quatrain manquant par un texte latin de cinq lignes prenant une certaine place, évitant ainsi de déborder sur la page suivante, à savoir le début de la centurie VII.

   Quant à l’édition troyenne, la centurie VI s’achève sur le centième quatrain comme il se doit, absent de l’édition lyonnaise :

Fille de l’Aure, asyle du mal sain
Où jusqu’au ciel se void l'amphithéâtre
Prodige veu, ton mal est fort prochain
Seras captive & des fois plus de quatre.

   Certains pensent que c’est l’édition troyenne qui aurait “ajouté” ce quatrain et qu’en fait le texte latin constituait le centième quatrain. Nous ne les suivrons pas sur cette voie et circonstance aggravante le texte latin dans l’édition lyonnaise est gravement corrompu alors qu’il est correct dans l’édition troyenne.

   Passons à la centurie VII. Désormais, la mise en page diffère et est décalée d’une édition à l’autre. Mais ceci mis à part, nous avons 42 quatrains dans un cas comme dans l’autre et le texte reste le même grosso modo.

   Selon nous, l’édition lyonnaise dérive comme l’édition troyenne d’une édition disparue, celle là même dont traite le grand commentaire du Janus Gallicus. Cette édition disparue faisait suite aux éditions parues à Paris, sous la Ligue dans les années 1588 - 1589. Et c’est à ces éditions parisiennes que nous devons les annexes faisant suite aux centuries VI, VII et VIII, dont l’édition lyonnaise ne reproduit que la première, à savoir l’avertissement latin. Il est donc hors de question d’imaginer que l’édition troyenne ait pu rajouter ces annexes qui ne faisaient sens qu’au lendemain de la parution de leur contenu dans certaines éditions de la fin des années 1580.

   Nous dirons que l’édition lyonnaise est sensiblement élaguée par rapport à l’édition troyenne et l’édition manquante que nous pourrions appeler janussienne. Le projet janussien, au demeurant, prévoyait bel et bien 12 et non pas 10 Centuries comme on peut le voir dans le “Brief Discours sur la vie de Michel de Nostredame”, qui y est inclus.

1605 et les Sixains

   La date de 1605 qui figure dans l’édition dont nous nous servons tient à l’Epître à Henri IV en tête des sixains. Or, si l’on étudie les sixains, on s’aperçoit que les années annoncées ne sont jamais antérieures à 1605, ce qui montre bien que ceux-ci ont été rédigés dans l’optique de la dite Epître. Mais dans ce cas, comment pourrait-on les attribuer à MDN ? Il semble donc que ces sixains ont été conçus par rapport à 1605 mais au départ dans une optique non nostradamique à moins d’admettre la fiction selon laquelle on nous aurait fourni uniquement ce que MDN annonçait à partir de cette date.

Sixain XII Six cens & cinq tres grand nouvelle
Sixain XIII L’aventurier six cens & six ou neuf
Sixain XVI En octobre six cens & cinq (...) Ou en six cens & six
Sixain XIX Six cens & cinq ; six cens & six & sept / Nous montrera iusques à l’an dix sept
Sixain XXI En l’an six cens & sept sans espargner
Sixain XXIII Six cens & sept & dix coeur assiégé
Sixain XXIIII Six cens & huict & vingt, grand maladie
Sixain XXV Six cens & six ; six cens & neuf
Sixain XXVI Encore un coup si l’an six cens & six (...) Les armes en main six cens & dix
Sixain XXVII L’an mil six cens & neuf ou quatorziesme (...) Six cens & six ; par escript se mettra
Sixain LIIII Six cens & quinze, vingt, grand Dame mourra.

   On notera que le sixain LIII est consacré à Phoenix, c’est-à-dire, selon la clef qui figure à la fin de l’édition morgardienne des sixains8 le connétable de Montmorency. Or, c’est dans son château de Chantilly que les sixains sont supposés avoir été présentés à Henri IV par Vincent Sève.

Plusieurs mourront avant que Phoenix meure
Iusques six cens septante est sa demeure etc

   En fait, ces sixains datent probablement des années qui suivent celles indiquées, donc après 1620 (cf. sixain 24) si on laisse de côté le cas du sixain LIII.

   Le sixain 26, en ses deux derniers versets, qui traitent de l’an 1610 fait d’ailleurs probablement référence à l’assassinat d’Henri IV :

Les armes en main iusques six cens & dix
Gueres plus loing ne s’estendant sa vie

   Or, une question se pose à propos de la fin de la VIIe centurie : c’est que dans l’exemplaire daté de 1605, il reste un espace après le 42e quatrain alors que l’on aurait pu placer à la suite l’annexe sans passer à la page suivante. Que l’on se réfère à l’annexe de la VIIIe centurie, elle débute en bas de page. On n’exclura donc pas que notre édition ait pu être précédé d’un état comportant 44 et non 42 quatrains à la VII et que deux quatrains en ont été évacués, pour quelque raison, ce qui laissera la place en 1649 d’en rajouter deux autres sans compromettre la maquette, rétablissant, ce faisant, dans la forme sinon sur le fond, un état antérieur, mettant ainsi fin à un hiatus au niveau de la maquette. Une des raisons de ce passage de 44 à 42 quatrains pourrait avoir été la présence de 58 sixains, le total faisant 100. Certes, on a pu tenir le raisonnement inverse et considérer qu’il y a 58 sixains parce qu’il y a 42 quatrains à la VII mais nous avons retrouvé une édition des sixains non nostradamique et mise sous le nom de Morgard9 et il est probable que l’on ait voulu justifier l’intégration de ces 58 sixains en montrant, par l’élimination de deux quatrains, que la Centurie VII n’avait que 42 quatrains. Mais cette thèse semble inacceptable du fait que les sixains sont trop tardifs pour avoir pu exercer un tel effet à moins d’admettre que les éditions Rigaud, toutes autant qu’elles sont, aucune, parmi celles qui ont été conservées, n’étant datée, n’appartiennent à une période se situant dans la deuxième décennie du XVIIe siècle, à l’instar de ce que nous avons admis pour l’édition 1605. Il ne s’agirait donc pas dans ce cas d’une absence de sixains du fait que ceux-ci n’existaient pas encore mais d’un refus de les conserver. Après tout, si l’on a produit de fausses éditions Benoist Rigaud pour 1568, on a pu tout aussi bien signer des éditions sous son nom, après sa mort à la fin du XVIe siècle. Tout cela pourrait être l’oeuvre de Pierre Rigaud, par ailleurs éditeur, en 1603, des Pléiades - ouvrage recourant largement à la littérature nostradamique, de Chavigny, l’éditeur du Janus Gallicus.

Le modèle Chevillot

   Le cas Chevillot est, lui aussi, tout à fait remarquable : il se rapproche en effet de l’exemplaire Pierre Rigaud. Il comporte la même maquette que celui-ci, c’est-à-dire le même agencement des quatrains, page par page, jusqu’aux approches de la fin de la VIe Centurie.

   Tout comme l’édition non datée Pierre Rigaud, cette édition troyenne Chevillot ne comporte en effet pas de quatrain 100 à la centurie VI, le quatrain latin est le même, sous la forme de Legis Cantio au lieu de Legis Cautio, il est d’ailleurs carrément numéroté 100. Il comporte, à la différence de L une annexe à la Centurie VII et une autre à la Centurie VIII, comme dans l’exemplaire 1605. Il comporte aussi un quatrain numéroté 101 comme celui de l’exemplaire 1605. Comme pour BR 1568 on n’y trouve pas les Présages. Et on y a ajouté les sixains introduits par l’Epître à Henri IV mais ceux-ci y figurent sous le titre de Centurie XI, ce qui n’empêche pas l’ouvrage de s’achever sur les quatrains de la Centurie XI et de la Centurie XII et de comporter les annexes aux Cenuries VII et VIII dont l’édition Pierre Rigaud a cru bon de se débarrasser.

   Ajoutons que cette édition fut associée, au cours de la première moitié du XVIIe siècle, dans certains cas, à un autre ouvrage, le Recueil des prophéties et révélations, constituant ainsi un diptyque qui devint en 1866 un triptyque, avec les Prophéties Perpétuelles de Moult (1740). Précisons que la date de 1611 figurant sur le dit Recueil ne signifie nullement que l’édition Chevillot soit parue en cette même année.

   En tout état de cause, sans l’édition 1605, on ne peut pas comprendre les éditions qui se succéderont à partir de la fin du XVIe siècle et qui en sont peu ou prou dérivées, toutes autant qu’elles sont. Si des différences existent, elles se situent par rapport à notre matrice. Certes, celle-ci est tardive mais c’est la seule matrice qui ait été préservée et donc la première en date qui soit à notre disposition. Il y a là un noeud matriciel qui, certes, va ensuite se diversifier tout comme la matrice précédente, celle du début des années 1580 se diversifia et donna naissance à diverses éditions qui procédèrent largement par suppression, évacuation, élimination, tout comme ce sera le cas par rapport à notre matrice (T).

Le chronème des annexes aux Centuries VII et VIII

   Peut-on encore soutenir que ce sont les éditions troyennes qui se seraient servi des éditions rigaldiennes plutôt que l’inverse ? La question des annexes présentes ou absentes selon les éditions est ici déterminante.

   Prenons d’abord la peine de montrer que l’édition Chevillot est un abrégé de l’édition 1605 et non pas l’édition 1605 une addition : le seul intitulé de l’annexe à la VIIe centurie se prête à une telle démonstration chronématique :

   Chevillot : “Autres prophéties cy devant imprimées soubz la Centurie septiesme” (p. 120, Paris, Delarue, Ed. 1866)

   1605 : “Autres quatrains tirez de 12 soubz la Centurie septiesme dont en ont esté rejectez 8 qui se sont trouvées es Centuries précédentes”

   De telles précisions ne s’inventent ni ne s’ajoutent, mais on peut les supprimer, c’est ce qu’a fait l’édition Chevillot.

   Comparons à présent la façon dont l’édition Pierre Rigaud a supprimé l’annexe à la Centurie VIII figurant dans l’édition Chevillot. On observe que la mise en page du second volet des deux éditions est identique, pour des raisons d’économie, alors que la présentation de l’édition 1605 ne l’est pas pour ce second volet.

   Quand on arrive à la fin de la VIIIe Centurie, l’édition Chevillot ajoute donc l’annexe en bas de page et au verso. L’édition Pierre Rigaud supprime la dite annexe mais ne passe pas pour autant en bas de page à la Centurie IX, sinon elle n’aurait pu profiter de la mise en pages des Centuries IX et X qui eut été ipso facto décalée. Elle laisse donc un espace vide. On pourrait évidemment soutenir l’inverse, à savoir que l’édition Chevillot est partie de l’édition Pierre Rigaud et y a ajouté des annexes profitant opportunément d’un blanc en base de la Centurie VIII, suffisant pour inclure celle-ci.

Le passage de PR à BR

   L’édition BR, en ce qui concerne le premier volet, reprend la mise en page de l’édition Pierre Rigaud. Ce n’est pas le cas pour le second volet. Cela tient, selon nous, à une volonté d’améliorer la mise en page. Car si l’Epître à Henri II de la dite édition est défectueuse, ne comportant en caractères différents, qu’une seule citation latine alors que l’édition PR les marque toutes typographiquement, en revanche, la présentation des Centuries y est sensiblement plus soignée. Chaque centurie comporte une lettrine artistiquement dessinée en son premier quatrain, alors que les éditions des trois Pierres ne le font que de temps à autre. C’est ainsi que l’édition 1605 ne comporte de lettrine qu’à la Centurie III ! Il est probable que l’édition (celle à laquelle se réfère le Janus Gallicus) dont la dite édition s’inspire comportait des lettrines. L’édition PR ne comporte pas de lettrine, pour sa part, aux centuries II, VI, IX. On trouve des vignettes identiques pour les deux éditions.

   En fait, ceux qui tiennent pour que l’édition BR 1568 soit réellement parue en 1568, impliquent que Pierre Rigaud aurait repris celle-ci, inchangée, plus de trente ans plus tard, qu’elle soit identique à celle signalée par Du Verdier dans sa Bibliothèque, Lyon, B. Honorat, 1585 alors qu’elle ne comporte pas, à des dizaine d’unités près, une miliade de quatrains. Ceux là passent outre le cas de l’avertissement latin qui se place entre la VIe et la VIIe centurie et bien entendu considèrent qu’aucun quatrain sur les centaines qui s’y trouvent ne doit son origine à des événements postérieurs à 1568.

   Il nous semble avoir rassemblé suffisamment de présomptions pour pouvoir conclure que l’édition Benoist Rigaud 1568 est issue de l’édition Pierre Rigaud, qui doit dater des années 1620, laquelle dérive de l’édition Chevillot, avec un certain nombre de suppressions tandis que l’édition Chevillot, elle-même, serait issue de l’édition 1605, elle-même reprenant une édition parue au début des années 1590 et se substituant définitivement à l’édition à la miliade. Faut-il rappeler ici, en guise de coup de grâce, d’autres arguments qui vont également à l’encontre de l’authenticité de l’édition BR 1568, telle qu’elle se présente dans le reprint Chomarat 2000 : d’une part le fait que dans les Prophéties à la puissance divine de Crespin (1572) ne figure aucun quatrain des centuries V, VI et VII, de l’autre le mélange de tutoiement et de vouvoiement dans la Préface à César et qui n’est nullement attesté dans les éditions ligueuses alors qu’il l’est chez Chevillot et Pierre Rigaud ? En définitive, le vrai pedigree de l’édition BR 1568 la situe dans le cours des années 1620. Il est remarquable que tant de nostradamologues, en 2003, année du cinquième centenaire, ne disposent pas des moyens leur permettant de parvenir à cette conclusion et s’acharnent à situer la dite édition à la date marquée sur l’étiquette.

   Quelles sont les raisons d’une telle évolution d’une édition à l’autre sur une quarantaine d’années (environ 1590 - 1630) ? Pourquoi Pierre Rigaud a-t-il récupéré la maquette de Pierre Chevillot tout en l’élaguant des annexes à la VII et à la VIIIe centurie et en rejetant les quelques quatrains de la XII, sans parler des sixains ? Pourquoi Chevillot, lui-même, ne voulut-il plus des Présages qui figuraient dans l’édition 1605, se maintenant dans l’édition Pierre du Ruau, non datée, et dont le Janus Gallicus faisait le commentaire ?

   Ce sont ces libertés avec les éditions de l’époque qui auront paradoxalement permis à Pierre Rigaud - l’un des trois Pierre - de fabriquer une édition Benoist Rigaud qui semble tout à fait faire l’affaire aux yeux de bien des nostradamologues dits “sérieux”. Il est vrai, en effet, que si ce qui avait été supprimé avait été conservé dans la dite édition BR, notamment à propos des sixains, mais aussi des annexes se référant implicitement aux éditions parisiennes des années 1588 - 1589, il est probable que cette édition eût été assez vite mise en cause. D’ailleurs, au crédit de Pierre Rigaud, qui savait y faire, il faudrait mettre l’édition qui lui est attribuée, portant l’année 1566 mais ceux qui voulurent bien faire connaissaient mal, apparemment, les dates d’activité du dit Pierre Rigaud. Que se serait-il passé, dans le petit monde des nostradamologues, si au lieu de Pierre Rigaud 1566, on eut mis Benoist Rigaud 1566 ? On eut disposé alors de deux éditions successives, identiques, se suivant à deux ans de distance qui eussent ainsi “enrichi” le corpus des éditions centuriques “conservées” des années 1550 - 1560. Rappelons que l’édition 1566 comportait un caractère posthume avec la reproduction de la pierre tombale de MDN dans l’Eglise des Cordeliers, ordre mis en l’honneur dans le titre même de la dite édition. C’est d’ailleurs l’absence de cette dimension posthume dans l’édition BR 1568 qui constitue probablement l’erreur la plus grossière de Pierre Rigaud voulant lancer une édition parue au lendemain de la mort de MDN en remplacement d’autres éditions disparues et ayant eu la même prétention, telle que l’édition à la miliade parue au début des années 1580.

   L’ironie de l’histoire veut que la seule édition qui n’ait pas été reproduite au XIXe siècle est celle datée de 1605 et qui était la plus correcte et avait en tout cas une dimension matricielle. Les éditions qui parurent furent celles de Pierre Rigaud et de Pierre Chevillot, les unes et les autres comportant notamment un avertissement latin corrompu et dépourvues des présages, qui sont tout de même, les quatrains des almanachs de MDN, à savoir la partie la plus nostradamienne du corpus nostradamique. Cette exclusion des Présages nous apparaît comme un des mystères les plus intrigants de l’histoire du corpus nostradamique, à partir du XVIIIe siècle, lorsque plus aucune édition à présages ne paraîtra plus. La raison tient-elle au fait qu’il semblait incongru que des quatrains associés à des mois et à des années précises puisse encore faire sens pour les commentateurs, à la différence du Janus Gallicus ? Peut-être Pierre Rigaud ignora-t-il les Présages simplement du fait que l’édition Chevillot dont il se servit ne les comportait pas ? Eut-il recouru à l’autre libraire troyen, Du Ruau, les aurait-il adoptés ? Le cas des sixains est du même ordre : on a vu qu’ils comportaient un très grand nombre d’années situées entre 1605 et 1620, ce qui les rendait obsolètes par la suite, alors qu’en réalité, ils s’ouvraient vers d’autres échéances non datées, ce qui explique que leur carrière se poursuivit, en dehors du circuit lyonnais, tout au long du XVIIe siècle, notamment à Amsterdam, dans les années 1667 - 1668. La ruse est classique d’antidater un texte pour lui faire annoncer ce qu’on sait déjà et crédibiliser ce que l’on ne sait pas, mais espère, encore.

   Nous avons voulu montrer, dans cette étude, qu’il importait de comparer les éditions existantes, même apparemment distantes les unes des autres, et de les situer les unes par rapport aux autres, par delà la question des dates affichées sur les pages de titre ou au colophon. Il est de même souhaitable de confronter les quatrains à des contextes successifs, sur plusieurs décennies, pour déterminer quelle époque s’y reflète le mieux. Il semble que pour nombre de nostradamologues, il s’avère plus commode de faire de Nostradamus, selon la formule de Jean-Charles de Fontbrune, un historien, qui traite d’époques antérieures à son temps et un prophète qui nous parle de siècles éloignés dans le futur.

   Certes, on peut toujours être tenté d’inverser nos analyses et de soutenir que c’est l’édition BR 1568 qui est matricielle et que c’est à partir d’elle que les éditions des trois Pierres ont pu se constituer, Pierre Rigaud n’ayant fait que revenir à l’édition de Benoist, la débarrassant des additions troyennes qui s’y seraient greffé. On butte cependant sur le chronème du Legis Cautio. Si Pierre Rigaud, au lieu d’emprunter à Chevillot avait emprunté à Du Ruau, il eut récupéré un précieux élément, à savoir le Legis Cautio. Or, en n’obtenant que le Legis Cantio, il se mettait en situation de mauvais imitateur. Il eut été mieux inspiré d’ailleurs en rejetant purement et simplement l’avertissement latin.10

   Après tout, nous vivons dans un monde où bien des gens se demandent voyant un mot commun au français et à l’anglais si c’est le français qui a emprunté à l’anglais ou bien l’inverse. On mélange l’avant et l’après, bientôt on verra dans le judaïsme une dissidence du christianisme. N’oublions que l’après est ipso facto une imitation de l’avant, à l’instar de toute contrefaçon, de la copie par rapport à l’original, si difficile à distinguer, quand on s’est servi d’une bonne photocopie ou d’un scanner. Le nostradamisme dominant est bien en phase avec une époque de faux-monnayeurs.

   La balle serait donc dans notre camp : nous nous trouverions entre deux feux : ceux des exégètes qui repoussent à l’infini la pertinence prédictive des quatrains et ceux qui refusent de les interpréter de peur de faire le jeu de ceux qui considèrent, comme nous, que ces quatrains sont sensiblement plus tardifs qu’ils ne se l’imaginent.

   Quelle est donc la date ultime au delà de laquelle on ne saurait repousser davantage la production de quatrains centuriques ? Rappelons que le débat n’est pas sur l’existence de toute une série d’éditions qui se sont succédé depuis les années 1560 jusqu’aux années 1640 et au delà mais sur leur contenu exact. Les témoignages concernant les quatrains ne nous sont accessibles qu’à partir de 1570. On a dit que certains quatrains concernant des événements antérieurs à cette date ne sauraient constituer, selon notre raisonnement, la preuve qu’ils ont circulé avant les dits événements. Nous avons quelques recoupements précieux en 1572 avec la compilation des Prophéties à la Puissance Divine de Crespin, dont il existe deux éditions successives.11 On sait ensuite qu’une édition à 10 centuries exista avant 1585, au témoignage de Du Verdier, dans sa Bibliothèque, et qu’elle se présentait comme parue en 1568. Mais cela ne nous dit rien de plus sur le contenu des quatrains. La matière centurique ne devient véritablement manifeste que dans les années 1588 - 1590, avec ce que l’on peut appeler un nœud d’éditions, suffisamment puissant pour ne pas être le fait d’une fabrication plus tardive. Le piètre état de ces éditions jouerait d’ailleurs plutôt en leur faveur par opposition à l’état par trop léché d’autres éditions. Et puis, à nouveau, le brouillard des éditions non datées pour ne pas parler des éditions antidatées. Il est tout de même extraordinaire qu’entre 1590 et 1627, on n’ait conservé aucune édition datée sauf quelques éléments autour de 1603 - 1605.12 Le seul point solide reste le Janus Gallicus de 1594 et sa réédition parisienne de 1596, qui ne comporte qu’une partie des quatrains centuriques, ainsi que des almanachs, non sans que l’on ne puisse soupçonner certaines retouches de la part du commentateur. On y ajoutera en 1603 des passages des Pléiades, rééditées jusqu’en 1607, et une édition parisienne des Centuries VIII-X ainsi qu’un commentaire de quelques quatrains, daté de 1620. Quant à l’édition datée de 1605, elle est certainement plus tardive, cette date n’étant fondée que sur celle de l’épître dédicatoire à Henri IV comme d’autres ont été datées de 1555 pour des raisons analogues.

Une production du XVIIIe siècle

   Pourquoi cette mode persistante des éditions non datées, tant à Lyon qu’à Troyes, à la suite de la parution du Janus Gallicus ? On relèvera, à toutes fins utiles, que l’Eclaircissement des véritables quatrains a pu avoir une influence sur certaines éditions des Centuries, puisque l’on y trouve la condamnation des présages, des sixains, du quatrain cryptogramme à la fin de la Xe centurie, les quatrains de 1649 contre Mazarin, de la VIIe Centurie, les quatrains des centuries XI et XII.13 En revanche, Giffré de Rechac n’a pas été suivi dans le sauvetage des additions aux centuries VII et VIII (p. 78). On est frappé, à la lecture de l’Eclaircissement par le fait que son auteur semble avoir sous les yeux l’édition datée de 1605 ou celle de Pierre Du Ruau, quand il situe “les sixains qui sont à la fin des Quatrains” (p. 71). Il est donc infiniment probable que Giffré de Rechac ait eu sous les yeux une édition modèle Du Ruau, celle de Chevillot ne comprenant pas les Présages. On sait que l’une de ces éditions datant de 1649 comportait 44 quatrains à la VIIe Centurie.14 Notre questionnement est le suivant : est-ce que Giffré de Rechac aurait-il vitupéré ainsi si des éditions conformes à ses voeux avaient alors existé, comme c’était le cas notamment pour certaines éditions lyonnaises non datées comme celle de Pierre Rigaud. Sans parler de l’édition Benoist Rigaud, Lyon, 1568 ? On notera que dans les années 1640 - 1690 paraissaient à Marseille et à Lyon, des éditions uniquement sur le modèle Chevillot15, donc avec les sixains, sous le titre de Centurie XI. Et ce, également chez Pierre Rigaud. Sans parler des éditions hollandaises des années 1667 - 1668 lesquelles comporteront les Présages.

   On peut donc se demander sérieusement de quand datent ces éditions s’alignant sur les voeux de Giffré de Rechac et dont on a retranché, comme il le souhaitait, sixains, présages, centuries XI et XII et quatrain supplémentaire à la fin de la X et dont Giffré de Rechac n’avait pas connaissance au moment où il rédigeait le manuscrit, donc forcément avant 1656, mais après 1649, qui allait paraître partiellement sous le titre d’Eclaircissement des véritables quatrains. Si les éditions Du Ruau sont conformes aux voeux du Janus Gallicus, celles du type Benoist Rigaud, Lyon, 1568, le sont à ceux de l’Eclaircissement mais cela ne conduirait-il pas dans ce cas à repousser leur production jusqu’au XVIIIe siècle, à l’époque où paraîtront des éditions Pierre Rigaud 1566 conformes aux desiderata du dominicain ?16 Ainsi, l’édition BR 1568 serait du même acabit, du même siècle, et d’ailleurs du même contenu, que l’édition 1566 qui allait devenir la référence au XIXe siècle. On avait cru qu’en sacrifiant l’une, on sauverait l’autre mais c’était l’arbre qui cachait la forêt ! Au demeurant, comment un Pierre Rigaud aurait-il rejeté toutes ces pièces pour adopter par la suite le modèle Chevillot, cette fois sans aucune suppression ?17 R. Benazra signale d’ailleurs18 deux éditions Benoist Rigaud, Lyon 1568 produites à la fin du XVIIIe siècle (Bibl. Municipale Auxerre, cote DX 812) et qu’il conviendrait de comparer avec l’édition Benoist Rigaud 1568 reprintée par M. Chomarat (Bib Lyon La Part Dieu, Fonds M. Chomarat, cote A 6587), par delà la question des vignettes au titre. Malheureusement, il semble que l’on n’ait conservé que le premier volet. Mais le second volet pourrait bien être celui non daté du dit reprint.19

   On voit que seule la comparaison des éditions, le dédale de leur filiation sont déterminants et non pas une prétendue étude “matérielle” du papier, mythe auquel s’accrochent encore quelques récalcitrants. Il est urgent que l’on fasse une croix sur cette édition reprintée par Chomarat, initiative qui n’est certes pas à l’honneur de la recherche nostradamologique et qu’on ne retrouve plus celle-ci, dans diverses chronologies, comme premier représentant connu des éditions à dix centuries.

Jacques Halbronn
Paris, le 12 septembre 2003

Notes

1 Cf. l’Introduction générale de notre TPF, pp. 8 et seq. Retour

2 Cf. S. Hutin, Intr. Prophéties de Nostradamus, Paris, Ed. J’ai lu, 1982, p. 23. Retour

3 Cf. BNF, Res R 2563. Retour

4 Cf. BNF, 8° Ye 21148. Retour

5 Cf. sur ces derniers textes, Le texte prophétique en France, formation et fortune (TPF), Lille, Atelier National de Reproduction des Thèses, 2002. Retour

6 Cf. Fonds Michel Chomarat de la Bibliothèque de Lyon, cote A 6587. Retour

7 Cf. BNF, Ye 7363. Retour

8 Cf. Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cit., p. 242. Retour

9 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

10 Cf. notre étude “L’hypertexte centurique des années 1590”. Retour

11 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

12 Cf. R. Benazra, RCN. Retour

13 Cf. “Quels sont les véritables quatrains de l’auteur”, pp. 70 et seq. Retour

14 Cf. Benazra, RCN, pp. 207 et seq. Retour

15 Cf. M. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, Baden-Baden, 1989, pp. 109 et seq. Retour

16 Cf. Benazra, RCN, pp. 295 et seq. Retour

17 Cf. l’exemplaire non daté et probablement de 1649, de la bibliothèque Paul Arbaud, Aix en Provence, cote S 382, signalé par M. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, op. cit., n° 200, p. 114. Retour

18 Cf. RCN, pp. 320 - 321; éditions n° 106 et 107 ; voir aussi M. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, op. cit., pp. 56 et seq. Retour

19 Cf. aussi A. Le Pelletier, Oracles, 1867, tome I, pp. 43 - 44. Retour



 

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