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ANALYSE

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Sur les éditions du XVIe siècle
connues et inconnues des Centuries

par Jacques Halbronn

    Certains croient que les études nostradamologiques peuvent se contenter des éditions conservées et qu’à la limite aucune édition vraiment importante ne ferait défaut. Ce n’est absolument pas notre avis et aucun travail scientifique en ce domaine ne peut faire l’impasse sur le recensement des manques mais aussi sur les faux et contrefaçons.

   Pour les almanachs et les prognostications, la tâche semble relativement aisée, du fait de l’existence du Recueil des Présages Prosaïques et plus généralement du principe de publications annuelles, et si l’on a conscience des lacunes de nos collections. On n’a pas les éditions originales comportant les quatrains pour 1558, 1559 (dont existe une traduction anglaise), 1560 ou 1564.

   Mais passons aux Centuries, dont les enjeux différent, étant donné que le contenu est supposé, d’une édition à l’autre, rester peu ou prou le même. Commençons avec les toutes premières éditions : il nous semble tout à fait exclu que la première édition ait comporté 353 quatrains et cela, qui plus est, en 1555. Nous pensons que le processus centurique débuta avec la parution de deux volets de 3 centuries chacun, ensemble introduit par l’Epître à Henri II, l’ordre des centuries n’étant pas celui du canon tel que nous le connaissons. La preuve en est qu’il sera question d’une addition de 39 articles à la dernière centurie. Or, la centurie X ne comporte pas d’annexe de ce type, à la différence de la centurie III qui dispose de 53 quatrains à sa suite, à savoir la Centurie IV. Nous en déduisons que la centurie III était en fait la dernière centurie à une certaine époque et que c’est par la suite qu’elle change de position. Dans un premier temps, l’addition fut de 39 articles comme indiqué au titre des pages de titre des éditions parisiennes de la Ligue, puis on passa à 53 quatrains ; on n’a d’ailleurs pas cette édition à 39 quatrains à la IV mais seulement des réminiscences au titre de certaines éditions :l’édition Barbe Regnault 1560 - 1561 non localisée pourrait correspondre à une telle édition. On ne connaît en fait ces éditions à 639 quatrains que par la compilation qu’en laissa Crespin dans les Prophéties dédiées à la Puissance Divine. (1572) et qui ne comporte aucune numérotation de quatrain ou de centurie.

   Mais nous ne pensons pas qu’une édition comportant 53 quatrains à la IV parut sans les centuries V, VI et VII immédiatement à la suite. Il y aurait en effet quelque chose d’incongru à ce que parut une seule centurie incomplète. Nous pensons, au contraire1 que conjointement furent publiées une centurie VI à 71 quatrains2 et une centurie VII à 35 quatrains, comme il est attesté dans l’édition d’Anvers St Jaure, 1590. Comment ne pas voir le lien numérique entre les 53 quatrains de la IV et les 35 quatrains de la VII, avec les même chiffres inversés ? Or, une telle édition fait défaut, c’est probablement celle désignée par Du Verdier comme “Dix centuries de quatrains”, titre qui n’implique nullement des centuries pleines.3

   Nous ne disposons donc ni de l’édition à six centuries, ni de l’édition à dix centuries mais d’éditions partielles souvent antidatées et “complétées” à 99 ou 100 centuries, ce qui correspond à une étape ultérieure :

      - une édition à 53 quatrains à la IV, Macé Bonhomme, 1555 mais non suivie des centuries suivantes.

      - une édition à 71 quatrains à la VI, Pierre Ménier, Charles Roger ou Veuve Nicolas Roffet mais suivie d’une centurie VII ayant perdu ses 35 quatrains pour ne plus disposer que de quatrains issus de l’almanach pour 1561.

      - une édition à 35 quatrains à la VII, chez François de St Jaure, mais précédée d’une centurie VI complétée à 100 quatrains.

   En outre, ces éditions ne comportent pas l’Epître à Henri II et les centuries qui l’accompagnent et qui se trouvaient, selon nous, initialement en tête.

   Autant dire que les trois éditions ci dessus correspondent à un stade ultérieur où les centuries incomplètes (IV et VI) sont parachevées mais aussi où l’Epître au Roi a été évacuée ainsi que trois centuries ; c’est le cas de l’édition d’Anvers, c’est aussi celui des éditions Antoine du Rosne, 1557.

   Les éditions de Rouen, 1589, d’ailleurs tronquée à la fin, et d’Anvers, 1590 sont les seules éditions à sept centuries “complétées” qui nous restent, avec leurs contrefaçons datées de 1557. Quant aux éditions à quatre centuries, elles sont issues des éditions à sept centuries et n’en sont nullement le précurseur, puisque, comme nous l’avons expliqué, l’addition à 53 quatrains ne faisait sens que par symétrie avec les 35 quatrains de la VII.

   Le Janus Gallicus s’appuie sur l’édition Raphaël du Petit Val ou Anvers dont il reprend quelques quatrains qu’il reproduit pour les commenter ainsi que sur une édition des centuries accompagnant l’Epître à Henri II. On ne peut exclure que le JG ait eu à sa disposition, mais pas exclusivement car sa documentation en termes de quatrains est sensiblement plus vaste, l’édition à dix centuries attestée en 1584 alors que le dit commentaire s’arrête en 1589 si l’on excepte l’Epître à d’Ornano, qui fait état du couronnement d’Henri de Navarre, qui eut lieu en février 1594.

   Ainsi, si on fait le bilan des éditions des Prophéties / Centuries parues au XVIe siècle, on ne dispose que d’éditions de la troisième génération, avec cent quatrains chacune, à l’exception de la VII et ne comportant que sept centuries. Aucune édition à 10 centuries ne nous a été conservée et ce pour une excellente raison, c’est que le parachèvement à 100 quatrains ne concernait en aucune façon les trois centuries accompagnant l’épître à Henri II. Il semble qu’il n’ait existé, en tout et pour tout, qu’une seule et unique édition à dix centuries, celle signalée en 1585 et qui comportait des centuries volontairement incomplètes en IV, VI et VII.

   Les éditions du XVIIe siècle sont toutes marquées par les sixains, même quand ceux-ci n’y figurent plus. En effet, elles comportent toutes une Epître à Henri II faisant référence à une miliade parachevée de quatrains, ce qui n’est possible, nous semble-t-il, que si la centurie VII n’est plus incomplète. Or, seuls les 58 sixains étaient susceptibles de venir compléter les 42 quatrains de la VII. Il va de soi que si la centurie VII n’avait eu, in fine, que 40 quatrains, on aurait eu 60 sixains.

   La référence à la miliade n’a selon nous pas existé au XVIe siècle, ce qui montre que toute édition datée de 15684 qui la comporterait ne saurait être de ce siècle. Pas plus celle de Cahors laquelle comporte le même version de l'Epître au Roi mais avec une variante qui pourrait en faire le prototype.5 Bien entendu, l'épître au Roi a été une fois de plus retouchée et se présente comme postérieure à tout le processus de parachèvement centurique alors qu’une première mouture de la dite épître est attestée en 1572 par Crespin6, sans parler d’une version encore plus ancienne, hors du cadre centurique, en tête des Présages Merveilleux pour 1557. Les avatars de cette Epître conduiront celle-ci à se trouver non plus en tête de l’ensemble centurique mais à sa fin, laissant croire - ce qui est une pure fiction - que les trois Centuries qui l’accompagnent étaient restées jusqu’alors inédites.

   Quid des témoignages du XVIe siècle concernant les Centuries ? Ils sont eux aussi extrêmement rares au point que d’aucuns en voient là où il n’en est pas question, tant la pénurie est grande. Il y a bien entendu les épîtres à César et à Henri II qui comportent des références mais les versions en question ne figurent que dans le cadre même des éditions des Centuries et, on l’a dit, sous une forme “à la miliade” dans le cas de l’Epître à Henri II. Et quant aux versions authentiques de ces deux épîtres, elles ne renvoient pas aux Centuries : Epître à Henri II en tête des Présages Merveilleux et Préface à César telle que rapportée partiellement par Antoine Couillard.7

   A part cela, nous avons deux autres témoignages comportant des précisions sur la numérotation en vigueur dans les premières éditions, tous les deux suspects, celui des Significations de l’Eclipse pour 1559 qui font référence à un certain commentaire de la centurie II, sans que l’on sache quelle centurie est ainsi désignée : est-ce la IIe du canon centurique ou bien la IXe centurie qui occupait à l’origine le deuxième rang. Mais le plus grave dans ce témoignage est que l’on ait tenté de nous faire croire que des Centuries étaient parues du vivant de Nostradamus et qu’il en ait lui-même parlé dans une publication non centurique, alors qu’en toute probabilité, les premières éditions étaient réputées posthumes, donc datant au plus tôt de 1566. L’autre témoignage date de 1570 et comporte un quatrain entier avec sa numérotation canonique (II, 45) il s’agit d’une épître introduisant L’Androgyn de Dorat. Or, nous avons montré que cette édition était antidatée et qu’elle ne saurait nous renseigner sur la numérotation des quatrains et des Centuries en vigueur au lendemain de la mort de Michel de Nostredame.

   Alors que les publications annuelles ou pluriannuelles de Nostradamus furent traduites de son temps en anglais et en italien, notamment, on ne trouve rien concernant les Centuries dans ces publications étrangères, davantage à l’abri des contrefaçons rétroactives. On ne trouve pas davantage de référence aux Centuries dans le recueil des lettres reçues et envoyées par Nostradamus. Quant au Recueil de Présages Prosaïques, daté de 1589, il ne s’agit que de documents ayant servi à réaliser les publications annuelles. Les commentaires marginaux sont bien plus tardifs qui parfois se référent aux Centuries et qui d’ailleurs souvent évoquent des événements bien postérieurs à l’époque de Nostradamus.

   Cela dit, pour le Janus Gallicus, les Présages, à savoir les quatrains des almanachs, avaient le même statut que les Centuries et il semble bien que les puristes, ceux qui ne voulaient pas recourir à des quatrains douteux, s’efforcèrent de ne se servir que des Présages, quitte à les utiliser pour des périodes ne correspondant pas à l’année à laquelle ils étaient censés correspondre, ce qui montre à quel point on souhaitait ne pas laisser aux Centuries le monopole de la prédiction au nom de Nostradamus.

   Le paradoxe, c’est qu’alors qu’on ne trouve pas, pour le XVIe siècle, d’édition des Centuries pour les années où elles parurent, on en trouve pour les années où elles n’étaient pas encore parues, à savoir du vivant de Michel de Nostredame, pour les années 1555 -1560 Certes, la date de rédaction des épîtres, par elle-même, semble plaider en faveur d’éditions parues au cours des années cinquante : préface à César de mars 1555, Epître à Henri II datée de juin 1558. Mais ce serait là commettre un contresens. On se place ici en effet dans une logique posthume. Ces épîtres seraient à replacer au milieu d’autres épîtres, à savoir la correspondance dont existe le recueil à la BNF, s’échelonnant entre 1556 et 1565.8 Dans ce recueil, on pouvait donc prendre connaissance de lettres reçues ou adressées à Nostradamus, au vrai le plus souvent rédigées en latin. Pourquoi, après tout, n’aurait-on pas, par la même occasion, retrouvé et conservé une lettre de Michel de Nostredame à son fils, datée de 1555, ou une autre du même Nostradamus au Roi, datée de 1558 qu’on aurait éditées conjointement, comme on aurait pu le faire pour les autres lettres ? Et ce d’autant que Nostradamus, dans sa Lettre à son fils semble bien indiquer qu’il s’agit là d’une sorte de testament spirituel, de mémoire - le terme est employé - “toy délaisser memoire” - dont il prendra connaissance à sa mort, César n’ayant même pas 13 ans lorsque son père décède. Certes, nous savons que ces deux épîtres sont des contrefaçons et non des faux, c’est-à-dire qu’elles reprennent des textes réellement publiés dans les années 1550 et adressées aux destinataires en question qu’ils aient été ou non lus par ces derniers, ce qui eût été d’ailleurs bien improbable dans le cas d’un César en bas âge, né à la fin de 1553, tout comme le futur Henri IV; rappelons que nous ne disposons pas de la vraie lettre que Nostradamus fit paraître et dont nous avons noté qu’elle avait connu quelque écho. Quant à l’autre recueil, celui des Présages Prosaïques, ne pouvait-il lui aussi, bien qu’il se fût agi essentiellement de textes effectivement parus, servir à justifier la découverte d’un recueil inédit de Prophéties ? Soulignons que nous ne possédons pas les épîtres à César et à Henri II ayant figuré dans le premier ensemble centurique, à 600 quatrains, que nous n’en avons que des avatars datant de la fin des années 1580 pour l’une et du début du XVIIe siècle pour l’autre.

   Or, le fait que les éditions comportant une septième centurie comportant plus de 35 quatrains sont selon nous nécessairement postérieures aux années 1580, ce qui élimine d’office les éditions Antoine du Rosne (1557), Benoist (1568) et Pierre (1566) Rigaud comme pouvant prétendre à appartenir aux premières étapes du processus centurique. Quant à l’édition Macé Bonhomme (1555), ses 53 quatrains à la IV constituent déjà une phase post 1572 car initialement il n’y avait que 39 quatrains à la dite Centurie et le passage de 39 à 53 quatrains s’effectua dans le cadre d’une édition “à dix centuries de quatrains” et la dite centurie IV à 53 quatrains ne put paraître, du moins au départ, que dans ce cadre et notamment en compagnie d’une centurie VII à 35 quatrains, qui lui faisait pendant. Une chose est d’expliquer comment un processus se met en place et selon quelle logique, une autre est la question de son devenir et des corruptions qui peuvent l’atteindre au cours des âges. Il existe des ruines mais elles ont rarement été voulues comme telles à l’origine ou dans ce cas c’était à l’image de véritables ruines, comme au Parc Monceau, à Paris, ce qui conférait un style évoquant la Rome ou l’Athènes du XIXe siècle, pleines de vestiges.

   On peut dire que le corpus centurique existant date essentiellement des douze dernières années du XVIe siècle et du XVIIe siècle. Le XVIe siècle centurique, tel qu’on le connaît aujourd’hui, n’est en fait que le reflet du siècle suivant et cela aussi constitue un obstacle épistémologique dès lors que la plupart des universitaires qui travaillent sur ce sujet sont avant tout des seiziémistes comme Jean Céard, Jean Dupèbe ou Olivier Millet. Il est donc souhaitable que la recherche académique, dans ce domaine, associe seiziémistes et dix-septiémistes afin d’éviter certains anachronismes. Le texte nostradamique, tel qu’il nous est parvenu, n’est nullement typique dans sa forme actuellement accessible du XVIe siècle, il porte bien plutôt la marque du siècle suivant et l’on peut même considérer que la véritable carrière des Centuries ne débuta pas avant la grand commentaire du Janus Gallicus, daté de 1594, soit avec le règne des Bourbons. Le centurisme de la fin des Valois, tel qu’on nous le montre actuellement, en revanche, est une véritable Cour des Miracles, une construction en trompe l’oeil, un ensemble dont il n’existerait plus que quelques façades restaurées par un Viollet-le-Duc mal inspiré avec des matériaux d’un autre temps.

Jacques Halbronn
Paris, le 23 janvier 2004

Notes

1 Cf. notre étude sur la Centurie VII, sur Espace Nostradamus. Retour

2 Cf. les éditions parisiennes de la Ligue. Retour

3 Cf. Bibliothèque, Lyon, B. Honorat, 1585. Retour

4 Cf. notre étude sur les éditions Benoist Rigaud, 1568. Retour

5 Cf. Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, pp. 85 - 88. Retour

6 Cf. Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, pp. 52 - 53. Retour

7 Cf. Prophéties, 1556 et Laurent Videl. Cf. Déclaration des abus ignorances et séditions de Michel Nostradamus, Avignon, Pierre Roux, 1558. Retour

8 Cf. J. Dupébe, Ed. Lettres inédites, Genève, Droz, 1983, également le dossier édité par R. Amadou. Retour



 

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