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ANALYSE

59

Les paradoxes du prophétisme centurique

par Jacques Halbronn

    Ne soyons pas plus royaliste que le roi ! Les prophètes ne travaillent pas sans filet. Ils s’accordent une petite avance, le contraire d’un handicap. Et cette petite avance consiste à faire croire que l’on a écrit un texte à tel moment alors qu’on l’a écrit sensiblement plus tard. On pourrait presque dire qu’un texte prophétique qui ne procéderait point ainsi perdrait beaucoup de sa magie.

   Il est clair que si la Préface à César est datée de mars 1555, c’est que nécessairement elle a été rédigée plusieurs années après. C’est la règle du jeu. Et on n’a pas hésité à ajouter des centuries à la suite de celles qui étaient ainsi supposées avoir été introduites en 1555, puisque le volet à sept centuries est lui-même tout entier précédé de la dite Préface. Et chaque fois, cela permettait de dire que MDN avait annoncé toutes ces choses dès 1555. Et plus cette intervention s’effectuait tardivement et plus le nombre d’événements supposés avoir été annoncés s’accroissait. Et en vérité, le seul fait de laisser croire que les éditions Antoine du Rosne 1557 sont la réédition d’une édition plus ancienne, datant de 1555 et déjà à sept centuries est déjà une assez grosse ficelle. Les nostradamologues n’ont apparemment pas tous compris que la confrontation entre une édition à 4 centuries et une autre à 7 centuries, toutes deux précédées d’une même préface et sans aucune marque d’addition plus tardive, ne pouvait qu’êtres dévastatrice et démystificatrice pour l’image du prophétisme centurique. Le rôle de l'épître en tête de prophéties est précisément de créer ce gap entre date de rédaction et date de publication.

   On conçoit donc qu’ignorer un tel processus, c’est attribuer à bon compte des vertus divinatoires à bon nombre de quatrains. On ne s’étonnera donc pas que les événements qui firent suite au mois de mars 1555 doivent assez fidèlement se refléter dans bon nombre de quatrains. Un Janus Gallicus et un Giffré de Rechac, dans l’Eclaircissement des véritables quatrains (1656) ont rapporté les quatrains qui avaient trait à la fin du règne d’Henri II, et pour ce faire n’eurent qu’à refaire le chemin inverse des faussaires, c’est-à-dire transcrire les quatrains en événements et non plus les événements en quatrains.

   Plus tard, les quatrains ont pu être remaniés, interpolés, rajoutés à différentes périodes, aussi éloignées que possible de la date officielle de leur rédaction et plus la période sécurisée au niveau prophétique sera ample et plus on jouera ainsi sur du velours.

   Vouloir faire croire que les centuries furent rédigées avant 1555 ou avant 1558, puisque telles sont les dates des deux Epîtres, constituant un terminus a quo, signifie qu’il y a dix centuries qui étaient prêtes au plus tard en juin 1558, sauf que l’on nous dit aussi que tel supplément fut rajouté en 1560 ou 1561. Enfin, disons qu’au plus tard en 1561, on aurait déjà disposé de dix centuries si bien que les événements postérieurs à cette ultime date et qui se retrouveraient dans des quatrains constitueraient une preuve éclatante de la réalité du prophétisme centurique. Si l’on songe qu’en réalité, ces quatrains sont sensiblement plus tardifs, on saisit à quel point on ferait ainsi la part belle au prophétisme post eventum.

   Le problème, c’est que de nos jours, rarissimes sont les nostradamologues ayant une connaissance pointue des événements qui survinrent dans la seconde moitié du XVIe siècle et capables de faire la différence entre quatrains écrits après coup et quatrains annonçant sans trop savoir des événements à venir. A priori, la distinction serait assez facile à faire : d’une part des événements prévus, de l’autre des événements non prévus. La comparaison avec la prophétie des papes attribuée à St Malachie1 fera mieux comprendre : pour les papes ayant régné avant la date de mise en circulation de la prophétie, une précision certaine, pour ceux qui vinrent ensuite, des corrélations assez improbables si bien qu’il peut être tentant de tracer une ligne entre le premier et le second groupe. Mais dans le cas des quatrains, il serait infiniment plus ardu de pratiquer ainsi et ce, pour une raison très simple, c’est que les événements auxquels il est fait référence nous sont le plus souvent totalement inconnus. Il suffit de lire les “explications” de l’Eclaircissement pour être conscient de la difficulté de la tâche, en précisant que son auteur recourt systématiquement aux historiens de l’époque, quelques décennies seulement plus tôt. A partir du moment où notre ignorance a vidé de leur contenu initial ces quatrains, nous pouvons les interpréter à notre guise. Comment dans ce cas, si l’on n’est pas au fait de la chronique année par année de ce qui se passa en France du milieu du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle, comparer les quatrains des almanachs avec ceux des Centuries et constater la moindre qualité “prédictive” des uns par rapport aux autres ? Quelle gageure en effet !

   Comment distinguer, au vrai, un pronostic arrangé après coup d’un pronostic s’aventurant dans l’inconnu ? Ce qui rend la chose difficile, c’est que le pronostic post eventum se donne des airs d’improvisé (le terme voulant dire faire ce qui est imprévu, de celui qui parle de ce qu’il ne sait pas, qui n’emploie pas exactement le mot juste car cela ferait suspect ; bref on y fait semblant de deviner ce que l’on sait très bien. Là encore, on est amené à tenter de distinguer le vrai du faux pronostic, ce qui n’est pas la même chose que le pronostic faux.

   Au départ, les faux pronostics dans les quatrains centuriques concernaient une courte période, non pas à partir de 1555 car nous pensons que l’Epître de MDN à César ne fut “centurisée” qu’assez tardivement, mais en tout cas à partir de 1557 - 1558, dates figurant dans l’Epître à Henri II, celle de 1558 et non pas celle de 1556. En gros, donc, une douzaine d’années si l’on considère que la dite Epître parut à la fin des années 1560. Après cette date, les quatrains devaient aborder l’inconnu et s’en ressentir. Un peu comme dans les Prophéties d’Orval / Olivarius, au XIXe siècle, souvent d’ailleurs associée au nom de MDN, notamment par un abbé H. Torné Chavigny (cf. TPF), où l’on voit bien à quel moment on bascule du connu vers l’inconnu, c’est-à-dire du vrai vers le faux, cette fois il est bien question du pronostic faux qui est la marque du vrai pronostic, l’être humain ayant ses limites en matière de connaissance de l’avenir, même à très court terme.

   Il convient donc d’admettre une première couche de quatrains, pas forcément conservés d’ailleurs, et traitant des événements supposés annoncés par MDN pour la période allant en gros, à un ou deux ans près, de 1558 à 1568. Cela pour ce qui allait devenir les centurie VIII-X, introduites par la dite Epître à Henri II.

   Pour ce qui est de l’autre volet (I-III), les choses sont plus délicates car nous ne savons pas depuis quelle date ces quatrains étaient supposés avoir été rédigés, ne disposant pas de l’épître introductive, celle qui serait par la suite remplacée par une nouvelle mouture de l’Epître à César, initialement placée en tête de tout autre chose que des Centuries. Mais on peut raisonnablement penser que leur auteur, se présentant comme un disciple de MDN, avait du prendre ses précautions et s’accorder une marge assez confortable pour appâter ses lecteurs avec ses pronostics justes. Surtout lorsque 53 quatrains supplémentaires furent ajoutés, ce qui permettait quelques ajustements.

   En bref, il fallut probablement attendre le début des années 1580 pour que les Centuries reçoivent du sang neuf, entendons par là que rétroactivement on mette en place la Préface à César, avec sa date de 1555, ce qui permit, par l’arrivage de 247 quatrains supplémentaires d’arriver à six centuries. Il convient donc de s’attendre à ce que ces derniers comportent des références à des événements des années écoulées. Autrement dit, la fiction prophétique voulait que dès 1555, MDN eut prévu avec une étonnante précision ce qui allait se produire jusqu’au début des années 1580, date à laquelle les nouveaux quatrains avaient été rédigés. Mais évidemment, pour apprécier, encore fallait-il avoir en mémoire les événements considérés, ce qui n’est guère le cas pour la plupart des nostradamologues actuels, lesquels ne prennent même pas la peine de “potasser” les commentaires du Janus Gallicus ou de l’Eclaircissement, pour eux ce passé étant aussi nébuleux que leur futur (cf. infra).

   Autant dire que si l’on veut tester la valeur prophétique des quatrains, inutile de s’occuper de ce qui pourrait les valider à partir des événements antérieurs aux années 1580 voire 1590. Mais en même temps, de tels recoupements sont indispensables car à quoi bon chercher l’avenir dans un quatrain qui est censé parler du passé, sauf, par facilité, à affirmer que l’un n’empêche pas l’autre et qu’un quatrain peut être recyclé, c’est-à-dire remis en jeu ?

   Par ailleurs, on peut trouver des quatrains se référant à des événements antérieurs aux années 1550, vu que MDN est censé avoir débuté son écriture des années avant de les avoir offerts à la lecture. Ce ne serait en effet guère sérieux de sa part de présenter des quatrains sans s’être fait la main.

   On aura donc trois niveaux, on passe de l’auteur tout seul à l’auteur et son dédicataire et finalement à l’auteur et le public, soit :

      1 - les quatrains déjà testés par l’auteur mais sans que l’on ait pris date. C’est ainsi que dans le Janus Gallicus, les recoupements commencent avec l’an 1534 !

      2 - les quatrains déjà advenus mais sans contrôle extérieur, et ceux non encore testés et supposés avoir été communiqués à une personne, le dédicataire. Ceux qui militent en faveur de l’édition Benoist Rigaud 1568 ne sont pas assurés que les centuries VIII-X soient parues ou même aient été rédigées dès 1558, à savoir avant la mort d’Henri II, vu que l’on n’a pas la preuve qu’ait jamais existé une édition parue dix ans plus tôt.2

      3 - les quatrains déjà advenus, depuis que leur dédicataire est supposé en avoir pris connaissance et les autres que l’on soumet au jugement du public.

   On conçoit qu’en pratique, seul le niveau 3 pourrait être concluant et ce d’autant que les quatrains concernés par les épîtres ne sont plus ceux qui y figuraient à l’origine. C’est le cas des sixains qui ont été fabriqués pour avoir été rédigés au plus tard en 1605 - puisque les pronostics y démarrent pour cette année là - et qui remplacent des quatrains ayant effectivement accompagnés une Epître à Henri IV, vraisemblablement datée de mars de cette année, cinquante ans après la Préface à César.

   Encore faudrait-il savoir en quelle année l’on peut fixer le niveau 3. Cette recherche du niveau 3 est en effet tout à fait capitale puisque tant qu’on ne l’a pas menée à bien, on ne sait pas quels étaient les événements déjà connus et qui n’entrent donc pas dans le champ prévisionnel, à moins de s’en tenir à la date des épîtres introductives, lesquelles sont parfois authentiques mais ne nous assurent pas, pour autant, de ce qui les accompagnait.

   A ce propos, on se demandera pourquoi l’Epître centurique à Henri II ne porte-t-elle pas la même date que celle figurant en tête des Présages Merveilleux pour 1557. C’est probablement parce que l’on a voulu faire croire, on n’était alors qu’à la fin des années 1560, qu’il s’agissait d’une seconde épître, tout en s’inspirant, assez gauchement, de la première. On ne voulait pas courir le risque d’une confrontation entre deux textes datés du même jour. Le temps passant, le risque était plus faible de tomber sur l’original et on put garder la date initiale (Préface à César, Epître à Henri IV).

   On peut évidemment jouer au chat et à la souris et contester une datation de type niveau 3 en affirmant que tel quatrain renvoie à une date antérieure à celle que l’on propose, ce qui a pour avantage de rendre prophétique les autres quatrains puisque se référant à des événements supposés inconnus. On perçoit les enjeux d’un tel débat quant à la date de parution de tel verset de quatrain de telle centurie.

   Un tel débat opposera ceux qui chercheront à tout prix à “vieillir” tel quatrain et ceux qui s’efforcent de le placer le plus tard possible. C’est un peu une guerre de tranchées, à Verdun, où l’on se bat pour un quatrain, chacun à son tour gagnant quelque avantage. Mais on en arrive à une absurdité : car à force de situer les références des quatrains dans le passé le plus ancien, on peut se demander ce que les Centuries ont pu prévoir.

   On est alors confronté à un dilemme : pour “sauver” les Centuries de l’accusation d’avoir été rédigées après les événements, certains sont contraints de recouper les quatrains avec des événements aussi rapprochés que possible des dates de parution les plus anciennes, sauf, évidemment, à conférer aux dits quatrains une véritable faculté prédictive. Autrement dit, cette faculté prédictive risque désormais d’apparaître comme un cheval de Troie, une victoire à la Pyrrhus, car rien ne ressemble plus à une prévision réussie qu’une prévision arrangée après coup. Chaque fois qu’un quatrain se voit confirmé, il y a comme une épée de Damoclés qui risque de tomber puisque cette confirmation pourrait servir à repousser sa date de rédaction d’autant.

   Autrement dit, pour sauver la date des Centuries, certains n’ont rien trouvé de mieux que de ne leur faire rien prévoir, puisque prévoir conduirait à contester cette date. Certes, quand il s’agit de prévoir les événements de la Révolution Française et au delà, cela ne pose pas de problème mais pour ce qui est de ceux de la seconde moitié du XVIe siècle et du XVIIe siècle, c’est une autre paire de manches. Or, c’est bien sur ce terrain des années 1550 - 1680 que le débat se situe. Encore en 1656, l’Eclaircissement se permettra de retoucher de nombreux versets des Centuries et l’édition anglaise de 1672, par les soins de Théophile de Garencières, va adopter, sans sourciller, ces corrections du moins pour les quelques dizaines de quatrains qui sont expliqués dans le dit Eclaircissement3 sans cependant renoncer aux sixains et l’Epître à Henri IV que Giffré de Rechac a rejetés, mais en traduisant ses Explications.

   Qu’on nous comprenne bien, on ne saurait qualifier de faussaires, dans le contexte du texte prophétique en général, ceux qui font mine d’annoncer des événements déjà arrivés. C’est de bonne guerre et c’est un procédé toléré pour allécher le client. Il y a là ce que nous avons appelé la marge prophétique. Dans le cas de prophéties concernant un certain nombre d’années, il va de soi que l’on en profitera pour y inclure des événements déjà connus, ne serait-ce que pour que le lecteur s’y retrouve, passant insensiblement du connu vers l’inconnu. C’est un peu comme avec le détecteur de mensonges, on commence par déterminer le comportement de la personne testée sur des faits reconnus puis on compare avec sa réaction sur des faits qui le sont moins. Il y a donc bien un risque à glisser des quatrains qui “marchent”, car ils font d’autant ressortir ceux qui ne marchent pas, du moins à l’intention d’un public averti qui connaît son Histoire de France. Or, il est bien délicat de nos jours de se mettre dans la peau du public du second XVIe siècle.

   Nous souhaitons simplement que l’on admette que si des épîtres ont été datées des années 1550, c’était pour permettre aux Centuries d’inclure des événements connus de leurs premiers lecteurs, ceux des années 1560 - 1570, de façon à pouvoir embrayer sur des événements à venir. En produisant des éditions datées des années 1550, sur la base des dates des Epîtres dédicatoires, on aura été à l’encontre de l’épistémologie propre au prophétisme. Les premiers lecteurs qui découvrirent certaines Centuries signées MDN au lendemain de sa mort n’accordèrent d’ailleurs qu’une attention distraite au fait que certains événements déjà connus pouvaient être associés à certains quatrains ; ce qui leur importait, c’était de les éprouver pour l’avenir. Il nous semble envisageable de déterminer à partir de quelle époque les quatrains ne sont plus guère pertinents car ce serait alors qu’ils auraient cessé d’être retouchés ou remplacés. Or, il apparaît que des générations d'exégètes, notamment au XIXe siècle (cf. notre TPF) se sont au contraire évertué à gommer une telle frontière, à empêcher un tel distinguo.

   La balle serait donc dans notre camp : nous nous trouverions entre deux feux : ceux des exégètes qui repoussent à l’infini la pertinence prédictive des quatrains et ceux qui refusent de les interpréter de peur de faire le jeu de ceux qui considèrent, comme nous, que ces quatrains sont sensiblement plus tardifs qu’ils ne se l’imaginent.

   Quelle est donc la date ultime au delà de laquelle on ne saurait repousser davantage la production de quatrains centuriques ? Rappelons que le débat n’est pas sur l’existence de toute une série d’éditions qui se sont succédé depuis les années 1560 jusqu’aux années 1640 et au delà mais sur leur contenu exact. Les témoignages concernant les quatrains ne nous sont accessibles qu’à partir de 1570. On a dit que certains quatrains concernant des événements antérieurs à cette date ne sauraient constituer, selon notre raisonnement, la preuve qu’ils ont circulé avant les dits événements. Nous avons quelques recoupements précieux en 1572 avec la compilation des Prophéties à la Puissance Divine de Crespin, dont il existe deux éditions successives.4 On sait ensuite qu’une édition à 10 centuries exista avant 1585, au témoignage de Du Verdier, dans sa Bibliothèque, et qu’elle se présentait comme parue en 1568. Mais cela ne nous dit rien de plus sur le contenu des quatrains. La matière centurique ne devient véritablement manifeste que dans les années 1588 - 1590, avec ce que l’on peut appeler un nœud d’éditions, suffisamment puissant pour ne pas être le fait d’une fabrication plus tardive. Le piètre état de ces éditions jouerait d’ailleurs plutôt en leur faveur par opposition à l’état par trop léché d’autres éditions. Et puis, à nouveau, le brouillard des éditions non datées pour ne pas parler des éditions antidatées. Il est tout de même extraordinaire qu’entre 1590 et 1627, on n’ait conservé aucune édition datée sauf quelques éléments autour de 1603 - 1605.5 Le seul point solide reste le Janus Gallicus de 1594 et sa réédition parisienne de 1596, qui ne comporte qu’une partie des quatrains centuriques, ainsi que des almanachs, non sans que l’on ne puisse soupçonner certaines retouches de la part du commentateur. On y ajoutera en 1603 des passages des Pléiades, rééditées jusqu’en 1607, et une édition parisienne des Centuries VIII-X ainsi qu’un commentaire de quelques quatrains, daté de 1620. Quant à l’édition datée de 1605, elle est certainement plus tardive, cette date n’étant fondée que sur celle de l’épître dédicatoire à Henri IV comme d’autres ont été datées de 1555 pour des raisons analogues.

   Pourquoi cette mode persistante des éditions non datées, tant à Lyon qu’à Troyes, à la suite de la parution du Janus Gallicus ? On relèvera, à toutes fins utiles, que l’Eclaircissement des véritables quatrains a pu avoir une influence sur certaines éditions des Centuries, puisque l’on y trouve la condamnation des présages, des sixains, du quatrain cryptogramme à la fin de la Xe centurie, les quatrains de 1649 contre Mazarin, de la VIIe Centurie, les quatrains des centuries XI et XII.6 En revanche, Giffré de Rechac n’a pas été suivi dans le sauvetage des additions aux centuries VII et VIII (p. 78). On est frappé, à la lecture de l’Eclaircissement par le fait que son auteur semble avoir sous les yeux l’édition datée de 1605 ou celle de Pierre Du Ruau, quand il situe “les sixains qui sont à la fin des Quatrains” (p.71). Il est donc infiniment probable que Giffré de Rechac ait eu sous les yeux une édition modèle Du Ruau, celle de Chevillot ne comprenant pas les Présages. On sait que l’une de ces éditions datant de 1649 comportait 44 quatrains à la VIIe Centurie.7 Notre questionnement est le suivant : est-ce que Giffré de Rechac aurait-il vitupéré ainsi si des éditions conformes à ses voeux avaient alors existé, comme c’était le cas notamment pour certaines éditions lyonnaises non datées comme celle de Pierre Rigaud.8 Sans parler de l’édition Benoist Rigaud, Lyon, 1568 ? On notera que dans les années 1640 - 1690 paraissaient à Marseille et à Lyon, des éditions uniquement sur le modèle Chevillot9, donc avec les sixains, sous le titre de Centurie XI. Et ce également chez Pierre Rigaud. Sans parler des éditions hollandaises des années 1667 - 1668 lesquelles comporteront les Présages.

   On peut donc se demander sérieusement de quand datent ces éditions s’alignant sur les voeux de Giffré de Rechac et dont on a retranché, comme il le souhaitait, sixains, présages, centuries XI et XII et quatrain supplémentaire à la fin de la X et dont Giffré de Rechac n’avait pas connaissance au moment où il rédigeait le manuscrit, donc forcément avant 1656, mais après 1649, qui allait paraître partiellement sous le titre d’Eclaircissement des véritables quatrains. Si les éditions Du Ruau sont conformes aux voeux du Janus Gallicus, celles du type Benoist Rigaud, Lyon, 1568, le sont à ceux de l’Eclaircissement mais cela ne conduirait-il pas dans ce cas à repousser leur production jusqu’au XVIIIe siècle, à l’époque où paraîtront des éditions Pierre Rigaud 1566 conformes aux desiderata du dominicain ?10 Ainsi, l’édition BR 1568 serait du même acabit, du même siècle, et d’ailleurs du même contenu, que l’édition 1566 qui allait devenir la référence au XIXe siècle. On avait cru qu’en sacrifiant l’une, on sauverait l’autre mais c’était l’arbre qui cachait la forêt ! Au demeurant, comment un Pierre Rigaud aurait-il rejeté toutes ces pièces pour les adopter par la suite le modèle Chevillot, cette fois sans aucune suppression11 ? R. Benazra signale d’ailleurs12 deux éditions Benoist Rigaud, Lyon 1568 produites à la fin du XVIIIe siècle13 et qu’il conviendrait de comparer avec l’édition Benoist Rigaud 1568 reprintée par M. Chomarat14, par delà la question des vignettes au titre. Malheureusement, il semble que l’on n’ait conservé que le premier volet. Mais le second volet pourrait bien être celui non daté du dit reprint.15

   C’est dire que la recherche nostradamologique passe nécessairement par la spéculation, la modélisation, les recoupements de tous ordres comme nous l’avons montré dans les dizaines d’études parues en 2003 sur ce Site. Il est donc bien hasardeux de tracer une “Courbe de distribution des éditions des Prophéties”16, année par année ou tout simplement de présenter une chronologie des éditions sur une base purement iconographique, en se fondant sur ce qui est indiqué en page de titre. Encore faudrait-il savoir de quand datent toutes ces éditions antidatées ou non datées.

   Le cas de l’Eclaircissement des véritables quatrains illustre bien certains paradoxes du prophétisme nostradamique. Dans le seul volume paru, Giffré de Réchac, son auteur, traite des années 1555 - 1560, ce qui semble impliquer que les Centuries sont antérieures à cette période, sinon quel intérêt y aurait-il à montrer à quel point les quatrains étaient prémonitoires ? Au paragraphe (pp. 81 et seq) intitulé “Depuis quand la prophétie de ces Quatrains commence”, on peut lire : “Il est asseuré qu’ils commencent l’an 1555 au mois de janvier parce qu’il dédia les 7 premières centuries à son fils César l’an susdit au premier jour de Mars & par conséquent il est à croire qu’il les avoit déja fait & c’est le moins que nous puissions donner à un auteur pour composer 700 Quatrains que deux mois (...) Quant à la huictiesme, neufiesme & dixiesme Centurie, l’on pourroit croire que la prophétie ne commence que depuis l’an 1559, le 27 juin, dont son Epistre liminaire au Roy Henry II est dattée, neantmoins, il dit en la mesme Epistre qu’il fera dans un escrit à part l’éclaircissement de ses Quatrains commençant du 14 mars 1557 & dans son Epistre à Nostradamus son fils, il luy dit en général qu’il avoit composé livres de prophéties contenant chacun cent Quatrains sans spécifier s’il parloir des sept qu’il lui dédioit ou de tous les autres. Quant à moy, ajoute le dominicain qui annonce par ailleurs “qu’il a prédit, depuis cent ans, plus de 1800 événements qui estoient futurs de son temps”, je crois qu’il les avoit composé tous en l’an 1555.” Ajoutons que les quatrains des almanachs (de 1555 à 1567) feraient ainsi double emploi avec des quatrains des Centuries couvrant la même période. Au demeurant, le Janus Gallicus recourt largement aux “Présages” pour refléter ce temps.

   En fait, un tel “éclaircissement” de la part de MDN n’aurait pas fait sens dès lors que ces quatrains avaient été composées à partir des événements et non avant les événements. Curieusement, le Janus Gallicus maintient la fiction d’un tel commentaire que MDN aurait effectué en parallèle avec ses quatrains pour y renoncer dans l’édition parisienne, deux ans plus tard, prenant cette fois les commentaires à son compte, s’en tenant donc à la version d’une publication posthume dont les prédictions ne feraient sens que postérieurement.

   Il reste que le travail de Giffré de Rechac est utile, s’il a été mené consciencieusement: en signalant les quatrains correspondant aux années 1555 - 1560, il pointe les quatrains les plus anciens du corpus, ceux qui n’ont pas été ajoutés ultérieurement dans la mesure même où cela n’aurait guère été pertinent que de composer de tels quatrains dans les années 1580, alors que le détail des événements s’estompait, alors que pour une publication survenue à la fin des années soixante, cela en valait la peine. Une règle d’or du prophétisme nous semble en effet pouvoir être énoncé : le champ couvert par un texte prophétique couvre en priorité les dernières années qui l’ont précédé et les premières années qui le suivront. C’est d’ailleurs ainsi qu’un texte a des chances de pouvoir être daté, pourvu, encore une fois, que l’on soit capable de relier tel et tel passage (quatrain, sixain etc.) à tel ou tel événement.

   Malheureusement, il semble bien que les correspondances proposées par l’Eclaircissement de 1656 soient assez fantaisistes : on y trouve en effet des quatrains des centuries IV (après le 53e), V, VI et VII, lesquelles sont plus tardives et n’avaient guère de raison d’être associées avec la période couverte par le premier et unique volume publié de cet ouvrage. La répartition des quatrains de ces centuries non reconnues par Crespin est statistiquement identique à la proportion de quatrains commentés par Giffré de Rechac, soit environ un peu moins d’un tiers. A contrario, le Janus Gallicus ne recourt qu’exceptionnellement à ce groupe de Centuries pour sa recension du moins jusqu’au début des années 1570. A partir de ces années là, postérieures aux Prophéties dédiées à la Puissance Divine de 1572, la présence de ces Centuries s'accroît sensiblement, auxquelles il convient d’ajouter les quatrains des Centuries XI et XII, pour décroître à partir de 1588, ce qui pourrait correspondre à cette période d’encadrement17, dont il a été question plus haut.

   On pourrait donc considérer le Janus Gallicus et les Prophéties à la Puissance Divine comme des révélateurs complémentaires. Si la compilation de Crespin, aux fins de réaliser une série d’adresses à des personnages plus ou moins importants, ignore les centuries IV (après 53e quatrain), V, VI et VII, en revanche, le JG leur accorde une place significative pour appréhender la période qui suit la parution des PPD alors qu’il ne s’en sert guère pour la période couverte par les dites PPD. Quant à l’Eclaircissement, plus tardif, et qui ne sert pas des Présages, il ne nous semble pas que son exégèse puisse nous renseigner pertinemment sur la topographie des Centuries.

Jacques Halbronn
Paris, le 11 septembre 2003

   ANNEXE
La répartition des quatrains par année dans le Janus Gallicus

   NB : On a mis en gras les quatrains des centuries IV (après 53), V, VI, VII, XI, XII. Pour les présages, on s’est contenté d’indiquer chaque fois Présage. On constate que le recours massif du Janus Gallicus aux Présages contraste avec le fait que l’édition Benoist Rigaud 1568 ne les comporte pas alors que des éditions censées être plus tardives les comporte. A l’inverse, l’Eclaircissement de 1656, suivi en cela par l’édition Benoist Rigaud 1568 et Pierre Rigaud 1566 (cf. supra), les a systématiquement exclus.

1534 Présage, I, 15 ; III, 76 ; II, 35
1545 II, 91
1547 VI, 70
1553 I, 14
1555 Présage, VI, 75 ; Présage, I, 59 ; Présage, Présage
1556 Présage, Présage, Présage, Présage, Présage
1557 Présage, Présage, Présage, II, 20 ; Présage, Présage
1558 Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage
1559 Présage, Présage, IX, 52 ; IV, 5 ; II, 38 ; Présage, Présage, VI, 71 ; VI, 9 ; VII, 17 ; Présage, Présage, Présage
1560 Présage, I, 45 ; III, 55 ; Présage, I, 13 ; Présage, I, 5 ; Présage, IX, 70 ; Présage, Présage, Présage, Présage, X, 59 ; Présage, III, 66 ; X, 39 ; VI, 63 ; Présage
1561 Présage, Présage, IV, 53 ; IV, 32 ; I, 3 ; IV, 63 ; V, 97 ; Présage, VI, 29 ; Présage
1562 Présage, Présage, I, 56 ; I, 62 ; I, 91 ; IV, 43; Présage, Présage, IX, 52 ; I, 92 ; IV, 5 ; Présage, I, 76 ; VI, 75 ; Présage, IV, 62 ; Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, I, 20 ; IV, 4 ; II, 12 ; I, 44 ; IX, 70 ; II, 91 ; IV, 62 ; Présage, VI, 109 ; III, 81 ; II, 97 ; VIII, 17 ; VI, 35 ; Présage, Présage, X, 1 ; XII, 71 ; présage, V, 86 ; Présage, I, 78 ; Présage, Présage
1563 Présage, Présage, IX, 13 ; Présage, I, 96 ; Présage, III; 55 ; I, 38 ; Présage, Présage, Présage
1564 Présage, Présage, IX, 66 ; Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, IX, 66 ; Présage, Présage, Présage, VIII, 62 ; I, 46 ; Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage
1565 Présage, Présage, Présage, Présage, Présage Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage
1566 Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage, Présage
1567 Présage, Présage, III, 33 ; Présage, IV 94 ; Présage, Présage, Présage, Présage, II 28 ; II, 36 ; VI, 61, Présage, Présage, II, 19 ; I; 37 ; IV, 32 ; II, 11
1568 Présage, Présage, Présage, VIII; 98 ; VI, 9 ; I, 43 ; IX, 55 ; I, 97 ; VI, 64 ; Présage, Présage, Présage, Présage, IV, 22, Présage, X, 1 ; présage, présage, VI, 69
1569 Présage, présage, III; 33 ; XII, 24 ; IV, 46 ; Présage, Présage, Présage, IX, 9
1570 Présage, Présage, XII, 65 ; présage, II; 45 ; XII, 36, Présage
1571 IX, 89 ; Présage, Présage
1572 Présage, Présage, Présage, II, 21 ; Présages, Présages, Présages, Présages, IX, 33 ; Présages, Présages, Présage, Présage, Présage, IV, 46 ; III, 91 ; XII, 71 ; Présage, Présage
1573 Présage, présage, II, 11 ; présage, III, 91 ; VI, 61 ; VI, 100 ; Présage
1574 Présage, VI, 11 ; Présage, III, 30 ; IV, 44 ; VI, 83 ; VII, 35 ; Présage, VI, 93
1575 Présage, IV, 7 ; XII, 59 ; VI, 11 ; VIII, 92 ; Présage
1576 Présage, V, 38 ; V, 72 ; VIII, 14 ; IV, 28
1577 XII, 59 ; IV, 44
1579 Présage, IV, 44
1580 I, 16 ; VI, 2 ; IX, 45 ; X, 28
1584 IV, 7
1585 XII, 59 ; XII, 56, présage
1586 III, 98 ; VI, 23 ; I, 67
1588 Présage, XII, 55 ; VI, 23 ; Présage, V, 96 ; II, 91 ; XII, 52 ; XII, 4 ; III; 51 ; IV, 87 Présage, I; 52 ; VIII, 60 ; I; 81 ; Présage, I, 85 ; VIII 87 ; VI 31
1589 Présage, Présage, VIII, 18 ; Présage, V, 96 ; VI, 3 ; I; 36 ; Présage, Présage, Présage, II; 89 ; Présage, X, 37 ; III 46 ; Présage, XII, 62 ; X, 43 ; IX, 36 ; XII, 69

Notes

1 Cf. notre étude in Encyclopaedia Hermetica, rubrique Prophetica, Site Ramkat.fre.fr. Retour

2 Cf. M. Chomarat, Intr. Reprint, Michel Nostradamus, Les Prophéties, Lyon,1568, ed. M. Chomarat, 2000, pp. 17 et seq. Retour

3 Cf. Prophecies or Prognostications of Michael Nostradamus etc, Londres. Retour

4 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

5 Cf. R. Benazra, RCN. Retour

6 Cf. “Quels sont les véritables quatrains de l’auteur”, pp. 70 et seq. Retour

7 Cf. Benazra, RCN, pp. 207 et seq. Retour

8 Cf. notre étude sur “le pedigree de l’édition Benoist Rigaud, 1568”. Retour

9 Cf. M. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, Baden-Baden, 1989, pp. 109 et seq. Retour

10 Cf. Benazra, RCN, pp. 295 et seq. Retour

11 Cf. l’exemplaire non daté et probablement de 1649, de la bibliothèque Arbaud, Aix en Provence, cote S 382, signalé par M. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, op. cit. n° 200, p. 114. Retour

12 Cf. RCN, pp. 320 - 321 ; éditions n° 106 et 107. Retour

13 Cf. Bibl. Municipale Auxerre, cote DX 812. Retour

14 Cf. Bib Lyon La Part Dieu, Fonds M. Chomarat, cote A 6587. Retour

15 Cf. aussi A. Le Pelletier, Oracles, 1867, tome I, pp. 43 - 44. Retour

16 Cf. R. Benazra, RCN, p. 635. Retour

17 Ici, grosso modo, 8 ans avant et 8 ans après la date de rédaction, vers 1580. Retour



 

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