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ANALYSE

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Les éditions des Centuries à une, deux, trois épîtres

par Jacques Halbronn

    On peut classer les éditions des Centuries nostradamiques selon le critère du nombre d’épîtres et nous nous efforcerons dans cette étude de situer dans le temps et cerner le passage d’une catégorie à une autre, sachant que, pour les XVIe et XVIIe siècles, l’on recense trois épîtres centuriques, c’est-à-dire introduisant des strophes prophétiques, selon leur dédicataire, dont deux rois de France : Epître à Henri II, Epître à César, Epître à Henri IV, les deux premières (anti) datées du temps de Michel de Nostredame (1555 et 1558), la dernière appartenant au début du XVIIe siècle (1605), aucune de ces épîtres n’est datée du lendemain de la mort de MDN ; toutefois, à ces trois épîtres, il faudrait éventuellement ajouter le “Brief Discours de la vie de Michel de Nostredame”, placé en tête du Janus François de 1594, lequel Discours, à caractère posthume obvie, figurera dans nombre d’éditions des Centuries au XVIIe siècle, sous le titre de “La Vie de Maistre Michel Nostradamus” et qui, lui aussi, a vocation, du moins sous la forme que nous lui connaissons, à introduire des Centuries. La question est donc pour les éditions qui ne nous sont pas parvenues : combien d’Epîtres et lesquelles ?

   Si l’on considère la chronologie actuellement en vigueur1, on note que l’on serait passé d’une situation à une épître à César (1555 et 1557) à une situation à deux épîtres, à César et à Henri II (1568) puis sous la Ligue on aurait à nouveau une situation à une seule Epître, à César (1588 - 1590), puis à nouveau à deux épîtres (1594 et au delà) et enfin on parviendrait à une situation à trois épîtres (1605 et au delà) avec les sixains annoncés par l’Epître de Sève à Henri IV, puis au XVIIIe siècle et au delà à un retour à une situation à deux épîtres (à César et à Henri II). Cette présentation ne nous satisfait pas et ce, notamment, pour le XVIe siècle et notamment en ce qui concerne le moment où intervient l’Epître à César, dans le champ centurique et le moment où se met en place une première édition à deux épîtres.2

   Il convient de rappeler que les deux épîtres datées du temps de Nostradamus sont effectivement parue à cette époque mais dans un cadre extra-centurique : dans le cas de l’Epître à Henri II, on dispose des Présages Merveilleux pour 1557, précédés d’une Epître à Henri II datée du 13 janvier 1556, texte qui, remanié pour servir dans le cadre centurique nous est connu, sous une forme brève, par l’édition lyonnaise Antoine Besson (c 1691) et, sous une forme sensiblement plus longue, par la plupart des éditions à deux Epîtres.

   On pourrait codifier notre classement de la façon suivante :

Edition à une épître EP1
Edition à deux épîtres EP2
Edition à trois épîtres EP3
Epître à César CES
Epître à Henri II H2
Epître à Henri IV H4

   Selon nous, le passage de EP1 à EP2 ne survient pas avant 1594, ce qui disqualifie ipso facto l’édition Benoist Rigaud 1568 qui appartient au type EP2. Une autre de nos conclusions est que CES n’apparaît au niveau centurique que vers 1588, ce qui disqualifie les éditions EP1 CES 1555 et 1557. Vers 1588, CES remplace H2 avant de cohabiter avec H2, à partir de c 1594, puis avec H4 lors de l’intégration des sixains dans le corpus centurique, au plus tard, si l’on exclue l’édition datée de 16053, du fait d’H4 ainsi que la date de 1611, souvent proposée pour l’édition troyenne Pierre Chevillot - en fait seul le Recueil des Prophéties et Révélations, associé aux Centuries, comporte cette date4 - dans les années 1620 et en tout cas en 1627, année du siège de La Rochelle, ville protestante, par l’armée royale.5 On peut parler, pour employer un vocabulaire politique de la Ve République Française, d’une alternance entre les deux épîtres suivie d’une cohabitation et de fait le sort des épîtres est bel et bien lié à l’évolution de la situation politique en France à la fin du XVIe siècle - et notamment à l’affrontement entre Catholiques et Protestants lors de la crise dynastique qui verra le passage des Valois aux Bourbons, à la mort d’Henri III en 1589 - étant entendu que la littérature centurique relève de la littérature politico-religieuse.6

   Il convient de rappeler que H2, et quelle que soit la mouture centurique considérée, contrairement à ce que l’on croit généralement comprendre, n’indique nullement que les Centuries ont été réalisées en plusieurs fois mais bien qu’elle sont publiées, c’est-à-dire littéralement rendues publiques, en plusieurs fois en raison même de l’ampleur de l’ouvrage, à savoir un millier de strophes.

   “j’ay esté en doute longuement à qui je viendrois consacrer ces trois Centuries du restant de mes prophéties, parachevant la miliade” (Rigaud)

   “Après diuturne délibération à qui je voudrois consacrer ces miennes premières Prophéties & divinations parachevant la milliade” (Besson)

   On rappellera aussi que la date de rédaction de ces quatrains n’est évidemment pas présentée comme étant celle des Epîtres, et cela est encore plus net dans CES : Nostradamus n’est pas censé avoir attendu la naissance de son fils pour s’être mis au travail, le problème qui le préoccupe est davantage le commentaire des dites prophéties, de façon à en démontrer le bien-fondé, comme s’efforcera à le faire le Janus Gallicus, non sans recourir, indistinctement aux quatrains centuriques et aux quatrains (présages) des almanachs, ce qui conduira à inclure ceux qui y seront commentés dans plusieurs éditions du XVIIe siècle (1605, Du Ruau, Besson etc) comme si ceux-ci faisaient partie également du stock de prophéties, ce qui n’est nullement absurde : on peut en effet imaginer que Nostradamus va puiser dans ses strophes prophétiques celles qui conviennent pour une année et un mois donnés au lieu de les composer au dernier moment et année après année. On peut même se demander si l’almanach ne constitue pas un support idéal pour le bon emploi des prophéties et pourquoi un quatrain ne pourrait-il servir à plusieurs reprises, s’il “sort” plus d’une fois, ce qui implique d’ailleurs un certain système de tirage et une forme de bibliomancie. Dès lors, les quatrains des almanachs, dans l’optique du Janus Gallicus et surtout des éditeurs qui les incluent dans les éditions des Prophéties, feraient partie intégrante des Centuries et il se contenterait de les désigner, par commodité, par rapport à leur présence dans les almanachs sans que cela soit pour autant limitatif. Cela dit, une telle présentation des choses n’en est pas moins fictive dès lors que l’on conteste l’existence de ces mille strophes et l’on peut raisonnablement penser que c’est à partir des quatrains des almanachs que l’idée de supposer l’existence d’un ensemble beaucoup plus vaste a pu germer.

   Si l’on en croit le Janus Gallicus, ces quatrains auraient été déjà composés au début des années 1530, puisqu’il commence à utiliser certains d’entre eux pour rendre compte d’événements ayant eu lieu depuis 1534, Nostradamus les aurait achevés dans sa trentaine. Encore que l’on puisse supposer que ces quatrains puissent être interprétés aussi bien pour le futur que pour le passé, ce qui leur conférerait une valeur universelle. On comprendrait alors pourquoi certains quatrains pourraient concerner des époques très anciennes, comme l’a montré notamment un Pierre Brind’amour, ce qui correspond à une logique astrologique selon laquelle tout se répète. Dès lors, un même quatrain s’appliquerait aussi bien pour le passé (première Face du Janus) que pour le futur (seconde Face du Janus) :

   “Le premier contient l’histoire passée auquel j’ay mis nom LA PREMIERE FACE DV JANVS FRANCOIS & le second l’advenir qui portera titre de LA SECONDE FACE” (“Au Lecteur”, p. 20).

   On comprend dès lors pourquoi Nostradamus serait “historien” et pourquoi il importe peu, quelque part, que ses quatrains - ou un ou deux versets de ses quatrains - puissent s’appliquer au passé, l’important étant qu’ils s’appliquent également à l’avenir, Ce que semble exprimer le Janus Gallicus :

   “Que si d’aucuns tournoyent à vice de ce qu’en ceste histoire l’Auteur traite aussi du passé (car il est certain qu’il a escrit la plus grande part de ses présages soubz Henry II Roy de France) ie luy répondrai (...) que c’est le propre de la vaticination recevoir les choses futures non seulement mais aussi narrer les présentes avec les passées” (“Au Lecteur”, pp. 20 - 21).

   C’est ainsi que la formule qui concerne François Ier, porteur d’un prénom jamais porté - ce qu’on savait depuis son avènement en 1515 - pourra valoir pour d’autres souverains comme Napoléon, les interprétations ne sont pas exclusives. Dès lors, si l’on considère la compilation de Crespin, comment ne pas comprendre que celui-ci a aligné une série d’adresses à divers personnages puis a tiré au sort des versets de quatrains dans chaque cas. On aurait là une application typique - et bien oubliée depuis - du système tel que proposé à l’origine. On observera à ce propos que Crespin n’utilise pour ainsi dire jamais un quatrain entier mais en combine deux sinon plus, dont il n’emprunte chaque fois qu’un ou deux versets, lesquels devaient être désignés de façon spécifique avec des lettres en minuscules (a, b, c, d etc) comme dans le Janus Gallicus. Qui sait d’ailleurs si les premières éditions ne comportaient pas une telle signalisation au sein de chaque quatrain ? Mais comment ne pas supposer qu’un mode d’emploi, même sommaire, figurait à l’origine ?

   Pour les gens de l’époque, la notion de première (J1) et seconde faces (J2) du Janus devait aller de soi : J1 concernait les événements déjà écoulés au moment de la lecture du texte et J2 ce qui ne l’était pas encore et les deux approches étaient jugées intéressantes, l’une d’un point de vue ipso facto historique, l’autre d’un point de vue ipso facto prophétique, l’un renforçant ou prolongeant l’autre.

   Certes, on conçoit aussi que les quatrains aient été composés à partir d’événements existants mais rendus dans une langue, quelque peu abstraite ou absconse, évitant les détails par trop spécifiques, qui leur permettait de transcender ceux-ci de façon à pouvoir resservir en d’autres occasions. Cela dit, on peut raisonnablement supposer que des événements survenus peu avant la publication posthume aient pu inspirer certains quatrains, pour la bonne cause, à savoir la crédibilité de l’ensemble. Il reste que cet ensemble centurique pouvait ainsi intéresser aussi bien les érudits qui y chercheraient des recoupements avec des périodes plus ou moins anciennes et un public plus populaire et moins cultivé qui y chercherait des clefs pour deviner le devenir des choses et c’est probablement ce qui fit le succès de l’ouvrage à sa sortie, répétons-le, posthume.

   On nous dira que cela n’implique pas que Nostradamus ne soit pas l’auteur de ce millier de strophes ou en tout cas d’une bonne partie d’entre elles. Mais, outre la trop grande précision de certains quatrains supposés rédigés bien avant les années 1550 - 1560, se pose le problème du recours à des Epîtres contrefaites, tant H2 que CES et cela nous semble désigner d’office l’intervention de faussaires, ce qui rejaillit sur l’ensemble de l’entreprise, sauf en ce qui concerne les quatrains des almanachs, du moins à partir de 1557, puisque, pour nous, la Prognostication pour 1555 est un faux, recourant à une vignette qui n’était pas encore adoptée par les éditeurs de Nostradamus.7

   Nous savons, par Crespin, qu’une H2 datée de juin 1558 avait commencé à circuler au plus tard au tout début des années 1570 et qu’elle était probablement suivie de centuries. Or, nous n’avons nullement la même assurance pour CES et ce n’est pas le témoignage de Couillard ou de Videl, dans les années 1556-1557 qui y change quelque chose car cette épître, selon nous, accompagnait autre chose que des Centuries, même si éventuellement on pouvait y trouver quelques quatrains comme le premier quatrain de la première centurie canonique, quatrain qui n’a pas forcément toujours figuré en cette place avant que cela ne soit attesté en 1588. La forme qui nous est parvenue est sensiblement corrompue - rappelons que l’édition Besson-Jant de CES le met en évidence en rétablissant des passages visiblement lacunaires. Une telle corruption du texte si elle se conçoit en 1588, se conçoit moins bien en 1555, 1557 ou 1560, où le même état de CES est censé se trouver.

   Nous pensons que H2 devait se suffire à elle-même, dans sa version Besson, laquelle certes annonce les “premières prophéties” mais n’en évoque pas moins la “milliade”. Il est tout à fait possible que des additions y aient été faites sans chaque fois recours à une épître supplémentaire, additions d’ailleurs signalée au titre comme on peut le voir avec “Dont il y en a trois cens qui n’ont encores iamais esté imprimées”.

   Ce serait donc avec la seule H2 que les Centuries seraient parues peu de temps après la mort de MDN, étant entendu que CES aurait pu continuer à circuler parallèlement sous une forme non centurique et donc sensiblement différente en son contenu de celle qui figurera dans les éditions des Centuries à partir de 1588, qui sont toutes de type EP1.

   Bien entendu, H2 n’annonçait pas à la fin des années 1560, les centuries I à VII telles qu’on les connaîtra en 1588 - 1590 mais les centuries I-III et VIII-X plus 39 strophes qui constitueront le point de départ d’une centurie IV, cette numérotation étant canonique et ne correspondant évidemment pas, et pour cause, à celle qui se pratiquait alors, interpolations obligent.

   Nul ne conteste qu’une édition à dix centuries (mais de type EP1) a bien existé avant 15858 mais aussi qu’en 1588 - 1589, il n’en était plus question et que par la même occasion H2 avait disparu. Nul ne conteste non plus que CES va désormais figurer en tête du corpus centurique. Tout se passe comme si CES avait remplacé H2 à cette époque. Pourquoi une telle substitution et une telle éclipse de H2 ? Parce que les Centuries accompagnant H2 - un H2 dont nous ignorons le contenu exact à ce moment là - étaient considérées comme faisant le jeu du camp réformé, avec en particulier l’annonce de la victoire des Vendômes (Mendosus) sur les Lorrains (Norlaris), avec des anagrammes qu’on ne trouve pas dans les autres Centuries.

   Quand les esprits se calmèrent - “Paris vaut bien une messe” - on voulut récupérer ces Centuries bannies et pourquoi pas H2 mais on leur institua un second volet, n’effaçant donc pas tout à fait les traces de la crise. En fait, on put ainsi conserver les éditions déjà existantes à sept centuries et leur ajouter un volet supplémentaire, formule ayant l’avantage de l’économie, ce qui explique que la présentation des deux volets diffère sensiblement pour les éditions de la fin du XVIe et du début du XVIIe avant que l’ensemble ne soit, au cours du dit XVIIe siècle et singulièrement au siècle suivant, remanié et se présente sous un abord plus homogène.

   Les Rigaud jouèrent un certain rôle, à partir de 1594, dans la mise en place de ces deux volets, du passage de EP1 à EP2, eux qui avaient déjà mis la main à la pâte pour la première édition EP1 à “Dix Centuries de Prophécies par quatrains” et disposaient donc des Centuries VIII-X. Notons que le Janus Gallicus s’ajuste sur l’EP2 qui parut parallèlement à la sortie du recueil de commentaires dirigé par Jean Aimé de Chavigny, à ce détail près que les EP2 qui paraissent alors ne comportent pas les Présages. Pour les Présages, Chavigny puisera dans le Recueil des Présages Prosaîques, collection qui retranscrit à la main les publications annuelles à moins qu’il ne se soit agi, comme nous le pensons, du brouillon préalable à l’impression. Par la suite, on l’a dit, certains EP2 reproduiront les Présages (1605, Du Ruau, Besson etc) par le truchement du Janus, laissant ainsi de côté les Présages qui n’y figuraient point.

   Il convient de revenir sur les transformations subies par H2. Si l’on s’appuie sur la version reprise par Antoine Besson, on avait à l’origine de H2 centurique l’annonce des “premières centuries” de la milliade tandis que par la suite il sera question du “reste” ou du “restant” de la miliade (sic), à l’orthographe corrompue car milliade devrait avoir deux l comme millier. Cette H2 des années 1594 et seq se réfère explicitement à la Préface à César, instituant ainsi une structure EP2, une telle référence ne figure pas dans H2 Besson. On notera que le JG se fait l’écho de ces deux Epîtres et ce qui nous fait sérieusement douter des mobiles de Jean-Aimé de Chavigny et avec J. Dupèbe et P. Brind’amour nous ne pensons pas, en dépit des arguments de B. Chevignard, que celui qui se présente sous ce nom est le même que celui qui est désigné sous le nom de Jean de Chevigny lequel nous semble avoir été instrumentalisé notamment dans l’affaire de l’édition de l’Androgyn de Dorat, dont une édition datée de 1570 sera contrefaite.

   Quant à H4 et aux sixains, qui va se placer à la suite de EP2 pour former EP3, on rappellera ce que nous écrivions dans les Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus (op. cit., pp. 158 et seq) à savoir que tout comme pour CES et H2, on se servit à des fins centuriques d’une Epître ayant bel et bien existé en date de 1605 mais d’un contenu encore une fois sensiblement différent et annonçant certes quelques quatrains dont on a la trace9 mais non pas des sixains.

   Cette H4 et ses 58 sixains ne résistera pas très longtemps et au XVIIIe siècle, on passera de EP3 à EP2, avec notamment la fausse édition 1566 Pierre Rigaud, un des libraires qui avaient publié une EP2 au début du XVIIe siècle, à la suite de son père Benoist, annulant ainsi le canon de type EP3 en faveur d’un canon de type EP2 qui s’est imposé de nos jours.

   La version H2 (Rigault) “du restant” de la miliade est-elle apparue avant ou au moment de la nostradamisation de sixains, lesquels à l’origine semblent bien avoir circulé hors de la sphère nostradamique, comme en témoigne le fait précisément que ce ne sont pas des quatrains mais des sixains ? Elle semble qu’elle ait déjà figuré en 1594 si l’on admet que l’édition EP2 1568 Benoist Rigaud est issue d’une édition EP2 Rigaud de cette époque ; en effet, c’est bien cette version de H2 qui y figure. Certes, ce sont le sixains qui viendront compléter avec leurs 58 strophes la miliade, en venant ainsi “terminer” une centurie VII. à 42 quatrains, encore qu’avec un décalage du au passage, à mi-parcours du quatrain au sixain. Tout se passe comme si H2 Rigaud avait été remaniée en supposant l’ajout de quatrains supplémentaires à la VII et que l’on y avait renoncé in extremis, sans vouloir reconsidérer le contenu de l’Epître à moins d’imaginer une édition manquante comportant une addition à la VII, laquelle addition aurait posé problème et n’aurait pas été maintenue, créant un décalage que par la suite les sixains auraient tenté de colmater.

   Rappelons pour ceux qui n’auraient pas en tête nos précédentes analyses, que l’édition EP1 des années 1580 comportaient trois centuries incomplètes à 53 (IV), 71 (VI) et 35 quatrains (VII) et que par conséquent, l’édition EP2 de la décennie suivante comportera un premier volet à six centuries pleines et une centurie (VII) restée incomplète10 et ce pour la raison suivante : proposer un ensemble à six centuries plus une centurie incomplète sur le modèle de la “troisième” édition des années soixante, à six centuries plus une addition à “39 articles”, c’est probablement cet argument qui empêche la miliade de comporter vraiment 1000 quatrains avant le XVIIe siècle et ses sixains. L’idée selon laquelle trois centuries seraient incomplètes semble une idée qui s’est maintenue puisque, à la fin du “Brief Discours de la Vie de Michel de Nostredame”, au sein de la Première Face du Janus François, on peut lire : “il a intitulé Prophéties dont trois se trouvent imparfaites, la VII, XI & XII” (p. 6). Vu que seule la VII restait incomplète, les Centuries IV et VI ayant été comblées, l’auteur en profite pour générer deux nouvelles Centuries incomplètes (XI et XII), mais n’en témoigne pas moins de l’existence d’une certaine tradition dans ce sens.

   On s’arrêtera sur les dates qui figurent au début de H2, dans le cadre EP2, à savoir 1585 et 1606 : que nous apprennent-elles ? On notera que des dates très proches cohabitent dans les Pléiades de Chavigny :

Les Pléiades (1606)

Frontispice des Pléiades de Jean-Aimé de Chavigny (1606)

   Livre III
   Pléiade Tierce (...) contenant une Prédiction (...) sur l’an de grâce 1580 & quelques suivans :
   “Puis que cette Vaticination par son titre promet parler des choses à venir l’an de salut 1580 (…) je me persuade qu’icy sont touchées nos dernières guerres civiles (...) Lesquelles ont commencé l’an 1585“ (p. 57). Or, la date décisive - avec le recul - de 1585 figure bel et bien dans EP2 H2 et est censée avoir été avancée dès 1558 par MDN.

   Chavigny revient sur 1585 (p. 58) : “Et au présage de 1558, il en avoit parlé ainsi, Innumerables factions se préparent non seulement pour la présente année mais presques iusques à l’an 1585 lors que ie trouve encores plus grand tumulte que fut jamais. Ces guerres dernières qui ainsi que j’ay dy ont commencé l’an 1585 sont encore sanglantes aujourd’hui & ne peuvent trouver fin.“

   Si ce passage se retrouve littéralement dans le Recueil des Présages Prosaïques11, on ne peut vérifier son existence en raison de la non conservation du document considéré. Toutefois, si l’on examine la Pronostication pour 1558, laquelle est tout de même supposée reprendre les mêmes prévisions, on remarque l’absence de l’année 1585, la seule année mise en perspective étant 1562.12

   Autre passage:
   “Aussi est-ce le temps que soupçonnait fort un de nos écrivains François (en note marginale : Estienne Pasquier en ses Lettres) qui disoit ainsi 1585.” (p. 89)

   D’ailleurs, Chavigny associe 1585 et 1605, toujours dans la Pléiade III (p. 86) !

Extrait des Pléiades (1606)

Extrait des Pléiades de Jean-Aimé de Chavigny (1606)

   J’ay noté advenir en nombre vingt & sept (éclipses de soleil et de lune) en moins de vingt ans, scavoir dès l’an 1585 iusques à 1605 auquel espace de temps est vraysemblable (...) qu’on la doive craindre pour l’énormité d’icelles eclipses.”

   Quel sens conférer à ces différentes dates ? Il faut distinguer, comme dans tout texte prophétique, le connu du non connu. Au moment où Chavigny écrit, il sait que 1585 a été une date importante, du moins pour sa génération car tout est relatif. En revanche, 1605 ou 1606 correspondent à des échéances qu’il fixe et qui ne sont pas encore advenues et qui, d’ailleurs, ne correspondront à rien d’essentiel, mais cela il ne le sait pas encore, même en 1603 lors de la parution de la première édition des Pléiades, à la veille de la date annoncée. En fait, au moment où il écrit on est à mi-parcours : il nous parle de la fin des années 1590, comme lorsqu’il avance la date de 1597 : “Si doncques à l’an 1453 lors qu’advint la prise de Constantinople & par conséquent la possession de l’empire Grec, nous adioustons le nombre 144 (12 x 12), naistra 1597 qui est l’année fatale démonstrée par cet oracle (...) Et à cela se conforme la vaticination précédente de Torquato qui dit La maison Ottomane (...) ne passera point les ans de salut 1596.” (Livre VI, consacré à une prophétie turque et à Geoorgievitz, p. 254) et un peu plus haut “Il y a cent quarante deux ans dés la prise de Constantinople (...) iusques à l’année présente 1595.” (p. 243)

   Dans les Significations de l’Eclipse de 1559, dont nous avons signalé avec Théo Van Berkel le caractère douteux et tardif, on trouve :

   “Menasse quelque cas que tel autre & beaucoup plus sinistre & calamiteux adviendra l’an 1605 que combien que (bien que) le terme soit fort long (...) comme plus amplement est déclaré à l’interprétation de la seconde centurie de mes Prophéties.” (fol BII)

   1605, 1606, 1607. Signalons ainsi que dans le Janus Gallicus, il est question de 1607 sans qu’on sache très bien pourquoi :

   “Je commence ce premier livre dez l’an 1534 que l’opinion & secte de Luther est entrée en France & lors a osé premièrement soy montrer jusqu’à 1589 fin & chute de la race des Valois. Et commence le second (non paru) dez celle année & memorable mutation des choses en France iusques à 1607 où nous espérons que les affaires de la religion & de la monarchie (...) jouyront d’un meilleur & plus asseuré repos.” (Au Lecteur, p. 20)

   Il convient donc de lire le passage de EP1 H2 comme s’appuyant sur ce que l’on sait pour annoncer ce qu’on ne sait pas :

   “Et pour ce, ô tres humanissime Roy, la plupart des quatrains prophétiques sont tellement scabreux (...) toutesfois espérant de laisser par escrit les ans, villes, citez, regions où la plupart adviendra, mesmes (en particulier) de l’année 1585 & de l’année 1606 accomençant depuis le temps présent qui est le 14 de Mars 1557.” On fait donc annoncer à Nostradamus, dès 1557, un événement jugé majeur et connu comme tel, lors de la rédaction de la dite mouture, nécessairement postérieure au dit événement et cela suffisamment pour avoir eu le temps d’en apprécier l’importance car sur l’événement en question ne prit que peu à peu toute sa signification, date donc bien établie mais à laquelle on associe une date qui l’est évidemment beaucoup moins et qui n’aura guère laissé de trace, notamment dans la lutte contre la Turquie ou quant à l’équilibre général du monde. Et par là même, la rédaction ne pouvait en effet se situer qu’à mi-chemin entre ces deux dates. Il nous semble dès lors assez peu important que l’on s’arrêtât sur 1605, 1606 ou 1607, songeant d’ailleurs que la date a pu être repoussée d’une année sur l’autre, pour entretenir et prolonger l’espérance. Il est possible que dans un premier temps n’ait figuré que 1585, ce qui aurait évité le risque d’un échec prévisionnel. Retentissant échec, en vérité, qui ne sera effacé que par l’annonce d’une autre échéance, celle de 1792, dont nous avons montré13 qu’elle était le résultat d’une corruption, l’année astrologiquement pertinente, correspondant à la fin de la triplicité de feu, dans le cadre de la théorie des grandes conjonctions Jupiter-Sature, étant 1782, ce qui correspond aussi à un non-événement.

   On aura compris que la mention de 1585 attribuée à Nostradamus ne pouvait qu’émaner des années 1590, ce qui disqualifie ipso facto EP2 H2 comme ayant pu paraître avant cette date. Par ailleurs, les contrefaçons EP1 CES datées de 1555 et 1557 appartiennent à une période qui ne saurait être antérieure à 1588, date à laquelle la Préface à César est centurisée. Pourquoi, se demandera-t- on avoir publié à Rouen une édition EP1 à 4 centuries, et se présentant au titre comme telle (Grandes et Merveilleuses Prédictions (...) Divisées en quarte (sic) centuries), avec CES, et dans la foulée une édition EP1 CES Macé Bonhomme sur le dit modèle, mais ne l’indiquant pas au titre ? Certes, les éditions de la Ligue comportent-elles mention d’une addition à la IV, au delà des 53 premiers quatrains - ce qui montre que le processus de remplissage de la IV allait débuter dès 1588 dans les éditions à sept centuries, sans attendre la mise en place d’une EP2. Nous avons avec cette édition de Raphaël du Petit Val à 353 quatrains seulement la preuve que l’édition des années 1580 ne disposait pas encore de 100 quatrains à la IV et a fortiori pas davantage pour les centuries VI et VII. Mais pourquoi avoir évacué, un temps, les centuries V-VI et VII ? Il est possible que dans la phase de démembrement de l'ensemble à dix centuries qui se solderait par la mise sur la touche des Centurie VIII-X, il y eut une période où les centuries V-VII auraient été, elles aussi, évacuées puis ensuite réhabilitées à la différence des centuries VIII-X. On serait donc passé de dix à quatre centuries, avec le remplacement de H2 par CES, repris de l’ouvrage qu’elle préfaçait initialement et dans lequel, trente ans plus tôt, Couillard et Videl en avaient pris connaissance - avant de revenir à sept puis à dix avant la fin du siècle. Ainsi, les éditions Macé Bonhomme 1555 témoigneraient donc de cette chute de 10 à 4 qui marqua probablement les années qui précédèrent immédiatement l’édition rouennaise à 4 centuries de 1588 qui en fut probablement l’ultime édition puisque suivie de très près, la même année, chez le même libraire, par une édition à 7 centuries. Le fait que la centurie IV était incomplète a donné à tort le sentiment qu’elle était la dernière d’un ensemble. En réalité, il n’y a jamais eu, en dehors de ce très court laps de temps, d’édition à 4 centuries : il y en eut à six, à sept centuries et plus mais pas à quatre sinon durant quelques années au cours de la décennie 1580.

   Quant aux éditions EP1 à 640 et 642 quatrains, elles appartiennent à l’époque ayant juste précédé EP2, ce qui montre que quand EP2 se mit en place, le premier volet comportait déjà 642 quatrains et qu’il suscita des contrefaçons antidatées (Antoine du Rosne, 1557) de type EP1 avant que l’on passe à des contrefaçons antidatées de type EP2 (Benoist Rigaud, 1568).

   Nous n’avons pas abordé les changements dans l’ordre des Centuries. Rappelons que selon nous, ce sont les Centuries VIII-X qui étaient initialement placées en tête, à la suite de H2. La preuve en est que les centuries additionnelles (V-VII) furent placées - comme leur nom l’indique- à la suite des Centuries I-IV. Si les Centuries VIII-X avaient été placées à la fin, elles auraient été suivies des Centuries V-VII. L’évacuation de H2 au cours des années 1580 au profit de CES conduisit à placer en tête des Centuries qui étaient placées à la suite des trois premières. Toutefois, quand se produisit le changement d’épître, il est probable que c’est alors que l’on plaça en tête de la centurie qui désormais se trouvait première un ou deux quatrains qui accompagnaient déjà CES, soit I,1 et I, 2, selon la numérotation canonique employée ici. Il reste qu’une question se pose : si les Centuries VIII-X posèrent problème à un certain stade, n’est-ce pas qu’elles émanaient, dès leur publication, à la fin des années 1560, du camp protestant ? Rappelons que la France était en guerre de religion depuis notamment le massacre de Wassy, perpétré le 1er mars 1562 par le duc François de Guise et le cardinal de Lorraine.14 Dès lors que Benoist Rigaud, en 1594, aurait été l’artisan de la réintégration des Centuries VIII-X et de l’Epître au Roy, on peut raisonnablement admettre qu’il ait pu, comme il est généralement déclaré, être le libraire de la première édition des Centuries, laquelle débutait par une Epître à Henri II et les Centuries “Mendosus”, encore que nous avons de bonnes raisons de penser que le ton de l’Epître au Roi, parue alors, était sensiblement différent de celui qui prévaudra par la suite et qu’il est également probable que certains quatrains des dites Centuries aient été retouchés ultérieurement. Benoît Rigaud serait ainsi intervenu à trois reprises : vers 1568, vers 1585 et vers 1594 et en revanche, aurait été exclus de la production nostradamique durant la période de bannissement de l’Epitre à Henri II et des Centuries VIII-X. Bien entendu, on ne cessera de le répéter, on n’a pas conservé cette première édition Rigaud, qui ne comportait que six centuries et celle que certains nostradamologues proposent date de la fin du siècle pour ne pas parler des contrefaçons du XVIIIe siècle, datées de 1566.

   En ce qui concerne les remaniements subis par l’Epître à Henri II, on fera remarquer que Chavigny, dans les Pléiades Françoises, qui, si elles ne parurent qu’en 1603, se présentent comme ayant été écrites - la Bibliothèque Méjanes, à Aix, a un manuscrit de ce texte- en 1594-1595, parlant de l’an 1596 comme à venir. On s’aperçoit ainsi que les Pléiades, chacun des sept livres s’ouvrant sur une épître à Henri IV, sont un complément indispensable au Janus Gallicus, elles font écho à l’Epître à d’Ornano qui conclut le JG et en est le contre-point - “Ce qu’avons touché au Traité intitulé, De vostre advenement, Sire, à la Couronne de France, imprimé à Lyon l’an 1594” (Pléiades, p. 120) texte paru séparément (exemplaire à la Mazarine) puis ajouté au JG - et nous révèlent une volonté de conférer à l’avènement des Bourbons, une importance considérable, en ce que cette date se situe à mi-chemin entre 1585 et 1605, ce que Liberati appelle le medium.

   Rassemblons donc tout ce qui dans les Pléiades, dédiees à Henri IV, le Grand Mendosus (pp. 4 - 5), concerne cette période des années 1590 :

   “Nous avons dit cy-devant qu’es années 1594 & 95 on sentiroit encores plusieurs calamitez (mais) les deux années subséquentes (en marge 96 & 97) seront beaucoup plus douces (...) Et ia ceste année 1595, s’en jetteront les fondemens (On nous précise en note : “Le Commentateur escrivoit cecy en Ianvier 1595”). Ce sera alors que ce quatrain Nostradamique aura son effect en partie (...) C’est le quatrain 24 de la 6. Centurie.” (Pléiade III, p. 92)

Extrait des Pléiades (1606)

Extrait des Pléiades de Jean-Aimé de Chavigny (1606)

   On lira particulièrement la “traduction” de la prophétie de Torquato, (anti) datée de 1480, à la Ve Pléiade et qui concerne les Turcs : “quant par de très longues guerres s’effrayant d’envahir l’empire Romain & celuy d’Allemagne, tomberont entre les mains d’iceux. Et ce sera en l’an de Christ MDXCIIII ou XCV (...) La maison Ottomane tombera (...) Et ne passera point tel nombre ni les ans de salut MDXVI (...) Et lors finalement seront veus les Turcs embrasser la foi des Iesus Christ.” (p. 129 - 131) Signalons que le Nostradamus glosé de Giffré de Rechac consacrera, dans les années 1650, une part importante à la question turque. Il est vrai que les années 1590 sont assez encourageantes pour la Chrétienté :

   “Il est certain que les Allemans ont gaigné trois mémorables victoires sur les Turcs en Hongrie (...) es mois de Novembre & Decembre, l’an 1593” (Livre V, pp. 180 - 182)

   Chavigny poursuit : “Quant à l’an présent 1595 (...) toute l’Allemagne est en armes & ne parle on là d’autre chose sinon que d’aller tous unis contre le Turc” (p. 186) “La maison des Ottomans (...) ajoute Chavigny, ne passera l’an de salut 1596 dont nous sommes si proches que nous le touchons du doigt” (p. 194) Il développe une Prophétie des Papes (pp. 195 - 196) à une époque où justement va commencer à circuler, dès 1595, celle faussement attribuée à Saint Malachie, cette dernière étant promise à la fortune que l’on sait.15

De 1782 à 1792

   Chavigny accorde, dès l’époque donc où paraissent les nouvelles éditions EP2 Rigaud, et où H2 paraît sous une forme probablement remaniée, une certaine importance à l’an 1782. On peut se demander s’il n’y a pas eu une corruption dans H2, sous la forme canonique que nous lui connaissons, en 1792 :

   “& sera le commencement comprenant se de ce que durera & commençant icelle année sera faicte plus grande persecution à l’église chrestienne que n’a esté faicte en Affrique, & durera ceste icy iusques l’an mil sept cens nonante deux que l’on cuydera estre une renovation de siècle”

   Ce qui conduirait à penser que le succès prévisionnel obtenu sous la Révolution serait le résultat d’une erreur de transcription car il conviendrait quand même de savoir d’où vient la date qui est ainsi avancée et ne pas se contenter - ce qui pour l’historien des textes n’est nullement déterminant - du fait que 1792 correspond à la Révolution Française. Il semble que par “renovation de siècle”, il faille comprendre un changement de triplicité du cycle / siècle Jupiter-Saturne, chaque triplicité couvrant deux siècles pour un cycle complet de 800 ans :

Pléiade VI (p. 283) :
Depuis l’an 1583 iusques à l’an 1782 avant le mi-temps, commencera une haute & sublime monarchie” où Chavigny s’inspire de François Liberati écrivant en 1582, à la veille de la formation d’une très grande conjonction Saturne-Jupiter en signe de feu et dont la durée d’action est de deux cents ans, jusqu’au prochain changement de triplicité qui surviendra justement en 1782, date du dernier passage de la dite conjonction dans un signe de feu. Précisons qu’il arrive cependant que la conjonction n’ait pas lieu dans le signe annoncé et le manque de peu.

Pléiade V (p. 216) :
“Pourtant depuis l’an 1582 iusque à l’an 1782 que règne ce trigone ignée”

   La source de Chavigny est le Discours de la prodigieuse comette apparue sur la Ville de Paris avec la prédiction de l’Eclipse du Soleil de ceste année & de la grande conjonction de Saturne & Jupiter qui s’ensuyvra l’an 1583 le 2. Jour de May, composé par M. François Libérati de Rome, Docteur & Astrologue Italien, Paris, Jean de Lastre. Chavigny le désigne de façon assez évidente au Livre V (p. 246) :

Discours de la prodigieuse Comette (1583)

Frontispice du Discours de la prodigieuse Comette de François Libérati (1583)

Extrait du Discours de la prodigieuse Comette (1583)

Extrait du Discours de la prodigieuse Comette de François Libérati (1583)

   “Cyprian Leovice & François Libérati tous deux excellents Mathématiciens, l’un Allemand, l’autre Italien, escrivent que sous le trigone ignée (de feu) se batissant les empires du monde (...) Pourtant depuis l’an 1583 iusques à l’an 1782 (inclus) que regne ce trigone ignée, avant le mi-temps, dit iceluy Liberati, commencera une haute & sublime monarchie”

   Et ailleurs Chavigny réitère la même analyse :

   “Et au même discours sur l’apparition d’une Comète l’an 1582. Si cette Comète n’eut apparu au signe du Cancer, triplicité aquée (...) Je n’auroy jugé sinon bien petits effects d’icelle. Mais à cause qu’elle s’observera au signe de Pisces (Poissons), triangle aquée (sic) se changeant en triangle ignée (...) nous disons que signifie grandes guerres & hérésies en la loy de Mahomet.” (p. 283)

   Chavigny annonce une monarchie unique pour toute la Chrétienté non pas d’ailleurs pour 1782 mais à mi-parcours, soit pour 1682 et même un peu avant, et en cela, les Pléiades ne font que reprendre le passage suivant en latin du Discours de la comète de Liberati (p. 35) dont on vient de lire l’exacte traduction française : “Ideo post annum 1583 usque ad annum 1782. antemedium incipiet Monarchia et omnia regentur nutu unius” Il faudrait donc lire dans EP2 H2 l’an mil sept cens octante deux et non nonante deux. Il est possible que ce nombre ait été mal recopié mais force est de constater que 1782 ait bien plus cohérent du point de vue astrologique en général, du fait d’une conjonction Saturne-Jupiter en sagittaire, la dernière de la série de feu alors que 1792 ne fait pas sens. En tout état de cause, la prophétie de Liberati de 1582, reprise par Chavigny, quelques années plus tard; connut un certain accomplissement puisqu’en 1683, les Turcs subiront une sévère défaite devant Vienne (Autriche). Le problème, c’est qu’alors on ne lisait plus guère Libérati ou Chavigny et que dans l’Epître à Henri II comportant les années 1585, 1606 et 1792, il ne semble pas que l’on ait introduit l’idée d’une année à mi-chemin entre 1585 et 1792, ce qui montre que le texte de l’épître fut bel et bien corrompu. On notera le remplacement de 1582 par 1585, année effectivement marquante et qui apparaissait comme une bonne base de travail.

   Par ailleurs, dans cet ouvrage de Liberati, paru en 1582, donc 200 ans avant cette échéance, une grande importance est consacrée à la chronologie biblique (pp. 27- 28) comme c’est le cas dans EP2 H216 ; on y expose trois systèmes, selon les “Tables du Roy Alphonse”, selon les Septante (“les soixante-douze interprètes”) et selon les “modernes théologiens” et il est probable que cela ait influé sur la présence de deux chronologies différentes dans l’Epître à Henri II qui les comporte, sans que nous puissions affirmer que les chiffres se recoupent pour autant, soit du fait de la corruption du texte ou du fait d’une autre approche de la question. Cette chronologie qui remonte littéralement avant le Déluge relève d’une imposante architecture prophétique, se situant dans le temps, une / la fin du monde, mais aussi dans l’espace, une monarchie universelle.

   Il est intéressant d’étudier de quelle façon ont été amenées les années 1585 et 1606, au regard de la version Besson de l’épître à Henri II17 :

Besson :
“Mes nocturnes & prophétiques supputations Astronomiques, correspondant aux ans, aux mois, semaines & jours, comme aussi aux diverses regions, contrées & villes, tant de notre Europe que des autres parties de ce bas monde terien”

EP2 H2 :
“Toutesfois esperant de laisser par escrit les ans, villes, citez, regions où la plus part (des quatrains prophétiques) adviendra, mesmes de l’année 1585 & de l’année 1606 accommençant depuis le temps présent, qui est le 14 de Mars 1557”

   Tout se passe comme si on avait interpolé / greffé dans un texte ne comportant initialement aucune date précise, un ensemble de trois dates. Mais ce qui est en jeu, c’est moins peut-être le destin de ces différents lieux pris séparément que la convergence annoncée des dits destins vers une forme d’unité au profit de l’une des entités en présence.

   Quelques mots concernant le “Brief Discours de la Vie de Michel Nostradamus” lequel ne porte pas de date de rédaction : il nous semble que ce texte a été lui aussi retouché avant de se situer dans le cadre centurique.18 Les passages traitant des quatrains et des Centuries y sont très brefs : on y insiste sur le fait qu’il ne voulut d’abord pas publier ses “Centuries & autres Presages”, “lesquelles il garda long temps sans les vouloir publier (...) A la fin vaincu du désir de profiter au public, les mit en lumière dont tout incontinent le bruit & renommée courut par la bouche de nos hommes & des estrangers avec grandissime admiration (...) Henry II Roy de France l’envoya quérir pour venir en Cour lan de grâce 1556.” Le problème, c’est que selon l’Epître H2 Besson, ce n’est qu’après avoir vu le Roi qu’il commença à dévoiler ses “premières” Centuries. Un autre passage conclusif mentionne également succinctement les Centuries : “il a escrit 12 Centuries de prédictions comprises briesvement par quatrains (…) dont trois se trouvent imparfaites”. Il semble que le Discours, à l’origine, ne traitait pas des Centuries mais seulement des almanachs et que ce sont eux qui ont fait sa gloire, le firent inviter à la Cour, à la suite de quoi il rédigea l’Epitre au Roi de janvier 1556, en tête des Présages Merveilleux. Le BD va plus loin que les éditions à dix centuries et on peut dire que c’est à partir du dit BD que se constituera l’édition type du XVIIe siècle, comportant les 141 présages commentés dans le JG plus les quatrains des Centuries XI et XII qui y sont commentés et c’est pourquoi nombre de ces éditions ont récupéré le BD sous le titre de “La Vie de Maistre Michel Nostradamus”, texte placé en tête, avant les Epîtres successivement à César et à Henri II, placées l’une après l’autre et non comme dans les éditions de la fin du XVIe siècle puis du XVIIIe siècle, chacune en tête d’un lot de Centuries. Il est probable que cette vie parut au lendemain de la mort de Nostradamus à l’initiative de ceux qui ne souhaitaient pas participer au lancement de centuries pseudo-nostradamiques. Ce n’est que par la suite que ce texte qui ne nous est connu dans un premier temps que repris dans le Janus Gallicus, se verra centurisé tant dans son contenu que dans sa présence au sein d’éditions des Centuries. Les dernières lignes du Brief Discours semblent avoir été tronquées (nous les avons soulignées) dans la “Vie de Maistre Michel Nostradamus“ :

   “Ceux cy (“autres présages en prose faits puis l’an 1550 iusques à 67”) comprennent notre histoire d’environ cent ans (...) Ceux là, scavoir les Centuries s’entendent en beaucoup plus longs siècles dont nous avons parlé plus amplement en un autre discours sur la vie de ce mesme Auteur qui bientost verra la lumière etc” à moins, au contraire, qu’il ne s’agisse là d’une addition de la part du BD.

   Au niveau méthodologique, nous espérons avoir montré que l’historien des textes a pour mission de proposer une grille permettant d’agencer et d’ordonner, dans le temps et dans l’espace les documents qui lui sont parvenus, tout en proposant de reconstituer des chaînons manquants sans lesquels on se trouverait en face d’un ensemble décousu et dépareillé, ce dont apparemment nombreux semblent à ce jour vouloir se contenter, ce qui ne peut que condamner les études nostradamiques à un retard certain par rapport à d’autres chantiers en cours. L’identification des sources reste évidemment déterminante - on l’a vu pour Plutarque et pour Liberati, récemment - et contribue à (re)dater les textes et à mieux (re) situer et restituer le contexte lequel se situe à cheval sur le “déjà vu” et le “en vue”, l’un, en règle générale, étant étayé par des événements qui ont fait leur preuve et l’autre ne laissant plus guère de traces dans les mémoires, c’est le cas du rapport 1585 - 1606 dans l’Epître canonique à Henri II, en quelque sorte opposition entre le réel et le virtuel. C’est souvent à mi-chemin entre ces deux types de dates que se place la rédaction d’un texte prophétique. Si le premier terme de l’équation prophétique relève de l’Histoire passée, le second, en revanche, s’appuie sur les nombres, le découpage chronologique, sur les configurations astrales ou tout simplement sur des espérances à très court terme, se présentant sous couvert de prophétisme - comme ce fut notamment le cas, pour le nostradamisme, durant la Fronde - lesquelles s’apparentent souvent à ce que l’on pourrait appeler le commentaire d’actualité.

Jacques Halbronn
Paris, le 12 février 2004

Notes

1 Cf. DIAP Nostradamus, Cura. free.fr. Retour

2 Cf. notamment “Du rôle méconnu des exégètes des centuries au XVIIe siècle”, sur Espace Nostradamus. Retour

3 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002, pp. 160 et seq. Retour

4 Cf. RCN, p. 172. Retour

5 Cf. RCN, pp. 187 et seq. Retour

6 Cf. notre thèse d’Etat, Le texte prophétique en France, formation et fortune, Paris X, 1999, Diffusion, Lille, ANRT. Retour

7 Cf. notre étude sur “les Centuries et l’iconographie du Kalendrier des Bergers”, sur Espace Nostradamus. Retour

8 Cf. Du Verdier, Bibliothèque, portant référence à Benoist Rigaud et 1568. Retour

9 Cf. Les Signes Merveilleux, Paris, Estienne Colin, 1606. Retour

10 Cf. notre étude sur “la centurie VII et ses prolongements”, sur Espace Nostradamus. Retour

11 Cf. B. Chevignard, Présages de Nostradamus, Paris, Seuil, p. 290. Retour

12 Voir fol A2 verso, fac simile in B. Chevignard, Présages de Nostradamus, op. cit., p. 422. Retour

13 Cf. “Du rôle méconnu des exégètes des centuries au XVIIe siècle”, Espace Nostradamus. Retour

14 Cf. notre étude “Une attaque réformée oubliée contre Nostradamus (1561) ”, in Réforme, Humanisme, Renaissance, Lyon, 1991. Retour

15 Cf. notre étude sur Encyclopaedia Hermetica, rubrique Prophetica et dans notre thèse, Le texte prophétique en France, Lille, ANRT. Retour

16 Cf. les études de Théo Van Berkel sur l’Epitre à Henri II, sur Espace Nostradamus. Retour

17 Cf. “Du rôle méconnu des exégètes des centuries au XVIIe siècle”, Espace Nostradamus. Retour

18 Cf. notre étude sur les Recherches biograhiques concernant Nostradamus, Espace Nostradamus et Cura.free.fr. Retour



 

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