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ANALYSE |
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Le corpus nostradamique comme création collective |
L’expérience nous apprend que les hommes ne trouvent jamais rien d’assez clair ni d’assez facile
contre les sentimens dont ils sont déjà prévenus1
E. Gruber affirme dans son étude Forgery and Fallacy in Nostradamus : A Reply to Jacques Halbronn que nous nous contredisons quand nous ne respectons même pas nous-même nos mises en garde sur les extrapolations effectuées à partir de certains documents. En réalité, nos lecteurs savent pertinemment l’importance que nous accordons au raisonnement et à la logique dans nos recherches et épistémologiquement nous sommes persuadés que l’historien des textes a mission de déterminer l’existence probable de certaines éditions non conservées et nous avons souvent reproché à certains chercheurs leur incapacité à suivre une certaine argumentation. En revanche, il est vrai que nous conseillons aux chercheurs de ne pas se fier aux apparences, notamment aux dates et aux marques de libraires, quand les documents ne s’inscrivent pas dans un cadre chronologique et plus précisément chronématique cohérent. Et c’est en ce sens que nous condamnons certaines conclusions par trop hâtives.
Gruber est fasciné par le cas de l’anagramme de Mazarin, à savoir Nirazam, figurant dans un quatrain de la queue de la VIIe Centurie et en fait à la fin du premier volet centurique, et nous déclare qu’il est bien dommage que l’on ne trouve pas des cas aussi manifestes pour disqualifier certaines éditions des Centuries. Nous répondrons que si les choses étaient si simples, le premier venu pourrait faire de la recherche à bon compte. Il est clair que le vrai débat commence une fois qu’un certain nombre d’évidences qui crèvent les yeux ont été détectées. Cela dit, ce ne sont pourtant pas les incohérences et les anachronismes qui manquent et le rôle du chercheur est de savoir les faire ressortir, mais avec un peu de mauvaise foi on peut se permettre de passer outre et de déclarer que cela ne prouve rien. En fait, qui peut croire que l’on ait jamais songé à ce qu’un lecteur puisse être dupe du Nirazam ? Il est assez évident qu’aucun libraire n’a songé à faire un faux en publiant une édition datée de 1568 et comportant une épître datée de 1605, il s’agissait à l’évidence, pour les éditeurs de l’époque, d’une addition, certes supposée introduire des versets de MDN - en l’occurrence des sixains - mais qui n’était pas supposée connue en 1568, selon une logique de dévoilement posthume progressif. Certains nostradamologues considèrent comme du temps de MDN des textes qui ne se sont jamais présentés comme tels, tout en se prétendant de sa plume. La question qui est ici débattue est la suivante : est-ce que oui ou non il fut publié du vivant de MDN et sous son nom de Michel Nostradamus ou de Michel de Nostredame des éditions des Centuries conformes à celles qui se présentent actuellement dans les collections ou dans les bibliographies, comme parues en 1555, 1557, 1558, 1560, de 1566 ou 1568 ? La réponse est négative.
On nous reproche donc que nos arguments n’offrent pas la même évidence car on n’arrive pas à suivre. Et par conséquent, dès lors, la recherche nostradamique est bloquée jusqu’à nouvel ordre, en attendant que l’on trouve un nouvel anagramme et un nouveau 1605. C’est la ligne Maginot ! Gruber établit ainsi un cordon de sécurité autour des Centuries en posant ses conditions et le type d’argument qu’il considère comme convaincant. Déjà en 1656, l’Eclaircissement des Vrais Quatrains de Nostradamus rejetait le quatrain en question ainsi que les sixains. On n’a pas beaucoup avancé depuis, près de 350 ans plus tard. En tout état de cause, les observations de Gruber ne concernent d’ailleurs pas la question des éditions des Centuries, de leur comparaison, de leur filiation qui reste pourtant le champ par excellence de la recherche nostradamologique.
Pour Gruber, un terrain solide est celui des publications non centuriques. Il pense qu’en s’appuyant sur celles-ci on pourra sauver les Centuries, c’est-à-dire contourner tout le considérable dispositif du siège des Centuries que nous avons mis en place, pour parler en termes militaires. Gruber pense sérieusement que les incohérences, les anachronismes des éditions des Centuries seront oubliées dès lors que l’on pourra faire apparaître un recoupement avec un document censé paru du vivant de MDN, un peu comme P. Guinard qui s’imagine qu’à partir du Testament de ce dernier, suivant en cela Ruzo, on pourra démontrer qu’il était prévu qu’il y ait une première édition avec tant de quatrains et une suivante avec tant et ainsi de suite, ce qui en tout état de cause ne nous renseigne nullement sur le contenu des quatrains et des centuries et sur les possibilités d’avoir remplacé un quatrain par un autre. Et malheureusement, dans le dit Testament, pas un mot sur les Centuries pas plus que dans la Correspondance latine. C’est ce qu’on appelle en France : croire au Père Noël.
Il y a donc eu un certain nombre de sorties pour essayer de desserrer l’emprise que nous avons mise en place autour des Centuries. Non pas certes pour nier leur existence mais pour montrer que les éditions qui nous sont parvenues ne sont pas antérieures à 1588.
Ces tentatives se sont révélé assez vaines et dans le meilleur des cas ont montré qu’il avait en effet existé des éditions des Centuries avant 1588 - ce que nous ne contestons nullement puisque nous insistons sur l’importance du témoignage des Prophéties dédiées à la Puissance Divine de 1572, donc une quinzaine d’années plus tôt et qui comportent un nombre assez considérable de versets sans que cela permette, pour autant, de reconstituer les éditions en question dans leur intégralité. En dehors de ce qui est conservé dans la compilation de Crespin et à part quelques quatrains figurant chez Colony2, nous n’avons aucun élément sérieux concernant le contenu exact des Centuries et même ces documents ne sont pas explicitement attribués à Nostradamus : Crespin ne déclare nulle part que les passages qu’il cite sont de ce dernier et encore moins qu’ils sont parus de son vivant.
Nous avons montré récemment mais il semble que Gruber n’y ait pas pris garde que la fameuse édition de l’Androgyn de 1570 était un faux. Il est probable que si Gruber avait lu notre étude à ce sujet, il aurait réagi. Conclusion : Gruber n’a pas pris la peine de lire nos travaux attentivement et d’ailleurs il s’en explique par avance d’une façon fort peu courtoise. On peut même se demander si Gruber ne répond pas uniquement aux seuls articles parus explicitement en réponse à ce qui figure dans le n° 26 du CURA, en ignorant la vingtaine d’article qui ont suivi ! Gruber considère que chaque étude est un tout qui ne saurait être en interdépendance avec d’autres études, ce qui l’autorise à se contenter de s’en prendre à quelques pages isolément du reste. Il ne faut pas trop lui en demander. Or, nous n’avons jamais dissimulé le fait que notre recherche progresse constamment et que la moindre des choses est de prendre connaissance des derniers travaux accessibles. On peut effectivement s’amuser à citer des textes de notre plume qui sont dépassés par de nouvelles approches ou affirmer que nous contredisons. Au lecteur de constater si nos nouvelles conclusions sont plus satisfaisantes que les précédentes, c’est ce qui se passe dans tous les milieux scientifiques. En ce sens, nous considérons les observations de Gruber comme un simulacre voire comme du bluff et qu’il ne s’est pas donné les moyens de ses ambitions et s’est un peu trop simplifié l’existence en oubliant que l’ensemble des études parues sur le Site de l'Espace Nostradamus ne constitue nullement un livre d’un seul tenant publié en feuilleton mais bien une chronique de recherche, presque au jour le jour.
Mais passons à la contre-offensive. Il ne revient pas et il a raison sur l’affaire du témoignage de Couillard, en 1556, quant à l’existence de Centuries alors qu’il s’agit de Vaticinations Perpétuelles comportant nécessairement un dispositif chronologique explicite absent des éditions conservées des Centuries. Nous ne disons même pas que la Préface à César, dans une version sensiblement différente de celle qui a été conservée, n’introduisait pas initialement des quatrains mais que ce n’étaient pas les quatrains que nous connaissons sauf peut être une petite proportion et que ces quatrains étaient autrement articulés sur des éléments d’ordre hémérologique. Pas davantage, n’insiste-t-il sur le pétard mouillé de la Pronostication pour 1562, avec l’épître à Jean de Vauzelles. En revanche, il s’arrête sur le faux almanach pour 1563 dont Marconville aurait eu connaissance. Qu’il le veuille ou non, rien ne prouve que le document auquel cet auteur se réfère ne comporte une Epître à François de Guise qui attesterait dès 1563 de l’existence de la version centurique de l'Epître à Henri II dont la dite Epître s’inspirerait. En tout état de cause, dans le meilleur des cas, ce ne seraient que quelques passages de l'Epître à Henri II qui seraient attestés et apparemment cela ne gène pas Gruber que MDN ait publié coup sur coup deux épîtres au Roi, évoquant une seule et même rencontre. Nous avons montré qu’il avait bel et bien existé une publication de MDN pour cette année 1563 qui n’est pas celle de l’almanach pour 1563 paru à Avignon. Le texte italien atteste d’une autre publication, et il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’il s’agisse d’une Pronostication pour cette même année 1563 étant donné que pour l’année précédente 1562, ont été conservés respectivement à Bruxelles et à Munich et un almanach et une Pronostication. En d’autres termes, Marconville faisait référence non pas à un faux almanach mais à une vraie prognostication sans quatrains.
Or, le fait qu’une pronostication comporte des quatrains - ce qui est réservé aux almanachs - est selon nous un élément essentiel de la recherche nostradamique et cela vaut tout autant pour la Pronostication pour 1555. La différence entre ces deux cas est la suivante :
Dans le cas de l’almanach pour 1563, on s’est servi d’une pronostication et on y a ajouté des quatrains qui ne sont pas ceux de l’année en question, comme chacun sait et c’est d’ailleurs ce qui a permis de déclarer faux le dit almanach.
Dans le cas de la pronostication pour 1555, on a mis des quatrains qui n’ont pas à s’y trouver. C’est ce que nous appelons une erreur chorématique et non plus chronématique. Un choréme (d’un mot grec signifiant espace alors que chronème est lié au temps) est un critère catégoriel. Et la présence de quatrains dans les seuls almanachs est un principe chorématique tout comme certains problèmes concernant la succession des éditions des Centuries relèvent d’une problématique chronématique.
Reste l’affaire des Significations de l’Eclipse de 1559, devenu le cheval de bataille de Théo Van Berkel. E. Gruber argue du fait que MDN était fort capable de commettre de telles bévues, en faisant cohabiter des éléments incompatibles astronomiquement et que d’ailleurs on a des exemples de telles incohérences dans la production jugée authentique du dit MDN, comme l’almanach et la pronostication pour la dite année 1559. Or, les décalages relevés par Van Berkel, entre l’almanach et la pronostication en question ne sont pas du même ordre que ceux signalés dans les Significations, d’autant que ces éditions en langue anglaise restent suspectes, à plus d’un titre et ne sauraient donc faire référence pour juger des méthodes de travail de MDN et éventuellement de son équipe. Une chose est qu’il puisse y avoir des différences entre documents différents, parus séparément en des circonstances différentes, même attribués à une seule et même personne, une autre que ces différences figurent au sein d’un seul et même document car il s’agit alors d’un document retouché ou pour le moins réalisé par plus d’une personne (cf. infra).
En tout état de cause, les observations de Van Berkel, en ce qui concerne la comparaison de la Prognostication et de l’Almanach pour 1559 - documents qui lui furent d’ailleurs fournis par la Bibliotheca Astrologica, nous apparaît-il, relèvent de considérations d’ordre astronomique tandis que dans le cas des Significations, nous avons affaire à des incohérences d’ordre astrologique, liées au thème astral d’un personnage et nous ne pensons pas que MDN ait pu produire un ensemble aussi bizarre, il était avant tout un astrologue professionnel comme l’atteste sa correspondance et d’ailleurs, nous avons montré que le RPP3 était décalé par rapport à la production d’almanachs et de prognostications, qu’il ne comportait pas tous les calculs qu’on y trouve et il n’est pas exclus que ce travail ancillaire était réalisé par d’autres que lui, qui ne travaillaient peut-être même pas de concert. De même qu’il y eut des ateliers de faussaires bien équipés, nous pensons qu’il y a pu y avoir des ateliers au service de la production de MDN. Que l’on nous comprenne bien, nous ne pensons pas que les faussaires aient fait autre chose qu’ajouter des éléments à un texte préexistant. Il est important de comprendre que le corpus centurique est constitué d’additions successives qui ne tiennent guère compte des couches antérieures et c’est précisément cela qui trahit son caractère collectif car par delà la question des faussaires et des imitateurs, plus ou moins de bonne foi, le point essentiel est ce caractère collégial s’étendant sur plusieurs décennies. Ce qui compte dans la stratégie de communication de ceux qui interviennent dans le processus nostradamique, c’est ce qu’ils ajoutent et non pas ce qui a déjà été dit. Ils raisonnent un peu comme M. Gruber : si telle chose est là, il faut la prendre comme elle est et ne pas aller vérifier si elle est en accord et de quelle façon avec ce qui peut avoir été écrit à un autre endroit. Le cas du quatrain consacré, sous la Fronde, à Mazarin, illustre bien cette façon de faire où l’on ne focalise que sur un passage en faisant abstraction du reste, et c’est précisément parce qu’il en est ainsi qu’il est aisé de procéder à une archéologie du corpus nostradamique à laquelle E. Gruber se refuse. Est-ce que, au niveau exégétique, quand un auteur interprète un quatrain, il va aller voir si un autre quatrain ne dit pas le contraire. Pensez-vous ! Arguer de l’incompétence avérée de MDN pour disqualifier tout argument fondé sur des incompatibilités est une fois de plus un rideau de fumée !
E. Gruber a du mal à comprendre l’intérêt qu’il pouvait y avoir pour des faussaires à publier dix ou vingt ans après leur date supposée d’échéance des almanachs ou pronostications. Certes, on comprend sa perplexité : une édition des Centuries est consommable intégralement puisque les quatrains ne sont pas associés à une chronologie précise - ce qui d’ailleurs, on l’a vu, fait problème - tandis que dans les almanachs, il y aurait beaucoup à jeter. Or, on notera que dans le cas de l’almanach pour 1563 et de la Pronostication pour 1555, on trouve des quatrains comme dans les Centuries et que peu importe que les dits quatrains apparaissent au sein d’un ensemble obsolète. C’est ne pas comprendre le texte prophétique que de vouloir ignorer que le lecteur ne focalise son attention que sur certains éléments mis en exergue, le reste plus ou moins illisible et en tout cas négligé, constituant une sorte d’alibi, de patine, un gage d’ancienneté. Au demeurant, dans les éditions des Centuries, comme dans le quatrain sur Mazarin, le lecteur également ne focalise que sur certains quatrains, à la fin de la VIIe Centurie. Ainsi, contrairement à ce que semble croire E. Gruber, la publication d’une douzaine de quatrains peut fort bien justifier la présence de développements sur lesquels on passe.
Il est vrai qu’il y a eu des imitations d’almanachs et de pronostications de MDN, de son vivant. Ce n’est pas une raison, cependant, pour croire que tout almanach et pronostication se référant à MDN soit paru alors. En réalité, nous pensons que les imitateurs ne présentaient pas leur production comme étant celle de MDN mais sous d’autres noms, y compris sous celui de Mi. De Nostradamus ou de Nostradamus le Jeune, largement conservés notamment à la BNF, à Paris. Nous n’avons présentement pas la preuve que l’on ait publié du vivant de MDN des contrefaçons sous le nom de Michel de Nostredame ou de Michel de Nostradamus mais cela a pu fort bien se produire si l’on en juge par les plaintes de la correspondance, encore que selon nous - et jusqu’à nouvel ordre - ces imitateurs nostradamisants et nostradamisés et autres pseudo-disciples officiels ou officieux prenaient la peine de se différencier, ne serait-ce que sur un point, et ce délibérément, de la production de MDN. Mais ce léger démarquage ne suffisait probablement pas à calmer le dit MDN. Ce n’est qu’après la mort de MDN que de tels scrupules ne furent plus de mise. Mettons-nous à la place des lecteurs de l’époque : ceux qui tombaient sur un texte signé Mi. De Nostradamus pouvaient-il se douter que ce n’était pas Michel de Nostradamus ? Il y avait donc confusion dans l’esprit des lecteurs sans pour autant que MDN puisse se plaindre juridiquement puisque le nom différait, d’où justement sa rage. Il est donc dommage que l’almanach pour 1563 ne soit signé Mi. De Nostradamus car dans ce cas il aurait été plus probable qu’il fut paru effectivement à cette date. En utilisant pour un faux le nom même de Michel de Nostradamus, il y a là un chronème dans la mesure où l’usage du nom même de MDN, pour la production de faux - largement attesté pour les éditions des Centuries - est posthume.
On n'a pas la preuve qu'une édition contrefaite soit jamais parue en France
sous le nom de Michel Nostradamus, de son vivant.
Les cas connus conservés comportent tous des variantes sur son nom
Quant à la question du Recueil des Présages Prosaïques, de quel débat s’agit-il ? Même si l’on refuse la thèse selon laquelle l’ouvrage aurait fait l’objet d’additions et de commentaires en marge, pouvant en effet se référer aux Centuries, à partir d’un noyau relativement ancien et ne comportant que des éléments non centuriques, de deux choses l’une : ou bien il a été constitué à la mort de MDN puisqu’il comporte des pièces parues après sa mort, et dans ce cas il serait plus ou moins contemporain de la compilation de Crespin Nostradamus / Archidamus, dont nul ne conteste qu’elle comporte des versets que l’on retrouve dans le canon nostradamique, ou bien il est plus tardif et date par exemple de 1589, date qui figure sur la page de titre et il est postérieur à la parution des éditions de la décennie 1580. La présence dans le RPP de la Prognostication pour 1555 (cf. supra) et de ses quatrains en dit long selon nous sur la fiabilité de ce recueil, pris dans sa globalité. Il nous semble, pour notre part, assez évident, qu’il ne s’agit pas là de l’oeuvre d’un seul commentateur, pas plus d’ailleurs que ce n’est le cas du Janus Gallicus, dont nous rappellerons qu’il est pour le moins étrange qu’il s’appuie sur les Présages, qu’il ne reproduit que partiellement, alors qu’aucune édition imprimée des dits Présages n’a été conservée, ce qui en dit long, selon nous, sur le caractère exhaustif de la conservation des éditions centuriques, auquel semble tant tenir E. Gruber.
Cette édition perdue devait comporter à la fin de la Xe Centurie une addition dont Scipion Duplex nous restitue la teneur et qui est retouchée dans les éditions conservées. Voilà ce qu’en dit en 1693, dans sa Concordance, B. Guynaud (pp. 212 - 213) à la suite de l’Eclaircissement de 1656 :
il faut retrancher le quatrain que Duplex dans l’Histoire d’Henri le Grand, nous assure être de Nostradamus & qui est le dernier de la 10. Centurie. Il porte :
Lorsqu’un fourchu apuyé sur deux Paux
Et l’arc tendu & neuf ciseaux ouverts
Trois paux suivis le grand Roi des Crapaux
Ses ennemis mettra jus à l’envers
Il nous semble que si ce quatrain cryptogramme vise 1593, c’est qu’il figurait dans une édition parue à peu près à cette date, ce qui correspondrait fort bien à une édition ayant de peu précédé la publication du Janus Gallicus (1594), quatrain bien évidemment apocryphe et qui sera éliminé dans les éditions du XVIIIe siècle, fidéles en cela aux instructions d’élagage du canon nostradamique de l’Eclaircissement des vrais quatrains de Nostradamus (1656), dont les éditions conservées datées de 1566 et 1568 seront l’application au XVIIIe siècle.
On voit mal au demeurant pourquoi on accepte que certaines éditions datées de 1566 sont des faux et que celles datées de 1568, qui sont en tout point conformes, ne le seraient pas d’autant que R. Benazra signale une fausse édition Benoist Rigaud datée de 15684 qu’il date de 1772 à l’instar d’une édition avignonaise.
On serait ainsi passé de :
Les Prophéties de M. Michel Nostradamus. Nouvelle édition imprimée d’après la copie de la première édition faite sous les yeux de César Nostredame son fils en 1568, Divisée en dix Centuries, Avignon, Toussaint Domergue. MDCCLXXII.
à :
Les Prophéties de M. Michel Nostradamus. Dont il y en a trois cens qui n’ont encores jamais esté imprimées. Ajoutées de nouveau par le dit Auteur, Lyon, Benoist Rigaud, 1568
Or, ce dernier titre du premier volet est identique à celui du reprint Chomarat (2000).
On notera que la mention divisée en dix Centuries de l’édition datée de 1772 parait vouloir délibérément correspondre à la description figurant en 1585 dans la Bibliothèque d’Antoine Du Verdier, Lyon, B. Honorat :
On notera que cette formulation Dix Centuries au titre, n’est attestée par aucune édition conservée avant cette édition de 1772. On notera que l’intitulé de 1772 laisse entendre qu’en 1568 Michel de Nostredame n’était pas mort :
première édition faite sous les yeux de César Nostredame son fils en 1568
Ce qui distingue les éditions 1566 des éditions 1568, c’est que les premières se présentent comme posthumes et que, paradoxalement, les secondes ne sont pas supposées l’être. Rappelons que les éditions 1566 comportent copie de la pierre tombale en tête de l’ouvrage. Si cette mention première édition faite sous les yeux de César Nostredame son fils en 1568 avait figuré dans les autres éditions 1568 qui ont aujourd’hui pignon sur rue, l’imposture aurait été évidente pour les chercheurs des XIXe et XXe siècles. Soulignons l’expression première édition qui montre que ces éditeurs de la fin du XVIIIe siècle n’avaient plus connaissance des fausses éditions datées de 1555 et 1557 et ignoraient la date du décés de MDN tout comme ils semblent avoir ignoré qu’en 1568, César n’avait qu’une quinzaine d’années. Il ne faudrait, en effet, pas supposé que des faussaires aussi tardifs - deux siècles après les évennements considérés - disposaient de toutes les informations et des possibilités de recoupement et de comparaison qui nous sont aujourd’hui accessibles et qui nous permettent précisément de les évincer.
Il ne semble pas que l’on puisse faire l’économie ni de restituer certains chaînons manquants dans la succession des éditions des Centuries, ni de redater des éditions existantes. Et pour cela, il faut une méthodologie que le regretté Daniel Ruzo avait esquissé, il y a une vingtaine d’années, les grandes lignes et qui annonçait ce que nous entendons par chronématique et chorématique. Et nous pensons pour notre part nous situer dans la ligne de ce chercheur péruvien que nous avons d’ailleurs rencontré et qui nous offrit et dédicaça en 1985 son Testament, à une époque où nous faisions nos premières armes sur ce terrain.
Notre position est celle-ci au niveau de l’épistémologie de la recherche nostradamologique : le véritable enjeu de la controverse est bel et bien le suivant : le corpus nostradamique est-il oui ou non, sous la forme sous laquelle il nous est parvenu, une oeuvre collective et cela concerne tant les almanachs, prognostications, présages et autres significations que les épîtres, les Centuries, sans parler des diverses sources utilisées / recyclées par les uns et les autres ? Il est urgent d’abandonner une fois pour toutes l’idée que MDN est l’auteur exclusif de ce corpus - et que ce corpus s’est constitué uniquement de son vivant. Quant à Jean-Aimé de Chavigny, il est également éminemment souhaitable de ne pas en faire davantage le seul responsable du RPP et du commentaire que constitué le Janus Gallicus, lequel comprend, rappelons-le, le Brief Discours sur la Vie de M. De Nostradamus lequel, selon nous, n’est pas davantage fait d’une seule pièce. Il semblerait que le différend tient à des divergences sur l’idée de ce qui peut arriver et ne peut arriver dans la vie d’un individu ou d’une société, tout se passe comme si certaines impossibilités n’étaient pas perçues comme telles par E. Gruber et par d’autres :
1° Comme le fait de prévoir des événements historiques précis à l’avance et de ne pas s’interroger sur la présence dans un quatrain de telle ou telle référence à un événement plus tardif que la date de rédaction.
2° Comme le fait que quelqu’un qui a publié tel texte - les Centuries - n’en parle pas dans ses autres textes, ni dans ses almanachs, ni dans sa correspondance.
3° Comme le fait que dans un même texte - on ne parle pas ici de deux textes séparés comme un almanach et une prognostication - signé par un seul et même auteur, il ne serait pas du tout surprenant de trouver des incompatibilités criantes.
Les points 2 et 3 supposent chez MDN des tendances schizophréniques, un clivage psychique : sa main gauche ne sait pas ce que fait sa main droite, il y a dédoublement de la personnalité. Quant au point 1, il suppose aussi une sorte de dédoublement : MDN est à la fois dans le présent, dans le passé, dans le futur, sans très bien pouvoir distinguer. Ce qui relève également de la psychiatrie.
Dès lors que sur ces trois points et sur d’autres, E. Gruber ne trouve rien à redire - tout va très bien Madame La Marquise ! - rien à signaler, tout baigne - et que tout lui semble tout à fait normal, il est clair que le débat risque fort de ne pas beaucoup progresser entre nous. Nous avons fourni un certain nombre de repères chronématiques et chorématiques qui en soi sont indiscutables, à chacun de les utiliser comme il l’entend mais encore faudrait-il les connaître et apprendre à s’en servir. C’est dans ce contexte épistémologique et méthodologique et seulement dans ce contexte que le débat, sans oeillères, désormais pourra se poursuivre.
Le problème avec les études nostradamologiques, c’est qu’on prend très vite l’habitude de ne pas chercher vraiment à comprendre ce qu’on lit et cela probablement est encore plus vrai pour un chercheur non francophone. On avance dans le brouillard, et ce même dans le cas des textes en prose. On est dans un monde onirique dans lequel on se complaît et où les repères habituels ne font plus sens. Dans cette marche dans la pénombre, seul quelque chose de vraiment énorme, comme le reconnaît E. Gruber, pourrait être pris en compte et servir de garde-fou. Il ne s’agit pas de déposséder MDN mais de rendre à César ce qui est à César et surtout de ne pas laisser se constituer un artefact nostradamique qui en réalité est une fabrication des nostradamologues contemporains, lesquels instrumentalisent le phénomène nostradamique aux fins de mettre en place une sorte de contre-culture.
Jacques Halbronn
Paris, le 7 novembre 2003
Notes
1 Cf. Balthazar Guynaud, Epître à Louis XIV, La Concordance des Prophéties de Nostradamus avec l’Histoire, Paris, 1693. Retour
2 Cf. notre étude sur le Site du CURA. Retour
3 Cf. notre étude sur ce Recueil. Retour
4 Cf. RCN, pp. 319 - 321. Retour
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Tous droits réservés © 2003 Jacques Halbronn