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ANALYSE

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Le mémoire à César de Nostredame
et le premier quatrain centurique

par Jacques Halbronn

    Il n’est pas facile de déterminer quel fut le contenu de la première et dernière Epître que Michel de Nostredame rédigea à l’intention de son fils César. On en connaît certes des passages grâce à Antoine Couillard, qu’il a fait figurer dans ses Prophéties de 1556, ouvrage satirique mais très incomplètement. C’est ainsi que l’on ne peut déterminer avec certitude si certains passages de Couillard qui ne recoupent point la Préface à César telle qu’on la connaît dans le canon centurique y figuraient ou non.

   Si, comme nous le pensons, la Préface ainsi restituée partiellement - et sans aucune référence aux Centuries - par Couillard, était placée en tête d’un texte autre que celui des Centuries, de quoi pouvait-il s’agir ? Il semble que cela ait pu concerner le passage d’une comète, donc après coup puisque, dans ce temps là, on ne savait pas encore prévoir leur venue.1 Cet intérêt de Nostradamus pour les comètes a du choquer un astrologue “savant” comme Laurent Videl2 : Il “dit que toutes choses qui doyvent advenir se peuvent prophétiser par les nocturnes & celestes lumières & par l’esprit de prophétie” (fol. D 4 recto). Vu que Videl est astrologue, il nous semble bien que ce qui est ici dénoncé, ce ne sont pas les planètes mais bien les signes célestes tels que les comètes. On signalera que Crespin, se voulant un nouveau Nostradamus / Archidamus, publiera un nombre important de prophéties en rapport avec des comètes, maintenant ainsi apparemment une certaine tradition nostradamienne assez hétérodoxe.

   En 1571 paraissait de Crespin la Démonstration d’une Comette comme on voit le pourtraict etc, Lyon, J. Marcorelle (BNF, V 21372) mais aussi une Epistre dédiée (à) Charles IX (...) d’un signe admirable d’une Comette apparue au Ciel etc, Paris, Martin le Jeune (BNF, V 21374), dans le genre de l’Epître qui fut dédiée à César. Et on pourrait continuer la liste de ces Epîtres cométiques en 1573, 1574.3

   Il est bon de donner quelques échantillons de ce discours prophético-cométique chez Crespin et qu’on ne retrouve ni dans les almanachs et les prognostications ni dans les Centuries et autres vaticinations perpétuelles :

   Advertissement à tous les peuples (...) Avec l’interprétation d’une comette veue le XIII d’Aoust mil cinq cens septante un en la Cité de Turin en Piemont, Lyon, 1571 (Bibl. Munich).

   “La comète que nous vismes (...) en la magnifique Cité de Langres au pais de Champagne démonstre encore (…) Et d’avantage S. M. (Sa Majesté Charle IX) envoyera lettres à nostre Sainct Pere le Pape, sans délay, deschasser de ses terres & obeissance tous les juifs execrables (...) Car la Comète vue à Langres le nous demonstre assez clairement.”

   “Madame apres toutes choses le 13e du moys d’Aoust 1571 vostre Majesté (...) me commanda de m’informer d’une Comette qu’on vit environ deux heures de soir (...) Et de croire que la dite Comette si espouventable qu’il n’est besoin au peuple déclairer ains advertissons tous les Princes Chrestiens de la terre de se rallier ensemble & tous d’un accord aller contre le grand Turc (...) Car la dite Comette nous reconfirme de faire avancer les effects de la Comette que nous vismes à Langres, d’exécuter la journée que fut faite en Sicille le vendredi Sainct, quand les François furent tués dans les Temples & Eglises.”

   On est à la veille de la victoire navale de Lépante sur les Turcs, survenue en 1572 et à laquelle la France ne participa pas. Allusion ici aux Vêpres Siciliennes qui mirent fin à la présence angevine dans l’île (1282).

   Autre exemple de rhétorique cométique :

   Epistre dédiée au Tres haut et tres Chrestien Charles IX (... ) d’un signe admirable d’une Comete apparue au Ciel (...) Que suyvront leurs effectz iusques en l’année 1584, Lyon, Benoist Rigaud, datée de Paris, 15714 :

   “Les dites comettes qu’on a veues nous le démonstrent en plusieurs lieux & contrées. Les dites Cometes venant du signe de Libra au signe du Sagittaire (...) Qui s’aymera & se doutera se garde car les dictes Comettes que nous avons veues le demonstrent etc.” Crespin insère dans son discours une suite de versets issus des Centuries, non pas sous forme de strophes mais en continu. On peut ainsi identifier des extraits des quatrains suivants (selon la numérotation canonique qui n’était, selon nous, pas encore en vigueur), ce qui nous amène à penser que selon Crespin, on pouvait puiser, piocher, dans les Centuries, peut-être par un système de tirage - ce qui constituerait une sorte de centuromancie - pour y chercher quelque inspiration, quand on contemple les signes célestes.

   Quatrains utilisés : I, 18 - X,1 - VIII, 29.

   A cela s’ajoute intégralement le quatrain du mois d’octobre 1555 :

   “Classe adriatique, citez vers la Tamise le quart bruit, blesse de nuict les reposans. Venus Neptune poursuivra l’entreprise, feres pensifs, trop les opposans.”

   L’ordre des versets n’est pas le même que dans le canon, qui commence par Venus Neptune. Chevignard ne signale pas de variante.5

   Janus Gallicus (p. 70) :

   Venus Neptune poursuivra l’entreprinse
Serrez pensifs troublez les opposans
Classe en Adrie citez vers la Tamise
Le quart bruit blesse de nuict les reposans.

   On notera les variantes : “Classe Adriatique” (Crespin) et “Classe en Adrie” (Présages) et surtout “Seres (sic) pensifs, trop les opposans” (Crespin) et “Serrez pensifs troublez les opposans” (Présages).

   Ce quatrain figure dans la Prognostication nouvelle & prédiction portenteuse pour l’an 1555, Lyon, Jean Brotot (Collection Ruzo) dont nous pensons qu’il s’agit d’un faux car seuls les almanachs ont des quatrains français, répartis au sein d’un calendrier. Or, chez Crespin, il ne nous semble nullement certain, en tout état de cause, que le quatrain soit issu d’une collection d’almanachs. Nous tendrions plutôt à penser que ce quatrain appartenait au corpus centurique initial, celui à six centuries (sans les centuries additionnelles et encore moins dans leur état “parachevé” ultérieur) dont il aura été évacué et recyclé au sein de la fausse Prognostication pour 1555. Nous ne voyons pas Crespin, en effet, utiliser en 1571 un quatrain d’octobre 1555, à la façon dont procédera le Janus Gallicus lequel disposait de la collection des Présages (Recueil des Présages Prosaïques). On notera que le procédé consistant à inverser l’ordre des versets de quatrains est caractéristique des éditions parisiennes de la Ligue, pour la Centurie VII, en reprenant, pour les rendre méconnaissables, des quatrains de l’almanach pour 1561. On aurait ici le processus inverse : un quatrain centurique reconverti en présage. Précisons que ce quatrain a fort bien pu exister dans les éditions des Centuries - et notamment dans l’édition à Dix Centuries de quatrains, signalée par Du Verdier en 1585 - et ce jusqu’en 1588, puisque nous n’avons pas accès à une édition antérieure fiable des dites Centuries. Nous pensons en effet que la fabrication de la Prognostication pour 1555, en bonne place dans le Brief Discours de la Vie de Michel de Nostredame (p. 3) daterait de cette époque ; il est possible qu’elle comporte d’autres quatrains issus du corpus centurique et laissés pour compte. Mais il nous semble que plusieurs quatrains ne sont de toute façon pas d’époque et notamment ceux comportant des initiales :

Janvier 1555
V. S. C. paix l’arme passera.

Mars 1555
Mer terre tresve. L’amy à L. V. s’est ioint.

   Or, ce procédé ne se retrouve pas dans les Présages des autres années et est assez caractéristique des pratiques d’un Chavigny.6

   Signalons que l’on n’a pas les quatrains de l’almanach pour 1556 et qu’en réalité, la série débute avec la production pour 1557.7

   Mais, par ailleurs, le même Crespin, en bon imitateur de MDN publie aussi des sortes de vaticinations perpétuelles comme, en 1575, cette Prognostication generale du ciecle Soleire qui se fait en XXVIII ans & dure perpétuellement etc.8 De fait, Crespin ne semble pas avoir publié ces deux types de textes, au vrai assez différent dans leur conception, ensemble : les comètes correspondent à une astrologie “sauvage”, “illuminée”, pouvant exiger une certaine forme d’inspiration prophétique - Dieu s’adressant directement aux hommes par ce truchement - alors que les vaticinations perpétuelles s’appuient sur une astronomie artificielle; dans les deux cas, il s’agit de pratiques en marge de l’astrologie savante, sans rapport d’ailleurs avec les Centuries. D’ailleurs, l’astrologue qui dispose de tables a-t-il encore besoin de “vigilations (veillées) nocturnes”, celles-ci ne visent-elles pas de capter certains signes qui ne sont pas précisément dans les dites tables ?

   Or, il semble que l’Epître à César telle que nous la connaissons grâce à Couillard et à Videl traite tout aussi bien des Vaticinations Perpétuelles que des comètes. Mais n’est-il pas possible que l’on nous parle ici de deux ouvrages de Nostradamus et non pas d’un seul ? Seul Videl parle de “vaticinations perpétuelles” alors que Couillard parle de “prophéties après un an”. Mais alors que Couillard ne s’en prend qu’à un texte de Nostradamus, Videl, lui, passe en revue toute sa production. Au fol. D4 verso et E de sa Déclaration, Videl aborde à deux reprises la question des prophéties perpétuelles :

   “Tu donc Michel a composé (comme tu dis) livres de prophéties & les as rabotées obscurément & sont perpétuelles vaticinations (...) O grand abuseur de peuple, tu dis que tu as faict de perpétuelles vaticinations & après tu dis qu’elles sont d’icy à l’an 3797”. En fait, il nous semble que l’Epître traitait essentiellement des comètes en général - il pourrait bel et bien s’agit d’un petit traité des comètes avec une classification de leurs présages, par de brèves formules sur lesquelles Couillard ironise, comme il en était notamment paru un en 1540, Le traicté des comettes et significations d’icelles etc9 et probablement d’une comète en particulier et qu’en passant, Nostradamus évoqua des prophéties perpétuelles sans traiter la question plus amplement dans la dite Epître.

   En 1568, l’Epître fut recyclée, sans qu’on ait élagué celle-ci de ses aspects cométiques, et placée en tête d’un lot de Centuries mais probablement pas au début de l’ensemble centurique, ce qui devait revenir à l’Epître au Roi. (cf. infra). On la retrouva probablement en cette même position de second rang dans l’édition de Dix Centuries de quatrains, signalée en 1585 par Du Verdier. Nous savons en revanche qu’en 1588, la dite Préface se trouvait bien en tête d’éditions à 4, à 7 et à 8 Centuries alors que l’Epître à Henri II n’était plus provisoirement de mise. Tout semble donc indiquer un processus de substitution d’une Epître par une autre, sous la Ligue et qui conduit à placer l’Epître au Roy au second rang. C’est ainsi que dans le Janus Gallicus, il est question en 1594 de deux Epîtres :

“Au lecteur bienveillant” :

“Bien que l’Auteur mesme par modestie en l’epistre premise à ses Centuries & en celle qu’il adresse au Roy Henry II ait rejetté ce nom & titre (dit-il) de haute sublimité: si est-ce (il n’empêche) qu’il a intitulé sesdites Centurie du nom de Propheties.”

   Ce qui est clair, c’est que l’Epître au Roi n’est pas celle qui introduit l’ensemble centurique. On notera que curieusement le nom de César n’est pas associé ici à l’ “épître prémise”, c’est à dire placée en tête mais c’est probablement une omission : comme le montre ce passage du “Brief Discours sur la Vie de Michel de Nostredame” ( p. 6) :

   “Le premier des masles nommé César, personnage d’un fort gaillard & gentil esprit est celuy auquel il a dédié ses Centuries premières duquel nous devons espérer de grandes choses etc.”

   A première vue, la description du JG “colle” tout de même assez bien avec le dispositif canonique qui est devenu familier, à savoir d’abord la Préface à César puis, ouvrant un second volet, l’Epître au Roi; par ailleurs, dans les années qui ont précédé 1594, les éditions des Centuries des années 1588 - 1590 parues à Rouen, Paris et Anvers comportent bien en tête la Préface à César et ignorent l’Epître au Roi. Il a donc bien du exister une édition à dix centuries dont le Janus Gallicus serait le commentaire; nous avons à plusieurs reprises envisagé une telle hypothèse car comment un commentaire de certains quatrains aurait-il pu se mettre en place sans se référer à une édition accessible ? C’est pourquoi nous pensons qu’il a pu bel et bien paraître une édition à dix centuries et à deux épîtres telle que celle parue à Cahors, chez J. Rousseau et datée de 1590 mais sans la référence à la miliade qui ne faisait pas de sens sans les sixains ajoutés bien après - une vingtaine d’années plus tard - la parution du Janus Gallicus. Or, l’édition de Cahors se réfère, dans l’Epître au Roi, à la miliade !

   “Consacrer ces trois centuries du reste de mes prophéties, parachevant la miliade” On notera que dans les autres éditions on trouve “du restant de mes prophéties”. Nous avons déjà attiré l’attention sur le fait que la version de l’Epître au Roi, dans l’édition de Cahors, offrait un caractère particulier d’ancienneté en ce que l’an 1585 et l’an 1606 sont simplement juxtaposés (“1585.1606”) au lieu d’être liés, comme ailleurs, par une conjonction : “de l’année 1585 & de l’année 1606”10 Mais ce faisant, on voit que le passage a été retouché et que la version antérieure devait ne comporter que “1585”, sans “1606” et donc sans le passage consacré aux positions planétaires de 1606. On peut ainsi raisonnablement supposer que l’édition conservée est une contrefaçon point trop différente de l’édition commentée par le JG. Si le JG arrête son commentaire à 1589, cela ne signifie nullement que le dit commentaire n’ait pas été rédigé ou du moins complété entre 1589 et 1594, ce qui permettrait de situer l’édition utilisée vers 1593. Rappelons que les Centuries VIII-X et l’Epître au Roi n’étaient pas en odeur de sainteté tant qu’Henri de Navarre n’avait pas triomphé.

   Il est probable que le premier quatrain de la première Centurie soit de Michel de Nostredame lui-même, et qu’il apparut à la suite de son Epître à César :

Estant assis de nuit secret estude
Seul repoussé sus la selle d’aerain
Flambe exigue sortant de solitude
Fait prosperer qui n’est à croire vain.

   Cette “flamme exigue”, n’est-ce pas en effet une comète ?

   Rien d’extraordinaire à ce que l’on ait conservé un ou deux quatrains du document à contrefaire de façon à renforcer un certain caractère d’authenticité. En tout état de cause, on trouve dans la partie en prose de l’Epître à César, telle que la présente Couillard la référence à la “flambe exiguë”. On pourrait certes y voir la preuve que Couillard était en train non pas de citer l’Epître mais bel et bien le premier quatrain de la première centurie. Cependant, quand bien même eut-il cité ce quatrain, cela ne signifierait nullement que ce quatrain faisait alors partie du corpus centurique.

   Cette “flambe exiguë”, qu’est-ce ? On ne suivra pas P. Brind’amour11 qui parle d’une “fine flamme naissant de la solitude”. Il s’agit bien, tout au contraire, d’une comète filant dans la nuit et dont la présence indique les lieux qui seront touchés par son présage. Couillard :

   “Vray est que nos nouveaux prophètes (...) moyennant la flame exigue (...) peuvent voir en quelle partie les causes futures viendront à incliner” (fol 9 verso, cf. aussi fol 19 verso).

   De nombreux passages de l’Epître et qui nous paraissent d’origine attestent l’importance du cométisme dans l’inspiration de cette Epître.12 Brind’amour interprétant (p. 40) l’image du glaive dans la dite Préface n’évoque même pas une comète, alors qu’il s’agit d’une symbolique classique.

   On observera que ce premier quatrain connut une fortune particulière et apparaît chez les “disciples” de Nostradamus, hors contexte centurique comme au début des Prédictions des choses plus mémorables qui sont à advenir depuis cette présente année iusques à l’an mil cinq cens quatre vingt & cinq. (à partir) du Livre merveilleux de Cyprian Leovicie, Samuel Syderocrate, C. Du Garnier, Broussaut & autres lesquelles ont est é mises en grande diligence mise ( sic) en lumière par M. Michel de Nostradamus le Jeune, Docteur en médecine, Troyes, Claude Garnier dit Saupiquet (BNF).

Estant assis de nuit secret estude
Seul reposé sus la selle d’aerain
Flambe exigue sortant de solitude
Fait proférer qui n’est à croire vain.

   Certes, on ne dispose ni de la Préface à César sans les Centurie, telle que nous pensons qu’elle parut à l’époque où Couillard en rendit compte, ni de la Préface à César en tête de Prophéties Perpétuelles, telles qu’elles parurent vers 1568. Mais la présence; hors cadre centurique, du quatrain “à la flambe exigue” va dans notre sens. Nous pensons qu’elle parut en tête d’ouvrages comme ces Predictions pour vingt ans (...) extraictes de divers auteurs, trouvées en la Bibliothèque de nostre défunct dernier décédé (...) Maistre Michel de nostre Dame, édité par Mi. De Nostradamus le Jeune, Rouen P. Hubault.

   Quant à Crespin, dans ses Prophéties dédiées à la puissance divine & à la nation française, il ouvre ainsi sa première adresse :

Au Roy par son astrologue Salut

“Estant assis de nuict secret estude, seul reposé sur la selle d’arain, flambe exigue sortant de solitude; faict proféré qu’il n’est à croire à vain.”

   C’est le seul quatrain qui n’ait pas été déconstruit par Crespin.

   On notera qu’au début de l’Epistre au Roy en tête des Présages Merveilleux, MDN parle du retour à “ma solitaire estude”.13

   Mais comment expliquer que ce quatrain figure en tête de la première Centurie alors que l’Epître cométique à César n’avait pas servi au départ pour nourrir le corpus centurique ? En réalité, nous n’avons pas la preuve que ce quatrain figura initialement dans le dit corpus et pas davantage la certitude que la centurie I du canon était bien la centurie I en 1568. Il est bien possible qu’un tel agencement consistant à placer le premier - et probablement le second car ils font la paire est concomitant de l’introduction de la Préface à César au lieu et place de l’Epître à Henri II.

   On nous objectera que Crespin mentionne ce quatrain. Certes, mais il ne dit nullement que celui-ci fait partie du corpus centurique et le traite d’ailleurs tout autrement en le restituant intégralement. Rappelons que pour nous, ce quatrain serait bel et bien l’oeuvre de Michel de Nostredame à la différence de la plupart des autres quatrains centuriques compilés ou non par Crespin. Quand la Préface à César fut recyclée, elle le fut en compagnie du premier quatrain qui devrait figurer à sa suite initialement, hors de tout contexte centurique.

   On sera probablement surpris de nous voir affirmer que la Préface à César ne pouvait initialement ouvrir l’ensemble centurique. Nous avons exposé, dans de précédentes études, notre conviction concernant l’ordre initial des Centuries. Selon toute probabilité, les premières Centuries furent celles que l’on désigne, dans le canon, comme VIII-X et qui font toujours immédiatement suite à l’Epître à Henri II. Le second volet était en fait constitué au départ des centuries canoniquement connus comme I-III. Et c’est parce que ce volet se situait à la fin qu’il lui fut ajouté des quatrains et des centuries. Si ce volet avait été situé au début, ces additions se fussent étrangement trouvées intercalées. Par la suite, en raison de la mise sur la touche des premières centuries et de l’Epître au Roi, les centuries qui leur faisaient suite se retrouvèrent en tête et pourvues de l’Epître à César recyclée dans le domaine centurique. Puis quand les centuries bannies rentrèrent en grâce, elles ne retrouvèrent pas pour autant leur statut antérieur, c’est à dire en tête mais furent placées à la suite des centuries additionnelles en un second volet, sous le prétexte qu’elles auraient été écrites en dernier, ce qui est faux.

   On nous objectera cependant que la Préface à César (1555) introduit des Centuries plus anciennes ou en tout cas réputées telles, selon la fiction d’une publication posthume, que celles introduites par l’Epître au Roi (1558) : est-ce que cela ne leur conférait point ; tout de même, une certaine préséance ? Précisons les points suivants : l’Epître à Henri II se présente comme “parachevant” la miliade, donc comme une sorte d’addition, mais nous avons montré qu’il s’agissait là d’une présentation bien tardive des choses puisque les centuries additionnelles (IV-VII) lui sont de toute façon postérieures. Ensuite, si l’on rejette la thèse d’une publication successive des deux Epîtres, comme c’est notre cas en faveur d’une parution simultanée de l’une et de l’autre, à la mort de MDN, le problème se pose autrement et comme on l’a dit, les faits sont là pour nous montrer qu’il en fut bien ainsi, sinon l’on aurait mis les centuries incomplètes.14

   La Préface à César nous est parvenue en médiocre état, ce qui montre bien qu’on ne la connaît notamment dans les éditions antidatées que par des versions fort tardives. Il faudra attendre le dernier tiers du XVIIe siècle pour que le début du texte soit rétabli pour faire sens. C’est curieusement par une traduction anglaise de 1672, celle de Théophile de Garencières, dans ses True Prophecies or Prognostications que l’on connaît une édition qui semble ne pas avoir été conservée et qui ne nous est par ailleurs connue que par la suite, du fait de l’édition lyonnaise non datée d’Antoine Besson mais qui se réfère à la fin des années 1680, donc est nettement postérieure à ce qui pourrait sembler être sa traduction anglaise, ce qui nous conduit à penser que Besson reprend une édition parue au début des années 1670 et que nous est pas parvenue15 :

   “Thy late coming (...) hath caused me to bestow a great deal of time in continual and nocturnal watchings that I might leave you a Memorial of me after my death (...) and since it hath pleased that immortal God that thou are come late into this World etc.” The Preface to Mr Michael Nostradamus His Prophecies (sic).

   Ed. Besson :

   “Ton tard avenement (...) m’a fait mettre mon loisir à continuelles vigilations nocturnes pour référer par écrit & à toy laisser un mémoire après la corporelle extinction de ton progéniteur (...) et puisqu’il a plu au Dieu immortel que tu ne sois venu en naturelle lumière dans cette terrienne plaide que tardivement etc.”

   Cette version est nettement meilleure que celle adoptée par P.Brind’amour (op. cit., pp. 2 et 3) en s’appuyant sur une édition Macé Bonhomme (Bibl. Vienne, Autriche) antidatée de 1555, ce chercheur n’a pas perçu qu’il manquait le mot “tardivement” dans le texte ni qu’il ne s’agissait pas de laisser quelque souvenir mais bel et bien un mémoire, bien traduit en anglais par a memorial et c’est sous ce nom qu’il conviendrait désormais de désigner ce texte. Pourtant, Brind’amour se sert de Garencières dans l’étude des variantes en ce qui concerne les quatrains. Visiblement, son étude critique de la Préface laisse à désirer ; on voit pourtant que la version choisie par le canon centurique est corrompue et qu’elle n’a nullement la fraîcheur d’une première mouture. La question reste posée de savoir si l’édition dont se sert Garencières a été corrigée à sa façon par tel auteur, probablement le chevalier de Jant, auteur au début des années 1670 d’un travail exégétique important16, dont certains éléments figurent dans l’édition Besson, ou bien si l’on a eu accès à des documents précieusement conservés.

   Cette étude nous éclaire sur la nature du prophétisme tel que pratiqué par Michel de Nostredame puisqu’il semble bien qu’autour de 1555 il ait usé d’une terminologie prophétisante, ce qui ne passa pas inaperçu et provoqua une levée de boucliers. Récidiva-t-il ensuite ? Rien n’est moins sûr. Ce prophétisme que nous qualifierons de céleste plutôt que de strictement astrologique impliquait le retour à une forme d’inspiration antique et disons-le pré-chrétienne. Crespin reprendra le flambeau de ce prophétisme cométique, ce qui semble montrer qu’il avait pris connaissance de l’authentique Epître à César. Or, un tel prophétisme ne s’exerce pas dans l’abstrait pas plus qu’il ne se projette dans le long terme à la différence du prophétisme à caractère proprement astrologique. L’observation du ciel tel qu’il se présente en un lieu donné et en un temps donné est par essence ponctuelle, elle permet de formuler un présage, non pas par rapport à un événement céleste à venir mais à partir d’une observation effectuée. Comment prétendre dans ce cas, comme avec les Centuries, couvrir des siècles à venir, urbi et orbi, à partir d’une telle technique ô combien artisanale ? Inadéquation donc entre l’approche cométique et ces centaines de quatrains déconnectés par rapport à toute chronologie et toute topographie sinon celle que parfois ils comportent. Et de fait, on comprend mieux la place de toute une toponymie, comme l’a montré Chantal Liaroutzos mais celle-ci, au sein des quatrains, est décalée.

   Le prophétisme nostradamien exige de fait des disciples capables de se mettre, à leur tour, en communion avec le ciel, en un temps et en un lieu donné et c’est ce que fait un Antoine Crespin, lequel en cela n’usurpe nullement le nom de Nostradamus précisément en ne s’appuyant pas sur des textes nécessairement dépassés, ceux ayant déjà servi, pour en produire de nouveaux. On ne respecte pas un maître en se contentant de le recopier ou de le commenter mais en procédant comme lui, en poursuivant selon ses méthodes. Au travers des Epîtres prophético-cométiques de Crespin se dessine en filigrane l’Epître à César telle que Michel de Nostredame l’enfanta.

Jacques Halbronn
Paris, le 26 janvier 2004

Notes

1 Cf. “La Préface à César, Nostradamus et la comète de 1556”, sur Espace Nostradamus. Retour

2 Cf. Déclaration des abus, ignorances & seditions de Michel Nostradamus de Salon de Craux en Provence, oeuvre très utile et profitable à chacun, Avignon, Pierre Roux, 1558, BNF. Retour

3 Cf. RCN, pp. 105 et seq. Retour

4 Cf. Bib Bâle, autre édition, chez Martin le Jeune, BNF, V 21474 Resaq. Retour

5 Cf. Présages de Nostradamus, Paris, Seuil, 1999, p. 118. Retour

6 Cf. notre étude sur les majuscules, sur Espace Nostradamus. Retour

7 Cf. nos Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus. Retour

8 A Lyon, Jean, Patrasson, BNF, V 21366. Voir notre étude sur les Prophéties Perpétuelles, sur le Site Cura.free.fr. Retour

9 A Paris, Ph. Le Noir, BNF, Res. V 1979. Voir “Les variations d’impact des “comètes” en France. Etude bibliographique (fin XVe siècle - fin XVIIIe siècles, in La comète de Halley et l’influence sociale et politique des astres, Bayeux, 1991, p. 63. Retour

10 Cf. Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, p. 88. Retour

11 Cf. Les Premières Centuries ou Prophéties, Genève, Droz, 1996, p. 46. Retour

12 Cf. “La Préface à César, Nostradamus et la comète de 1556”, sur Espace Nostradamus. Retour

13 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, p. 195. Retour

14 Cf. notre étude sur ce groupe, sur Espace Nostradamus à la suite des trois centuries “henriciennes”. Retour

15 Cf. RCN, p. 265. Retour

16 Cf. l’année 1673 in RCN, pp. 248 - 249. Retour



 

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