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ANALYSE

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Les Centuries et les années 1570

par Jacques Halbronn

    Quel fut le contexte du lancement des Centuries ? La plupart de nos recherches conduisent au début des années 1570 plutôt qu’à la fin des années 1560. Certes, l’année 15681 est-elle récurrente mais il pourrait s’agir d’une corruption de 1558, date de l’Epître centurique à Henri II.2 Cette année 1568 a l’inconvénient d’être à la fois décalée de dix ans par rapport à la date de l’Epître et de ne correspondre à rien de déterminant au niveau de l’événementialité politique.3 Notons que la plus ancienne confirmation d’une édition datée de 1568 remonte à 1585, dans la Bibliothèque de Du Verdier alors qu’un an plus tôt, il n’en est pas question dans celle de La Croix du Maine, parue en 1584, laquelle mentionne une édition datée de 1556.4 Il ne s’agit nullement ici de laisser entendre qu’une édition des Centuries serait parue en 1558, pour diverses raisons largement exposées en de multiples études, mais de nous interroger sur le contexte le plus probable pour la production de (pseudo) éditions posthumes et se présentant vraisemblablement comme telles en leur titre.

   En revanche, si l’on passe de 1568 à 1571, soit un saut de trois ans, on tombe sur un contexte sensiblement plus tonique, celui des préparatifs de la Bataille de Lépante et de la veille de la Saint Barthélémy, sans parler du fait que la compilation d’Antoine Crespin, figurant dans les deux éditions des Prophéties dédiées à la Puissance Divine, date de 1572.5 On renverra également à notre étude consacrée à un autre texte de Crespin, à savoir La Demonstracion de l’Eclipce (sic) lamentable du Soleil, Paris, Nicolas Dumont, 1571, dans laquelle nous montrons à quel point certaines idées de Crespin se reflètent dans certains quatrains du groupe VIII-X.6

   Rappelons que notre récente étude7 traitant, entre autres, d’une source plutarquienne de l’Epître à Henri II nous renvoie à un ouvrage paru en 1572, s’agissant d’un passage calqué sur l’épître adressée à Charles IX (1550 - 1574) par Jacques Amyot, en tête des Oeuvres Morales & meslées de Plutarque Paris, Michel Vascosan. On voit mal comment un tel emprunt pourrait avoir eu lieu en 1568 ! Nous avons également signalé le lien entre les premières éditions de centuries incomplètes et l’an 1573.8

Postel et Venise

   Un des grands noms du prophétisme français du XVIe siècle est certainement Guillaume Postel (1510 - 1581), né quelques années après Michel de Nostredame et mort quinze ans après lui. Nous examinerons les relations que le corpus centurique entretient avec l’auteur, notamment, du Thrésor ou Recueil des Prophéties de l’Univers, dont certains thèmes recoupent notamment ceux de l’Epître à Henri II.

   On a pris l’habitude de renoncer à une vision globale des Centuries et cela vaut également pour les épîtres et singulièrement pour l’Epître à Henri II. Prenons le passage le plus connu lequel comporte une référence à l’an 1792, on n’accorde aucune importance au fait que cette prophétie accorde un rôle crucial à ...Venise. C’est ce que l’on pourrait appeler un processus d’instrumentalisation du texte, en faisant abstraction du sens en soi du texte, qui est ainsi évacué, pour lui substituer de nouvelles significations s’articulant sur des signifiants dépourvus de leur contexte d’origine.

   “Et sera le commencement comprenant se (sic) de ce que durera & commençant icelle année sera faicte plus grande persécution à l’église Chrestienne que n’a esté faicte en Afrique & durera ceste icy (sic) iusques l’an mil sept cens nonante deux que l’on cuydera estre une rénovation de siècle, après commencera le peuple Romain de se redresser & deschasser quelques obscurs tenebres (…) Venise en apres en grande force & puissance levera ses aysles si tres hault ne distant gueres aux forces de l’antique Rome”. En tout état de cause, une telle prophétie tombe à plat s’il faut se placer à la fin du XVIIIe siècle ou au début du siècle suivant. Venise allait précisément perdre définitivement son indépendance à ce moment là.9 Il faut décidément dépecer le texte nostradamique, même celui qui est en prose, pour ne pas voir l’incongruité d’un tel pronostic pour 1792. En revanche, si on replace dans le cadre du XVIe siècle, un tel pronostic avait pu davantage être pris au sérieux voire même, sembler se trouver confirmer au lendemain de la bataille navale de Lépante (octobre 1571).

   Elle prend, en revanche, toute sa signification dans un autre contexte, pour une autre date, à savoir le XVIe siècle, époque où Venise comptait vraiment et où une telle perspective de domination n’apparaissait point si absurde que cela.

   Dans un des ouvrages qu’Alvise Zorsi consacre à Venise10, nous lisons, en effet, un développement qui fait étonnamment écho à ce passage de l’Epître à Henri II :

   “Venise rêvait d’une monarchie italienne, voire universelle, elle pensait à faire revivre la gloire et la domination romaines. Le pape Piccolomini l’avait déjà écrit”. Et de citer Nicolas Machiavel, dans ses Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio (Discours sur la première décade de Tite Live, 1513 - 1519) : “non capivano in mod alcuno in Italia ed eronsi presuppositi nello animo di avere a fare una monarchia simile alla romana” (Chap. 31). Selon la traduction française : “ils s’étaient mis en tête de faire une monarchie semblable à la romaine”. Nous sommes au début du XVIe siècle et en 1508 se constitue contre Venise la Ligue de Cambrai unissant les principaux monarques de la Chrétienté, dont celui de France, alors Louis XII, dans le but d’abattre la Cité des Doges et de se partager les territoires contrôlés par Venise.

   On trouve un écho à cette Ligue dans un des quatrains qui font suite à l’Epître :

   X, 45 : “Le voeu promis incertain de Cambray”.

   Avec son successeur, François Ier de la branche d’Angoulême, fils de Charles d’Orléans, comte d’Angoulême, les Vénitiens battront en 1515, à Marignan, les Suisses.

   Comment ne pas reconnaître ce roi de France dans les versets suivants :

   X, 72 : “Ressusciter le grand Roy d’Angolmois”.

   X, 24 : “Le captif prince aux Italles vaincu”, c’est Pavie (1525).

   Mais à l’époque où Antoine Crespin (1572) atteste de l’existence de la dite Epître au Roi, Venise joue à nouveau un rôle clef dans la lutte contre les Turcs, en participant à la victoire navale de Lépante.

   Intéressons-nous à un ouvrage paru, en 1570, à Venise, chez Sigismondo Bordogna, de Gio.Battista Nazari, le Discorso della futura et sperata vittoria contra il Turco estratto da i Sacri Profeti & da altre profetie, prodigi & pronostici & di nuovo dato in Luce (BNF Res. J 3092). On y mentionne entre autres - dans un ouvrage constitué de références prophétiques de tous ordres - à plusieurs reprises les prédictions d’ un certain Gio Anselmo (Jean Anselme) Nostradamus (sic) qui prédit l’alliance de la France (Coq) et de l’Empire (Aigle), préoccupation chère à Antoine Crespin - mais on n’y cite pas l’Epître à Henri II qui promet un si bel avenir à Venise. Comme si en 1570, la dite Epître n’était pas encore parue, alors que le nom de Nostradamus était connu à l’époque, par diverses traductions de ses prédictions astrologiques (mais non centuriques, et pour cause).

   La présence de Nostradamus en Italie est avérée, à partir des années 1560, souvent sous la forme Michele (ou Michiele) Nostradamo (auquel on ajoute Francese, français), également sous celle de de M. Philippo Nostradamo (ou Nostradamus) mais pas sous celle de Gio-Anselmo Nostradamus, il s’agit probablement d’une lacune de la conservation.11 Il convient notamment de signaler les prédictions du vénitien Barozzi, commentateur de Nostradamus à la fin des années 1560, donc précédant de peu le texte de Nazari, en date de 1570.

   L’Epître à Henri II, du moins celle s’articulant sur une série de centuries de quatrains, a-t-elle été influencée par une telle littérature marquée par les ambitions vénitiennes ? Que trouve-ton chez Nazari ? Que “Parigi e Venetia siano in eterna concordia” (p. 45) Le moment où l’axe Paris - Venise fonctionna le mieux fut - dans le contexte des Guerres d’Italie, lors de la fameuse bataille de Marignan, en 1515, au début du règne de François Ier, dont un quatrain semble le désigner, ayant été le premier roi de France de ce prénom (IV, 54 : “Du nom qui oncques ne fut au roi Gaulois”) En 1570, une telle entente avait-elle encore sens ? En tout cas, en 1570, Venise était à l’heure prophétique comme en témoigne un autre document, Verum et celebre Sibyllae Erythraeae Vaticinium (...) peculiariter ad imperii Turcici originem, medium et finem (Bib. Mazarine, Inc. 235).

   Le problème, c’est qu’on n’a recensé aucun ouvrage de la plume de ce Giovanni Anselmo Nostradamus, cité parmi les autorités prophétiques par Nazari qui va jusqu’à citer ses prophéties. Crespin, quant à lui, parle d’un rapprochement du Lys - ce qui est quand même plus flatteur que le Coq (Gallo) - et de l’Aigle (Alquila), le lion de mer (Leone del Mare) représentant Venise. Il est important en tout cas de savoir que le lion renvoie dans certains cas à la Sérénissime République, à la Serenissima Signoria, nom sous lequel on désigne Venise.

   Reproduisons le passage en italien : du pronostico de Gio. Anselmo Nostradamus, où il est question des disputes entre princes occidentaux, c’est-à-dire chrétiens qui encourageront un prince oriental, c’est-à-dire turc à en profiter :

   “Che in questi instanti anni, si credi a depirirsi & cosi dice la discordia de regni occidentali dara speranza a un grande Principe d’oriente di poter farsi signore o Patrone di quelli i quale venendo con le forze sive per distruggere il populo fidele, mettere paura & timore ad ogni uno al hora Alquila & il Gallo pacificarassi & unrassi per resistere alla forza di quello principe Orientalo con il succorso pero del Leone del Mare & similamente i ministri di Cristo saranno anche constretti a voltarsi per la diffese loro & per estinguere cosi grande fuogo (...) Per fin dove si deveno estendere questi tumulti, dice Gio. Anselmo sodetto, verro Viena & Austria saronno novi tumulti ma nella Turchia sarano varii constretti & parechiamente i bellci con puoco sicurezza del stato loro gli influssi vi accenano.”

   On en trouve l’écho chez Crespin ?

   “Car toutes les Prophéties anciennes, depuis que Dieu a faict & nommé cette France, on dict que si tost que le Lys se joindrait par mariage avec l’Aigle qu’ilz gouverneraient si bien leur Royaume qu’ilz assubiettiroyent une partie de l’Europe & jusque en l’Asie”.12

La piste “Livre Merveilleux”

   D’ailleurs, si l’on prend un recueil prophétique comme le Livre Merveilleux13, articulé autour de la prophétie de Telesphore de Cosenze - qui continue à paraître dans la seconde moitié du XVIe siècle - à ne pas confondre avec le Mirabilis Liber - on y trouve effectivement une influence vénitienne, Venise ayant été un centre important de production prophétique.14 Le Livre Merveilleux sera notamment publié en 1572 par Benoist Rigaud.15

   Une partie du très long titre du Livre Merveilleux, dont on étudiera l’ “Epistre de Frère Theolosfre (sic), hermite à (...) Antoine, noble duc de Genes” (BNF) évoque d’ailleurs certains passages de l’Epître au Roi en ce qui concerne les “tribulations advenir en leglise de Rome”.

   L’Epître à Henri II est en effet en compétition avec le Livre Merveilleux dont elle est une médiocre resucée avant de finir par se substituer à lui. On notera cependant que c’est l’autre “livre merveilleux”, le Mirabilis Liber, sous le nom de sa traduction partielle française, Recueil des Prophéties et Révélations, qui sera de préférence associé aux Centuries, dans les recueils troyens du XVIIe siècle Cf. Chomarat, Bibliographie Nostradamus, op. cit., pp. 96 - 107, tradition qui sera réactivée en 1866, par le libraire Delarue. Rappelons que la Préface à César, telle qu’elle figure en tête des “premières” Centuries a emprunté pour sa part au Mirabilis Liber, pour ce qui est des prophéties du Compendium revelationum de Jérôme Savonarole.16 Signalons cependant un recueil conservé à la Bibliothèque Municipale de Rennes et qui associe les Centuries et le Livre Merveilleux.

   Faut-il donc supposer que MDN avait le Compendium sous les yeux quand il composa son Epître à son fils ou bien est-ce le fait d’ajouts ultérieurs, lors de la refonte de la dite Epître ?17 Selon les observations de Brind’amour18, il semblerait que certains passages relevés par Couillard, dans ses Prophéties, concernent déjà le dit Compendium. Il apparaît par ailleurs que nombre de citations latines de la Préface, absentes de la version Besson, seraient notamment empruntées à l’ouvrage de Jérôme de Ferrare.

   Or, le dit Livre Merveilleux connut un nombre assez considérable d’éditions, jusque dans les années 1580.19 Curieusement, l’année 1566, date de la mort de MDN, est importante dans l’histoire de cet ouvrage :

   “Depuis le péché d’Adam (...) auront couru 190 siecle solaire (sic) qui sont cinq mille trois cent vingt ans, dedans le premier siecle qui sera le 191e (...) Nous avons déjà en ce (en cette présente année) mil cinq cens soixante six, quatre ans du dit siecle solaire qui contient vingt huict ans” (“Prophétie des Agaréens”). Ce cycle solaire de 28 ans est la base des prophéties perpétuelles dont il est question dans la Préface à César (cf. supra).

   Rappelons que sous la ligue, cette Epître à Henri II ne parut point.

   On notera que Crespin est sur la même longueur d’onde que la dite Prophétie des Agaréens en ce qui concerne l’échéance de 1583 et la conjonction Jupiter-Saturne dont on a vu qu’elle était considérée par d’aucuns comme mettant fin à 1000 ans de religion coranique.

   Antoine Crespin, pour sa part, était concerné par les affaires italiennes - il écrit souvent depuis Turin et est attaché à Marguerite de Savoie, soeur du Roi - mais également par les affaires turques. C’est ainsi qu’en 1573, était parue à Vienne (Dauphiné), une Epistre envoyée à M. Crespin Nostradamus (...) par les six philosophes d’Egipte (sic) & l’Astrologue du grand Seigneur de Constantinople (du grand Turc) etc. Il est précisément fait mention dans cette Epître d’une “prophétie qui est faicte me XXVII jour de juin 1558 à Lyon, dédiée au feu Henry grand Roy & Empereur de France, l’autheur de laquelle est mort & décédé”. Il est clair que le fait que l’Epître à Henri II prophétisât sur Venise ne pouvait laisser indifférents les Turcs.

   Signalons les recoupements suivants :

   1 - L’Antéchrist

Epître à Henri II :
“Puis le grand empyre de l’Antechrist commencera (...) deschassant à l’abomination de l’Antechrist faisant guerre contre le royal qui sera le grand vicaire de Jésus Christ”
“La puissance infernale mettra à l’encontre de l’Eglise de Jésus Christ la puissance
des adversaires de sa loy, qui sera le second Antechrist lequel persécutera icelle eglise & son vray vicaire”
“En après l’antechrist sera le prince infernal”.

Epistre de Frère Theolosfre, hermite à (...) Antoine, noble duc de Genes :
“Item des souverains papes de leglise de Romme. Et de l’estat de toute l’eglise universelle depuis le temps du dit pasteur angélique iusques au temps du dernier Antechrist. Item du temps & par le temps du dernier Antechrit & après sa mort iusques au dernier jour du jugement & en la fin du monde”

   Signalons que la prophétie des Papes attribuée à St Malachie associe la succession des papes à l’avènement de l’Antéchrist.

“Item que Antéchrist sera réputé estre Dieu (...) De ce que Antecrist viendra sera assez dit”
“En quelle cite Antecrist naistra est assez touchie (sic) cy après (...) Mais par la seconde nativité qui est yssir (sic) du ventre, Antecrist pourra naistre en Babiloine”
“Lequel Antecrist selon Joachim doit apparoistre au temps dudit 4e pasteur”.

   Et les références à l’Antéchrist se poursuivent encore et encore.

   2 - Les persécutions de l’Eglise de Rome

Epistre de Frère Theolosfre, hermite à (...) Antoine, noble duc de Gènes :
“Generalle persecution de leglise par avant l’advenement dantechrist”

Epître à Henri II :
“Icelle année sera faicte plus grande persecution à l’Eglise Chrestienne etc.”

   Un passage du titre du Livre Merveilleux ne dit pas autre chose, à propos des “tribulations qui doyvent advenir en l’Eglise de Rome”.

   3 - Gog et Magog

Epistre de Frère Theolosfre :
Sathanas sera deslié & ystra & séduira & decevra le Goth & Magoth & les assemblera en bataille”

Epître à Henri II :
“Que Dieu le créateur aye deslié Satan des prisons infernalles, pour faie naistre le grand Dog & Dogam (anagramme de Gog et Magog) etc.”

Le vrai vicaire (pape)

   On est, au XIVe siècle, à l’époque du schisme d’Occident, entre Avignon et Rome, d’où des antipapes, des “faulx papes” :

pistre de Frère Theolosfre :
“Le vray pape Vicaire”

Epître à Henri II
“Icelle eglise & son vray vicaire”
“Le grand vicaire de la cappe sera remis en son pristin estat”

   On a déjà recensé20 les versets se référant à Venise ou à Hadrie ou à d’autres dénominations équivalentes. (IX 33 : “l’unde de sainct Marc”) et abordé le problème de Gog et Magog.21

   On peut se demander si le changement, dans l’Epître, de Gog en Dog ne serait pas une allusion au Doge de Venise.22 Signalons aussi que Sénat peut aussi évoquer Venise, cité connue pour disposer d’une telle assemblée (X, 76 : “Le grand sénat discernera la pompe”, III, 65). C’est aussi le cas du Lion, symbole de Venise (I; 93 : “Lyon & coq non trop confédérés”, pourraient concerner les rapports entre Venise, “le lion des mers” et la France).

   On trouve une référence à l’Antéchrist (VIII, 78) :

   “L’Antéchrist (...) vingt et sept ans durera sa guerre”.

   Signalons ainsi le cas du dernier quatrain de la dernière centurie :

   “Le pempotam des ans de plus de trois cens”.

   Mais aussi :

VIII, 97 : “Aux fins du var changer le pompotans”
III, 99 : “Mésopotamie défaillira en la France”.

Epître à Henri II :
“Est grand cité comprenant le pempotam la Mésopotamie (potam signifie fleuve en grec) de l’Europe.”

   Il pourrait s’agir de Venise, également appelée Babylone, ville de Mésopotamie, la Vénerie étant parcourue par deux fleuves, le Pô et l’Adige.23

   On notera que Venise se situe à l’embouchure du Pô, parfois désigné dans les quatrains sous la forme Pau (II, 94 : “Grand Pau grand mal pour Gaulois recevra”).

   Mais cette même thématique semble valoir non seulement pour les Centuries VIII-X mais pour l’ensemble des Centuries. On ne compte pas le nombre d’occurrences liées à Venise ou à Ravenne qui en dépendait. Certes, il peut tout à fait s’agir d’un trait que les faussaires ont voulu imiter, cette dimension italienne ayant été identifiée mais encore conviendrait-il de distinguer entre “bons” et “mauvais” présages pour Venise. Dans le cas de VI, 75 : “Barbare armée viendra Venise craindre (c’est-à-dire menacer)”. Il semble bien plutôt qu’il s’agisse là d’une malédiction due au fait que Venise est l’alliée d’Henri de Navarre, sans rapport avec les mentions propres aux Centuries attestées par Crespin.

   Le prophétisme vénitien semble être une des sources majeures du centurisme et singulièrement des Centuries VIII-X aux côtés de La Guide des Chemins de France, signalée par Chantal Liaroutzos.24 On s’est vraisemblablement servi d’un texte en prose qui aura été versifié. D’ailleurs, on trouve dans les quatrains des accents assez désobligeants pour la France et qui pourraient somme toute surprendre sous la plume d’un courtisan comme Michel de Nostredame :

I, 16 : “Par la discorde negligence Gauloise /sera passaige à Mahommet ouvert”
III, 27 : “La langue Arabe en François translater”.

   Au demeurant, le Janus Gallicus (n° 241) attribue-t-il un quatrain, un seul (IX, 89) à la bataille de Lépante :

Sept ans aura PHILIP fortune prospère
Rabaissera des Barbares l’effort
Puis son midy perplex, rebours affaire
Ieune Ogmion abysmera son sort

   Commentaire : “Philippe II. roi d’Espagne associé avec la Ligue Saincte, obtint au commencement de ce mois (Octobre 1571) une victoire mémorable sur les Turcs au golfe de Lépante. Surius.” (p. 196)

Nostradamus traduit en turc

   Dans l’Epistre déjà mentionnée envoyée par les six philosophes d’Egypte et l’Astrologue du Grand Turc, il est question, en 1573, des “Prophéties imprimées en notre langue de Turquie, translatée (sic) de langue Françoise Latine, composée par ledict Astrologue surnommé de France (L’astrologue de France), lesquelles Prophéties le dit Astrologue Nostradamus nous a délaissées obscures & involuées pour nous mettre en peine d’entendre don intention etc.” Bien qu’ayant mentionné Nostradamus - mais lequel ? - à plusieurs reprises dans la dite Espitre, il est signalé une Epître à Henri II en date du 27 juin 1558, “l’autheur de laquelle Prophétie est mort & décédé”. Cette mention est reprise, strictement dans les mêmes termes - pour la bonne raison que l’on s’appuie expressément sur l’Epitre envoyée par les six philosophes d’Egypte etc - dans l’Epistre à la Reine Mère du Roy, c’est-à-dire à Catherine de Médicis, somme toute une italienne de Florence, concernée par les affaires italiennes : “regarde à une prophétie qui est faite le 27. Jour de Iuing 1558 etc.”

   Cette Epître à l’origine aurait été en fait nullement suivie de Centuries mais aurait constitué une Prophétie en soi, certes imitée de l’Epître de MDN à Henri II, mais ne prétendant pas être de lui. Cette Prophétie concernait notamment Venise, puissance qui ne pouvait laisser indifférent les Turcs. On y a annonçait la victoire vénitienne dès 1558, donc bien avant la victoire de Lépante de la Sainte Ligue des flottes dirigées par Don Juan d’Autriche, contre les Turcs en octobre 1571, soit avant la parution de l’Epître des six philosophes d’Egypte. Victoire à laquelle la France, au demeurant, était restée parfaitement étrangère et qui d’ailleurs ne provoqua nullement le déclin de la puissance ottomane.

   C’est dans le contexte de Lépante qu’il convient probablement de lire un verset tel que VIII, 67 : “Ferrare, Collonne grande protection”, et surtout X, 64 :

Pleure Milan, pleure Luques, Florance
Que ton grand Duc (le Doge de Venise) sur le char montera
Changer le siege près de Venise s’advance
Lors que Colomne à Rome changera.

   probablement en référence à Marcantonio Colonna (cf. aussi “Columna” in IX, 2), le principal responsable de la flotte vénitienne engagée dans la bataille.25

   Quant à l’adversaire de la Sainte Ligue, le sultan Selim II, successeur de Soliman le Magnifique, mort en 1566, la même année que MDN, son nom est omniprésent dans les quatrains, sous la forme Selin (I, 94 ; II, 1 ; IV, 77 ; VI, 42 ; VIII, 31), notamment en X, 52 : “Le grand Selin n’en sera plus patron“.

   P. Brind’amour n’associe nullement Selin au sultan de Constantinople (généralement désignée, dans les quatrains, sous le nom de Byzance) : “Port Selin sera à l’origine d’importantes invasions”.26

   Signalons aussi la géographie liée à Lépante, en Mer Egée, comme en II, 3 :

   “De Negrepont (Eubée) les poissons demi cuits (...) Quand Rhod. (Rhodes) & Gennes leur faudra le biscuit”.

   Et en II, 21 :

   “Cordes & chaines en Negre pont troussés”

   II 49 :

   “Les conquérants séduits par la Mélite/Rodes, Bisance pour leur exposant pole etc.”

   Mélite, est-ce Malte, loin du lieu des affrontements, comme le propose Brind’amour (cf. infra) ou une déformation de Mytiléne, l’ancienne île de Lesbos, également en mer Egée.27 D’ailleurs, en III, 47, on trouve bien “En Mityléne ira par port & par terre” ainsi qu’en IX 32 : “Classe agiter au port de Methelin”.

   P. Brind’amour dans son commentaire ne se réfère évidemment pas à Lépante puisqu’il part du principe que ne sont évoqués dans les Centuries que des événements connus de MDN, à la date de 1555.28 Il se situe donc sur le seul plan géographique.29

   Signalons aussi la présence de villes de Vénétie : III 75 (Vérone, Vicence), VIII, 11 (Vicence), VIII 33 (Vérone & Vicence).

   On nous annonce là, prophétiquement - mais cela n’aura pas lieu ! - la victoire de l’armée vénitienne, sous les ordres de Colonna entrant dans Rome. En attendant, la France, d’ailleurs liée aux Turcs, depuis François Ier30, ne participera pas à la bataille de Lépante, en dépit des diverses pressions, aux côtés de l’Espagne, de Venise et de Rome.

   Ce qui frappe, c’est l’unité thématique très marquée entre I-IV et VIII-X, et probablement moins évidente en V-VII, ce qui se conçoit en raison de leur composition, selon nous, plus tardive31, semble que les deux volets centurique (I-IV et VIII-X) sont dans la ligne de l’Epître à Henri II qui semble donc les introduire les uns et les autres, un groupe ayant probablement précédé l’autre.

   Nous avons affaire avec l’Epître à Henri II à un mélange de passages du Livre Merveilleux de Télesfore de Cosenze, et de délire prophétique vénitien, où l’on annonce qu’un jour Venise sera la nouvelle Rome. Dans la La Vergine Venetiana, Postel nous entretient du “Sénat de la seconde Jérusalem ou de Venise”.32

   Que conclure ? Que cette Epître au Roi, inspirée du Livre Merveilleux, en date de juin 1558 n’avait peut-être même pas initialement vocation à circuler en France et ne concernait guère les affaires de France. Ce n’est que par la suite que par son caractère nostradamique, elle aurait été intégrée, non sans être retouchée, dans le corpus centurique, en bonne place. Certes, Crespin a-t-il connaissance des quatrains - et pour cause, dans l’hypothèse où il en serait l’auteur - mais cela ne prouve nullement que la dite Epître leur était alors associée. Ce n’est pas parce que par la suite elle le sera qu’elle l’était à l’origine. Cela dit, en raison du caractère des quatrains, eux-mêmes apparemment marqués par l’esprit de la dite Epître, on peut raisonnablement penser en effet que les Prophéties (VIII-X) étaient parues sous le nom de MDN et ce parallèlement à la dite Epître signée, elle, éventuellement d’un autre nom.

   Ces considérations nous conduisent à repenser l’apparition des premiers quatrains centuriques, avant 1572 et éventuellement à réexaminer les documents dont on dispose. Crespin est un homme aux intérêts vastes, qui ne restait pas confiné à la France, stricto sensu, une sorte de prophète européen, en correspondance avec l’Orient. Il a vraisemblablement joué la carte nostradamique hors des frontières et ce d’autant que Nostradamus était bien connu en Italie, comme l’atteste la production nostradamique en cette langue, dans les années 1570. Force est de constater que la dimension prophétique de l’Epître à Henri II n’est nullement centrée sur la France. Il semble que cette Epître n’ait été intégrée au canon nostradamique que dans les années 1580 quand elle en vint à mentionner une miliade de quatrains et quand elle fut signée Nostradamus : alors la première épître que MDN avait adressée à Henri II était bien oubliée. Dans le Recueil des Présages Prosaïques33, on ne donne guère de détails sur les Présages Merveilleux pour 1557 que la dite Epître introduit ; ce n’est peut-être pas par hasard. Mais on y précise tout de même, ce qui aurait pu mettre la puce à l’oreille : “dédié à la Majesté du Roy Tres Chrestien”.

   En tout état de cause, la place des versets relatifs à Lépante, bataille donc postérieure à 1570, date supposée de parution de l’Androgyn, rend fort improbable qu’en 1570 on ait encore disposé d’un quelconque corpus centurique. En outre, faut-il souligner le fait que si un quatrain des Centuries (II, 45) concernait un événement survenu en 1570, telle la naissance de l’Androgyn - à moins évidemment de parler de prédiction ou de répétition d’un phénomène au demeurant susceptible de se reproduire - cela signifierait que le dit quatrain ne saurait être antérieur à cette année là. Brind’amour34, selon une logique radicalement différente, que ce quatrain “avait inspiré Jean Dorat et Jean de Chevigny quand naquit un androgyne à Paris, le 21 juillet 1570”.

   Face à un corpus fortement marqué par les enjeux méditerranéens, l’on aura voulu, pour donner le change, franciser l’ensemble en y introduisant des versets reprenant un corpus géographique français, c’est ce qui expliquerait le recours massif à des itinéraires de voyages, conduisant à ce succès prévisionnel que constitue la mention de Varennes, qui impressionna un René Dumézil. Par ailleurs, l’ajout de quatrains marqués par la Ligue aura contribué à masquer le caractère non français du corpus initial.

   L’exégèse nostradamique a tenté de dissimuler le caractère non français des Centuries, du moins celles attestées par Crespin, en 1572, dans ses Prophéties dédiées à la puissance divine. Le Janus Gallicus chercha à montrer ainsi que l’histoire des derniers Valois était toute entière inscrite dans les Centuries, mais on observe qu’il recourut massivement aux quatrains des almanachs, lesquels comportaient un contenu plus français. Par la suite, cependant, Jean Aimé de Chavigny se passionnera pour la question turque, avec son Discours parenetique sur les choses turques (...) où est proposé s’il est expédient de prendre les armes par communes forces & les porter iusques en Grèce & Thrace contre ce juré & pernicieux ennemi du nom Chrestien qui par toutes voyes cerche d’envahir & ruiner la Chrestienté etc., Pierre Rigaud, 1606 (BNF R 31241). En 1656, le dominicain Giffré de Rechac consacrera un volume de son projet, dont seul le premier, consacré à la fin du règne d’Henri II, parut sous le titre d’Eclaircissement des véritables quatrains de Maistre Michel Nostradamus, 1656, aux affaires turques, comme on peut le vérifier en prenant connaissance du manuscrit que nous avons découvert aux Archives Nationales. Il était annoncé, en effet, un treizième volume consacré à l’Orient et traitant “fort amplement les affaires de la Turquie, de la Grèce & de la Perse” (Préface, p. 94). Dans le manuscrit, soixante quatrains sont signalés dans ce sens.

Le thrésor des Prophéties de l’Univers

   A propos de manuscrit, il en est un qu’il ne faudrait peut-être pas négliger, il s’agit du Thrésor ou recueil des Prophéties de l’Univers, compilé par Guillaume Postel.35 Mais est-on sûr que ce texte n’a pas été imprimé ? Postel annonce qu’il est sous presse, à Poitiers, chez le libraire Marnef.36 Anne Soprani37 affirme que cette même année 1552 Postel publia un recueil de ses prophéties. Il est un fait qu’en 1552, Postel mentionne, dans La Loy Salique, au chapitre V, “le livre des Profecies de l’univers de la Monarchie de France”. On n’en connaît pas d’exemplaire imprimé ni pour 1552 ni ultérieurement mais en 1595, Claude Duret renvoie son lecteur à deux textes : “Voyez un petit discours intitulé recueil des prophéties de tous les pays de l’univers & le discours de nouvel imprimé intitulé la Première Face du Janus François” ce dernier venant de paraître en 1593 / 1594.38 Duret39 parlerait-il de ce recueil, sous le titre qui est le sien dans le manuscrit, si l’ouvrage n’avait point connu une certaine diffusion, en le mettant sur le même pied que le Janus Gallicus ? Dans les additions du Livre Merveilleux, le recueil de Postel est d’ailleurs également cité : Secret40 écrit au sujet du Livre Merveilleux : “Il ne saurait faire de doute que c’est l’oeuvre de Postel ou d’un de ses disciples, à l’époque du Thrésor ou Recueil des Prophéties puisqu’on y trouve une référence au “Recueil des prophéties de tous les peuples de l’univers (...) depuis l’an 1547 iusques à mille ans prochainement venans”. Qu’il y ait emprunt au Thrésor est une chose, que cela soit le fait de Postel ou de l’un de ses disciples ne s’impose pas, à moins d’appeler disciple tout plagiaire. Le fait est notamment que le Livre Merveilleux ne développe pas, à notre connaissance, de thématique vénitienne.

   Les raisons qui nous conduisent, en effet, à préférer le Trésor des Prophéties de l’Univers, devenu accessible depuis l’édition de 1969, au Livre Merveilleux en tant que source de l’Epître à Henri II et plus généralement d’une certaine quantité de quatrains, tiennent à un nom : Venise. On trouve dans la même Epître au Roi de nombreuses mentions de l’Adriatique : “trinacrie Adriatique”, “Ferrare maintenu par liguriens adriatiques & de la proximité de la grande Tinacrie”.

   Venise n’est pas signalée dans le Livre Merveilleux. En revanche, dans le dit Trésor, on retrouve des éléments du dit Livre Merveilleux.41 Au sujet de la “profetie de Telesfore hermite”, Postel cite le Liber mirabilis. Or, il s’agit là non pas du Mirabilis Liber mais bien - ce que Secret ne précise pas en note - du Livre Merveilleux dont Postel pourrait avoir été l’auteur de la traduction française, lui conférant ce titre qui n’existe pas dans l’original.

   Certes, on pourrait supposer que l’élément vénitien est venu par ailleurs mais peut-on se permettre d’ignorer que le prophétisme postélien accorde une large place à Venise, au sein d’un vaste corpus de textes prophétiques ? Il nous semble concevable que les faussaires aient compilé le dit Thrésor aux fins de constituer, de toutes pièces, le corpus nostradamique. Ajoutons que l’on y trouve même des extraits, explicitement indiqués, à la différence de ce qui se passe pour la Préface à César, de la “prophétie” de Savonarole.42 En vérité, nous ne pensons pas que les lecteurs s’intéressaient beaucoup à l’Epître à Henri II, il leur suffisait d’y percevoir “du” texte prophétique, et plus le dit texte était abscons et étrange et mieux cela valait, l’important étant ailleurs, dans ce qui concernait l’immédiate actualité française, le reste n’étant que decorum, la preuve étant que l’on ne s’était pas beaucoup intéressé, jusqu’ici, au fait que l’an 1792 était centré sur Venise.

   A partir du moment où on ouvre le Thrésor, on comprend mieux le rôle accordé à Venise, même si Postel, hostile à Rome, où il fut emprisonné (mort en 1581) ne fait là que reprendre des thèmes chers aux Vénitiens eux-mêmes. Qu’on en juge par ces passages tirés du dit Thrésor :

“Dieu a miraculeusement concédé à ceste seule puissance vénitienne qui est la restituée et nouvelle Rome” (Ed. Secret, op. cit., p. 46)

“La nouvelle Rome et Jérusalem, qui est Venize” (p. 169)

“Il faut, dis-je cognoistre que la mesme Providence sur Venize comme sur la vraye Rome restituée, ha esté tellement maintenue etc.”

   On trouve Gog et Magog dans le Thrésor ce qui montre bien que l’hypothèse Livre Merveilleux n’est pas incontournable (Ed. Secret, op. cit., p 182 et p. 263).

La référence à 1547 et 1557

   Dans le Thrésor, Postel insiste sur l’année 1547 et nous avons vu dans nos études consacrées à l’Epître à Henri II, qu’au XVIIe siècle, on trouvait souvent cette année là au lieu de celle de 1557, notamment dans les éditions hollandaises :

   “C’est pourquoy la generale consecration est faite pour l’univers des l’an 1547 de salut à Venise par ledict Pasteur (angélique)” (Ed Secret, op. cit., p. 250).

   Ou :

   “Tant qu’à la fin des temps en l’an 1547 de salut“.

   C’est en 1547 que Postel rencontre à Venise Mère Joanna, la “Vierge Vénitienne”.43

   Mais 1547 est aussi l’année où Henri II succède à François Ier, mort le 31 mars, alors que la date qui figure au sein de l’Epître à Henri II est celle du 18 mars (1557 / 1547). Il semble bien que Postel ait entretenu des espérances extraordinaires à propos de ce roi dont le règne débutait ainsi en cette année “merveilleuse” de 1547. Il fréquentait le roi et sa soeur Marguerite.44 On connaît un manuscrit (BNF, fonds latin 3678, fol. 44) qui nous conduit à penser que l’Epître centurique à Henri II a pu s’inspirer, en partie, d’une Epître de Postel au roi :

   “Le Roy Henry non pas sans cause le Roy des Juifs ou des Ands et Huns, second du nom , combien que (bien que) bien fort homme, toutesfois le premier des Roys du siècle (qui s’ouvre en 1547) à régner usant avec son royal aussi de l’impérial Diodem (diadéme) car c’est au seul souverain roy de tenir en soy ou de conférer seul le titre de connestable comme de l’empereur qui de son institution première soubz les deux consuls romains, n’eut onc (jamais) plus grande autorité qu’ung connestable soubz le roy.”45

   Par ailleurs, Postel est l’auteur d’une brève Epître à Henri II, en tête de son ouvrage consacré en 1552 à la Loi Salique.46

   Rappelons le passage de l’Epître à Henri II :

   “Accomençant depuis le temps présent, qui est le 14 de Mars 1547 (1557) & passant outre bien loing iusques à l’advenement qui sera apres au commencement du septiesme millénaire (...) où les adversaires de Iesus Christ & de son Eglise commenceront plus fort de pulluler”.

   On trouve les deux années, 1557 et 1547 dans les éditions des Centuries. Il semble, au premier abord, que ce soient certaines éditions d’Amsterdam qui aient remplacé 1557 par l’année postélienne de 1547 laquelle s’accordait avec le Thrésor. En 1667, chez le hollandais D. Winkermans, on trouve encore 1557 et l’année suivante, 1668, chez son confrère d’Amsterdam Jean Jansson, on a 1547, et le libraire parisien Jean Ribou l’imite en précisant que son édition est “jouxte la copie d’Amsterdam”, sans préciser laquelle (BNF 7374 Resaq). Encore en 1689 (BNF Res. P Ye 2159) et 1691 (BM Lyon B 509763), à Rouen, cette fois, chez J. B. Besongne, et sous le même titre, de Vrayes Centuries et Prophéties, la mention 1547 est toujours en vigueur, dans l’Epître à Henri II, tout comme les 24° de latitude. En revanche, en 1672, la première traduction anglaise des Centuries, comporte bien 155747, mais elle est réalisée à partir d’éditions françaises antérieures à la période hollandaise (cf. infra). Cependant, la piste hollandaise doit être abandonnée : après vérification, puisque ce chronème n’a pas été pris en compte et donc n’a pas été signalé, dans les bibliographies, dès 1627, une édition lyonnaise du libraire Jean Didier, comporte à l’Epître à Henri II l’année 1547 (BM Lyon La Part dieu 813148). Or, il s’agit là ni plus ni moins que de la plus ancienne édition conservée, selon nous. On n’aurait donc pas la preuve que la mention 1557 aurait précédé celle de 1547 et dès lors la marque postélienne s’avère plus que jamais flagrante. En effet, les 73 ans qui sont mis en avant ne le sont que par rapport à ce point de départ de 1547, ce qui donne pour échéance 1620. Il semble que peu après la parution de l’édition de 1627, on ait décidé, les années passant, de changer 1547 en 1557 - sans toucher pour autant aux 73 ans -, ce qui permettait de repousser de dix ans l’échéance, vu que ce qui avait été annoncé ne s’était pas encore produit. En conséquence, toutes les éditions comportant 1557 à l’Epître à Henri II seraient postérieures à 1627. Mais l’édition Janson serait restée fidèle à 154748 et à sa suite la version 1547 se serait maintenue parallèlement à la version 1557, figurant d’abord dans les éditions troyennes, puis à partir des années 1640 dans les éditions lyonnaises (chez Claude de la Rivière, BM 813013), ainsi que dans l’édition de Cologne, chez Jean Volcker, en 1689 (BM Lyon, B 509597).

   Selon D. Ruzo, cette édition de 1627 serait antidatée49 notamment en raison de la présence de 44 quatrains à la VII alors que les autres éditions en comportent 40 ou 42 (sauf dans le cas de l’édition Chevillot, non datée, signalée à 39 quatrains). Mais un autre trait de cette édition nous semble au contraire militer en faveur de son authenticité, l’absence des annexes à la fin de la VII et de la VIII. Il nous semble que cette politique d’additions aurait commencé ultérieurement et d’ailleurs peut-être pour dissimuler la suppression de quatrains à la fin de la VII. Précisons que ces 44 quatrains ne recouvrent nullement les 44 quatrains qui figureront en 1649 dans une édition parue au début de la Fronde et dont un quatrain comporte un anagramme de Mazarin.50

   Ci-dessous les quatrains figurant dans l’édition datée de 1627 et qu’on ne trouve pas dans les autres éditions sinon dans celle de Leyde, 1650.

Quatrain 43 :
Lors qu’on verra les deux licornes
L’une baissant l’autre baissante
Monde au milieu, plier aux bornes
S’enfuira le neveu riant.


Quatrain 44 :
Alors qu’un Bour fort bon
Portant en soy les masques de iustice
De son sang lors pourtant son nom
Par fuite injuste recevra son supplice

   Dans le Livre Merveilleux, on trouve dans les éditions comportant des annexes, le passage suivant (Paris, A. Houic, s.d., BNF Res H 2153, microfilm m 10684) :

   “Oultre les Prophéties de Telesfore (...) il (y) a en plusieurs autres des mutations & advénemens (...) et entre autres un qui se nomme Le Recueil des Prophéties de tous les peuples de l’univers : là où sont predictes les mutations des Estatz du monde depuis l’an mil cinq cens quarante sept iusques à mil ans prochainement venans etc.”

   Cet avertissement se place entre la “Prophétie de l’abbé de Cambrezy” et la “Prophétie des Agaréens ou Mahométains”, dont il pourrait constituer une sorte d’avant-propos.

   Mais dès 1551, on trouve à la fin d’une publication de Postel51 un “Catalogue ou Compte des Livres par l’Autheur, escriptz ou traduitz pour les fins que dessus”. Le premier titre en est le suivant :

   “Ung livre des Prophéties de toutz les plus célèbres peuples du monde, par lesquelles se voyt comment le Roy des Francz ou qui entre tous les Princes Occidentauls est le plus renommé, doibt tenir la Monarchie de tout le monde.”

   On peut raisonnablement penser qu’il s’agit là d’une version plus ancienne du Thrésor, tant dans son titre que dans son contenu : “peuples du monde” équivalant à “peuples de l’univers”. Ainsi, ce recueil de Postel a pu circuler dés le début des années 1550 mais n’être associé au Livre Merveilleux qu’à partir de 1566 et du Miracle de Laon (cf. infra). Il nous semble peu probable qu’il n’ait jamais existé qu’en manuscrit. Signalons cependant une formulation qui pourrait être encore plus ancienne : “Recueil des Prophéties les plus célébrés du monde par lequel il se void que le Roi François Ier doit tenir la Monarchie de tout le monde, forcément antérieure à 1547, date du décès du roi” (pièce in recueil BNF NUMM 54508).

   On trouve un autre titre dans ce même “catalogue” :

   “Les Prophéties par Rustician recolligées & imprimées en Italien à Venize”.52 Il s’agirait donc d’une traduction par Postel de ce recueil paru en latin puis en français précisément sous le nom de Livre Merveilleux. On aurait ainsi la confirmation de ce que Postel aurait été certes non pas l’auteur d’un texte bien trop ancien pour cela, mais le traducteur si l’on en croit la formule finale du dit catalogue : “Par nous aux fins que dessus traduictz ou Composez.”

   Insistons aussi sur le fait que Postel se réfère explicitement à l’astrologie et insiste sur la conjonction des années 1580 dans le titre même de son Thrésor :

   “que c’est bien tost en adviendra par la conjunction maxime qui sera l’an de grâce 1584 et monstre ja son préparatif depuis l’an 1500 et s’estendra jusques à 800 ans ou 795 ans apres comme toutes les (conjonctions maximes) passées ont faict et principalement celle qui meut Auguste et celle qui excita Charlemaigne etc.”

Livre Merveilleux, La Prophétie ou Pronostication du Ciel :
“Environ l’an de salut 1584 ou 1585 & 1586 estant mise à bas la monarchie ancienne; en sera restituée une nouvelle par le motif & effect de la maxime & tres grande conjonction qui vient de 795 ans en 795 ans (...) pour commencer au signe d’Aries une nouvelle conjonction de Saturne & Jupiter telle qu’elle fut du temps de Charlemagne fondant la monarchie française en la Gaule comme elle fut du temps d’Auguste etc (...) Il y a au dit livre (le Thrésor) plus de cent Prophéties & raisons qui conforment le mesme etc.”

   P. Brind’amour a comparé le matériau chronologique issu de l’Ecriture dans le Thrésor de Postel et dans l’Epître à Henri II.53

La date du Thrésor et le Miracle de Laon

   Il est question dans le Thrésor, du moins dans la version manuscrite, laquelle a pu faire l’objet d’additions de la part de l’auteur, d’un miracle survenu à Laon. Or cet événement, qui défraya la chronique, peut être daté tout à fait nettement. Cela eut lieu en 1566, année de la mort de MDN.54

   Quand on lit trop rapidement le Livre Merveilleux, avec ses annexes, lesquelles sont en effet inspirées du Thrésor de Postel, on ne trouve apparemment pas de référence à Laon. En réalité, il est question dans la Grande Prophetiae (sic), annexée au LM, d’un “Prêtre, natif de l’an (sic)” qui serait élu Pape. Il faut lire “Laon”. Pour Postel, ce prêtre français qui fut au coeur de l’affaire se voit ainsi désigné pour un tel destin.55 Ce point a échappé apparemment à l’investigation de F. Secret tout comme l’influence postélienne sur l’Epître à Henri II - que nous n’avions pas cernée dans le TPF - voire sur un certain nombre de quatrains qui pourraient avoir repris sous forme versifiée certains passages du Thrésor.56

   Cela dit, comme nous l’avons signalé, les rédacteurs du corpus nostradamique ont selon nous eu directement accès au Thrésor et cela tient notamment à l’importance accordée à Venise, référence totalement absente du Livre Merveilleux.

   Ainsi donc, ce n’est pas avant 1566 que le Thrésor atteignit sa forme achevée, au lendemain du “miracle de Laon” et put-être, éventuellement, imprimé. Cela coïncide assez bien avec la période à laquelle apparaît la mouture de l’Epître à Henri II, datée de 1558, selon le témoignage de Crespin (1572), que celle-ci ait été ou non initialement signée MDN. Comment, dans ce cas, n’est-il point fait référence, apparemment, dans le corpus centurique à Laon ? Méfions-nous des anagrammes : que dire ainsi de la forme lonole (X, 40), terme qui d’ailleurs figure en majuscules dans nombre d’éditions des Centuries. Dans lonole, on peut lire “lon” dans les deux sens de gauche à droite et de droite à gauche.

Le jeune nay au règne Britannique
Qu’aura le père mourant recommandé
Iceluy mort, LONOLE donra topique
Et à son fils le regne demandé

   On peut voir dans ces trois versets, l’annonce d’une succession, le père étant ici le pape et le fils étant son successeur, Lonole, le prêtre de Laon en Lannoy. Il s’agit en fait de l’évêque de Laon, Jean de Bours qui exorcisa une certaine Nicole Obry, dans des conditions qui laissèrent une forte impression sur les esprits et qui impliquèrent Catholiques et Réformés.57

   On notera que les liens entre le corpus nostradamique et Guillaume Postel n’avaient jusqu’à présent guère été mise en avant, même chez les chercheurs ayant publié sur les deux auteurs, tels que J. Céard, J. Dupèbe ou Claude-Gilbert Dubois.

Postel et la géographie

   Il est certes heureux que la recherche nostradamologique ait mis en évidence le recours à des ouvrages géographiques aux fins d’expliciter la composition de certains quatrains mais ce qui manquait encore, ce sont les raisons d’un tel procédé.58

   A ce propos, la clef postelienne pourrait éventuellement expliquer cet élément géographique. En 1570, Postel avait publié La vraye et entière description du royaume de France et ses confins avec l’adresse des chemins et distances aux villes inscrites es provinces d’iceluy. Ouvrage dédié “Au Roy”, à l’époque Charles IX. Postel s’était alors présenté comme cosmographe.59 Un tel travail ne pouvait que recouper celui de la Guide des Chemins de France.

   L’étude de cette carte de la Gaule, bien plus ample que celle de la France, et venant justifier les ambitions françaises sur le nord de l’Italie, cette Gaule Cisalpine, mérite le détour, elle est en effet extrêmement détaillée et recoupe en grande partie le contenu de la Guide. On trouve d’ailleurs dans la réédition de la Guide par Jean Bonnerot, en 1936 (Reed Slatkine, 1978), six cartes jointes en hors texte comme le Tableau géographique des Gaules, par Jean Boisseau, 1645, où l’on peut suivre les itinéraires signalés par Charles Estienne, dans son ouvrage datant de 1552. Nous pensons, en effet, que certains quatrains centuriques ont pu être rédigés avec une carte géographique sous les yeux, complétée éventuellement par quelque Guide. En ce qui concerne la carte de Postel, on observe d’une part que dans certains cas, elle ne comporte pas certains détails qui ont été placés dans des quatrains comme celui comportant le nom de Varennes, près de Fougères, en Bretagne, qui figure en revanche chez Estienne. Mais, d’autre part, cette Description couvre un espace très large, dépassant largement les limites du Royaume de France. C’est ainsi que la Gaule Cisalpine inclue jusqu’à Venise - et en fait la carte comprend la ville de Rome - que la Gaule Belgique remonte fort au Nord ; c’est probablement ce que Postel appelle les confins du Royaume. La carte s’étend également du Sud de l’Angleterre au Nord de l’Espagne. En définitive, une grande partie des villes citées dans les quatrains et ce notamment dans les Centuries VIII-X, se retrouvent sur la carte de la France de Postel, depuis Pampelune jusqu’à Sinigalia, deux villes situées à l’extrême gauche et à l’extrême droite de la carte de Postel60 et notons simplement ces particularités qui ne sont peut-être pas fortuites même si la quantité industrielle de noms de lieux émaillant les Centuries n’en dépasse pas moins le cadre de la Description, mais cela peut tenir à l’adjonction d’autres sources lesquelles pourraient avoir brouillé les pistes. Il n’est pas prudent de considérer le corpus centurique comme étant d’un seul tenant et il est préférable d’en dégager les diverses strates historico-politico-géographiques.

   Ci-dessous, donc, à toutes fins utiles, quelques recoupements possibles entre la Description de Postel et certains quatrains :

VIII, 26
Le grand qui tient ne tient vouldra Pamplonne

X, 8
De Senegalia le Conte à son filz propre

II, 85
Bruit d’arme au ciel : mer rouge Lygustique

   Cette mer ligustique est bien présente sur la carte de Postel, elle qualifie la mer au large de Génes (mare ligusticum), tout comme l’est la Sicile.61

   La Description de Postel mentionne également la Germanie que l’on retrouve au quatrain IX, 90 :

Un capitaine de la grand Germanie

   et X, 31 :

Le Saint empire viendra en Germanie

   On notera que cette mention figure cette fois dans le groupe des premières centuries. Or, dans la Préface à César, il n’est fait mention d’aucun nom de ville, ce qui montre le décalage entre la dite Préface et les quatrains qu’on lui a par la suite adjoints ou auxquels elle s’est adjointe. Le contraste est ici flagrant avec le cas de l’Epître à Henri II, laquelle est beaucoup plus en phase, d’une façon générale, avec le contenu des Centuries. On ne s’étonnera donc pas que les éditions hollandaises des années 1667 - 1668 ne comportent pas la dite Préface à César, remplacée en quelque sorte par le “Brief Discours sur la Vie de M. De Nostredame”, issu du Janus Gallicus (1594) lequel d’ailleurs va perpétuer une fausse description du corpus, sans que cela semble avoir gêné qui que ce soit : “dont trois se trouvent imparfaites, la 7. 9 & 11” au lieu de 7, 11 et 12. Il semble que l’insertion du “Brief Discours” ait débuté dès 164962 mais sans aucune épître. Cette édition comportant le Legis Cautio et 42 quatrains à la VII, augmentés des annexes à la VII63 et à la VIII, aurait donc été augmentée de l’Epître à Henri II dans sa mouture hollandaise. La Préface à César, quant à elle, présente dans les éditions troyennes, ne refera son apparition dans les éditions des Centuries comportant le Brief Discours qu’à la fin du XVIIe siècle, en France, comme c’est le cas pour l’édition rouennaise de 1691, chez J. B. Besongne (BM Lyon B 509763), des Vrayes Centuries et Prophéties.

   On ajoutera un autre argument à l’idée selon laquelle une des sources des Centuries serait une carte géographique, c’est la mention de latitudes dans l’Epître canonique à Henri II, lesquelles latitudes figurent bel et bien dans l’encadrement de la dite carte de Postel, selon les mêmes conventions que de nos jours.

   Dans son épître à Charles IX, en date du 31 octobre 1570; placée dans un coin de la Description, Postel, suivant les traces de Claude Ptolémée, astronome, astrologue et géographe, cite ses prédécesseurs en cartographie, Oronce Finé, Jean Jolivet, l’italien Paolo Forlani. On reste perplexe sur l’articulation de données géographiques par rapport au discours prophétique. Certes, il est à peu près avéré que certains versets se font l’écho d’événements révolus mais il faut probablement aussi faire la part d’un système prévisionnel, à base peu ou prou divinatoire et l’on peut se demander s’il n’y a pas là quelque procédé divinatoire, susceptible de localiser les événements, peut être par quelque recours aux nombres.

   Donnons quelques exemples de l’utilisation des degrés de latitude, dans l’Epître à Henri II :

   I° “seront trois régions par l’extreme différence des ligues, c’est à savoir la Romanie, la Germanie, l’Espaigne qui seront diverses sectes par main militaire, délaissant le 50 & 52 degrez de hauteur & feront tous hommage des religions lointaines aux régions de l’Europe du Septentrion de 48 degrez d’hauteur etc.”

   2° “tellement que la venue du Sainct Esprit procédant du 48. Degré sera transmigration, deschassant à l’abomination de l’Antechrist etc.”

   Le 48° degré de latitude concerne Paris tandis que les 50-52e pourraient bien être en rapport avec l’Angleterre.

   3° “celle qui avoit demeuré tant long temps sterile procédant du cinquantiesme degré qui renouvellera toute l’eglise Chrestienne”.

   4° “En l’Adriatique sera faicte discorde grande, ce que sera uny sera séparé approchera de maison ce que paravant estoit & est grand cité comprenant le Pempotam la Mésopotamie de l’Europe à quarante-cinq & autres de quarante ung, quarante deux & trente-sept & dans iceluy temps & en icelles contrées la puissance infernale mettra à l’encontre l’Eglise de Iesus-Christ”.

   A quoi correspond le 45e degré de latitude ? Cela ne tombe pas très loin de Venise. Quant aux latitudes de 41° et de 42°, elles encadrent Rome qui est à peu près à la même que Constantinople, autour de 41° mais aussi que Madrid. Quant à 37°, cela passe notamment par la Sicile.

   En réalité si on examine de plus près les différentes éditions, on observe des variantes quant aux degrés de latitude, ce qui pourrait éventuellement servir à classer les éditions. On étudiera les points 2 et 3 :

   1590 (Cahors) : 48 et 50.

   1605 : 48 et 5, “cinquiesme” (sic).

   1672, Londres, Th. De Garencières : 48° et 5° (“fifth Degree”)

   S.d., Du Ruau : 48 et 50.

   L’édition 1605 est très probablement postérieure à l’édition Du Ruau non datée, elle comporte non seulement la forme 5° au lieu de 50° mais la série 50-52-48 devient 50-52-40 !

   1611, Pierre Chevillot : 48° et 50°.

   Benoist et Pierre Rigaud : 48° et 50°.

   1667-1668, Amsterdam : 24e Degré (soit la moitié de 48) et 50e degré (Reed 1866 et S. Hutin, Paris, P. Belfond, 1972).

   Grâce au chronème des latitudes, nous pouvons classer les éditions : groupe 48-50, groupe 48-5 et groupe 24-50, ce qui permet de préciser des filiations entre éditions. L’édition Chevillot descendrait de l’édition de Cahors (tout comme l’édition parisienne datée de 1603, chez Sylvain Moreau qui a le même profil chronémique, Nouvelle Prophétie (...) dédié (sic) au Roi, Bib. Arsenal 8° S 14343, mais ne comporte que le second volet (cf. infra) et aurait servi de maquette pour les édition pseudo-rigaldiennes : l’aspect curieux de l’affaire, c’est que cette édition à douze centuries constituerait ainsi, assez étrangement, si nous en restions là, un chaînon entre deux éditions à dix centuries qui présentent de nombreuses ressemblances. Les éditions hollandaises des années 1660 constituent le départ d’un groupe qui se prolongera jusque sous le Second Empire. Enfin, l’édition du Ruau conduit à l’édition de 1605 - laquelle serait à la base de la première édition anglaise des Centuries, qui en adopte les modifications (1672) - mais avec des erreurs de chiffres de latitudes et probablement aux éditions hollandaises, avec également des changements au niveau des latitudes, encore que les changements ne soient pas les mêmes dans les deux cas. Il en est de même pour l’édition, Lyon, 1568 (BM Lyon B 509203) comportant une vignette avec le même personnage en buste que pour l’édition 1605, on trouve également 5° au lieu de 50° et en outre 40° au lieu de 48°, dans la série 50-52-48. Toutes ces éditions dérivées de Du Ruau ont en commun le chronème Legis Cautio alors que la série Cahors-Chevillot-Rigaud comporte le Legis Cantio. On comprend combien la mise en évidence de chronèmes est ici essentielle. Or, les bibliographies de Nostradamus parues en 1989-1990 ne recourent absolument à cette méthodologie dans leur description du corpus nostradamique et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’elles sont contraintes de se fier aveuglément aux indications de date complaisamment fournies. Sans la mise en évidence de chronèmes, comment pourrait-on déterminer quelle édition est la plus ancienne ? Bien entendu, il ne suffit pas de relever des variantes, encore faut-il établir la norme à partir de laquelle des formes corrompues dérivent et sont donc postérieures.

   Nous avons donc pu reconstituer le système des latitudes exposé dans la dite Epître, en choisissant pour référence l’édition de Cahors. Tout semble devoir se jouer, in fine, entre le 48e et le 50e degrés de latitude nord, qui encadrent Paris lequel se trouve à proximité du 49e degré. On est en tout cas bien loin de l’Italie. Toutefois, une cité se situe sur le 48° degré et qui jouait alors un rôle important, c’est Vienne, en Autriche, dans une région de confrontation avec les Turcs.

   Reprenons le passage de l’Epître à Henri II autour de ces latitudes :

   “Puis le grand Empire de l’Antéchrist commencera dans la Atila & Zersés descendre en nombre grand & innumerable, tellement que la vue du Saint Esprit procédant du quarante-huitieme degrez sera transmigration, déchassant l’abomination de l’Antéchrist faisant guerre contre le royal qui sera le grand Vicaire de Iesus Christ & contre son Eglise (s’en suivra) la pullulation de la neuve Babylone fille misérable augmentée par l’abomination du premier holocauste & ne tiendra tant seulement que septante trois ans sept moys puis après en sortira du tige celle qui avoit demeuré tant long temps stérile, procédant du cinquantiesme degré qui renouvellera toute l’Eglise Chrestienne etc.”

   Notre interprétation sera la suivante : l’antéchrist se manifeste sur le 48° degré de latitude, ce sont les Turcs s’emparant de Vienne. Ils y resteront 73 ans et seront chassés par les Français, venant du 50° degré de latitude. Ce qui est assez sidérant, c’est que tout au long du XVIIe siècle et notamment lors du siège de Vienne, en 1683, les éditions des Centuries qui circulaient comportaient 24° au lieu de 48° ou bien 5° au lieu de 50°, notamment dans les éditions hollandaises qui comportent 24° - soit la latitude de Calcutta ! - et il faudra, ironie du sort, attendre les éditions du XVIIIe siècle pour que les bons chiffres réapparaissent, dans les éditions pseudo-rigaldiennes. Encore qu’en 1866, à l’occasion du troisième centenaire de la mort de MDN, soit réapparue à Paris l’édition d’Amsterdam de 1667 (Winkeermans) - non pas celle de 1668 (Janson aWaesberge & Veuve de feu Elisée Weyerstraet) - avec 24° au lieu de 48° de latitude. Les deux éditions hollandaises, dans l’Epître à Henri II, comportent 24° mais celle de Winkeermans (cf. supra) a 1557 là où celle de Janson a 1547. Or l’édition de 1866 a les chronèmes 1557 et 24°, elle est donc dans la ligne de Winkermans. Encore eut-il fallu que les exégètes accordassent quelque importance à ces chiffres, ce qui ne semble, de toute façon, pas avoir été le cas. L’édition 1866 n’est pas dérivée de l’édition Chevillot laquelle comporte respectivement 48° et 50°, mais bien de l’édition Winkermans, dérivée de l’édition Chevillot et c’est apparemment cette édition hollandaise de 1667 qui remplaça 48° de latitude par 24.

   Trop souvent, les nostradamologues nous semblent fonctionner dans l’abstrait alors que le corpus prophétique comporte une dimension politique évidente. On ne peut se contenter de dire que telle édition est parue en telle année, encore faut-il expliquer quels en étaient les enjeux, cerner le contexte politico-religieux dans laquelle celle-ci s’inscrit. Rien n’est gratuit dans ce domaine. Ce n’est qu’au prix de divers recoupements que l’on peut dater un texte et la mention figurant sur celui-ci ou signalée dans telle recension plus ou moins tardive, ne sera jamais qu’un élément d’appréciation parmi d’autres. En conclusion, le phénomène centurique, au sens où on l’entend généralement, n’a pris véritablement forme, du moins pour les deux tiers environ du corpus, que dans les années 1570 - 1572.; il n’appartient ni à l’époque de Nostradamus ni même aux années qui suivirent immédiatement son décès. Certes, le décès de Nostradamus a pu susciter une production posthume - encore faudrait-il que cela apparut au titre comme c’est le cas notamment pour les références à des documents “délaissez”, retrouvés dans la “bibliothèque” de l’auteur mais cela ne concerna pas selon nous, dans un premier temps, le corpus centurique qu’il fallut au demeurant le temps de composer. La décennie 1570 nous apparaît, ainsi, comme fondatrice du centurisme nostradamique alors même que si l’on consulte les travaux bibliographiques lyonnais de M. Chomarat et de R. Benazra, on a l’impression d’une sorte de creux entre 1568 et 1588, soit vingt ans durant lesquels aucune édition des Centuries ne serait parue. Nous avons signalé que la production crespinienne ou colonienne64, laquelle recourt, puise dans le vivier centurique, prend bel et bien naissance en cette décennie des années Soixante-dix du XVIe siècle : premières attestations de la circulation des quatrains et aussi, comme nous le signalions plus haut, un contexte politique méditerranéen, ce qui restera un grand thème de l’exégèse nostradamique des années 159065 plus encore que purement français, très riche. Par ailleurs, au lieu d’avoir affaire à une ribambelle de personnages dont on ne sait quasiment rien, nous disposons avec Guillaume Postel d’un auteur de premier ordre.

Jacques Halbronn
Paris, le 14 février 2004

Notes

1 Cf. “La carence nécrologique des éditions datées de 1568“, Espace Nostradamus. Retour

2 Cf. “La fortune des emprunts à Leovitius dans les deux épîtres nostradamiques datées de 1558” et “Le cas de l’édition de 1558 des Prophéties Centuriques”, in “Le problème des éditions datées du vivant de Michel de Nostredame”, Espace Nostradamus. Retour

3 Cf. “La question des échéances nostradamiques et le recoupement par les traductions”, “La révolution “anaragonique” ou les Centuries comme commentaire des textes en prose”, “Les chronologies officielles des quatre premières éditions des Centuries”. Retour

4 Cf. “Jean Dorat et la “miliade” de quatrains”, sur Espace Nostradamus. Retour

5 Cf. Documents inexploités sur le phénoméne Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

6 Cf. “Michel de Nostredame face à la critique nostradamique”, Site Cura.free.fr. Retour

7 Cf. “Du rôle méconnu des exégètes des centuries au XVIIe siècle“, Espace nostradamus. Retour

8 Cf. “Le rôle des vraies épîtres dans la datation du faux centurique”, Espace Nostradamus. Retour

9 Cf. C. Bec, Histoire de Venise, Paris, PUF, 1998, p. 90. Retour

10 Cf. La République du Lion. Histoire de Venise, Paris, Librairie Académique Perrin, 1988, p. 183. Retour

11 Cf. notre étude sur les traductions des textes nostradamiques en rapport avec les échéances prophétiques. Retour

12 Cf. Epistre demonstrative, faicte à très haulte & tres puissante Princesse, Madame Elisabeth d’Autriche, fille d’Empereur & Royne de France, Paris, N. Du Mont, BNF. Retour

13 Cf. J. Halbronn, Le texte prophétique en France, ch. 14, Tome II, Lille, ANRT, L. Boiron, Le Livre Merveilleux. Un exemple de messianisme royal, en France, à la fin du Moyen Age, Maîtrise, Université Paris X, 1987. Retour

14 Cf. Le Texte Prophétique en France, formation et fortune, volume II, Lille, ANRT, 2002, pp. 513 et seq. Retour

15 Cf. BNF R 2527. Voir Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002, p. 113. Retour

16 Cf. l’étude de P. Brind’amour sur les emprunts et les retouches faites à cet ouvrage, Les premières centuries ou prophéties, Genève, Droz, 1996, pp. 6 et seq. Retour

17 Cf. notre Texte Prophétique en France, op.cit., p 1062. Retour

18 Cf. Les Premières Centuries, op. cit., pp. 7 - 8. Retour

19 Cf. en 1587 une édition à Carmagnole, Bib. Mazarine. Retour

20 Cf. “L’importance des leitmotive pour l’herméneutique nostradamologique”. Retour

21 Cf. “L’épître à Henri II et les commentaires et paraphrases des Ecritures Saintes”, Espace Nostradamus. Retour

22 Cf. aussi VIII, 80 : “Tant de maulx faitz par moyen se grand Roge”. Retour

23 Cf. sur cet usage, E. Concina, “Le plus grand chantier de l’Occident: l’Arsenal”, Venise 1500, Autrement, 22, p. 44. Retour

24 Cf. “Les prophéties de Nostradamus. Suivez la guide”, Lyon, Réforme, Humanisme, Renaissance, 25, 1986. Retour

25 Cf. G. B. Amaltheo, Canzone a (...) Marcantonio Colonna General dell’armata di Santa Chiesa, sopra la vittoria seguita contra l’armata Turchesca, Venise, 1572. Retour

26 Cf. Les premières Centuries, op. cit., pp. 180 et 194. Retour

27 Sur le rôle de cette île dans la genèse des Protocoles des Sages de Sion, voir Le sionisme et ses avatars, au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002, pp. 204 - 216. Retour

28 Cf. Les Premières Centuries ou Prophéties, Genève, Droz, 1996, pp. 200 et 221, 264, 397. Retour

29 Cf. H. Pigaillem, La Bataille de Lépante (1571), Ed. Economica, carte p. 32, P. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Les événements, la politique et les hommes, Paris, A. Colin, 1990. Retour

30 Cf. C. D. Rouillard, The Turks in French History Thought and Literature (1520 - 1660), Paris, Boivin, pp. 360 et 412. Retour

31 Cf. notre étude in Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cit. Retour

32 Cf. Vierge Vénitienne, traduction, Paris, Chacornac, 1928, p. 40. Retour

33 Cf. B. Chevignard, Présages de Nostradamus, Paris, 1999, p 283. Retour

34 Cf. Les premières centuries ou Prophéties, op. cit., p. 259 note. Retour

35 Cf. BNF, site Richelieu, Manuscrit fonds Français, 2113, fol. 27-124. Voir l’édition de F. Secret, La Haye, Nijhoff, 1969, pp. 6 et seq. Retour

36 Dans le De Foenicum, 1552, BNF Res X 1728. Voir Des Billons, Nouveaux éclaircissements sur la vie et la mort de Guillaume Postel, Liége, 1773, Reed. Slatkine, 1970, pp. 45 - 46. Retour

37 Cf. Les rois et leurs astrologues, Paris, Ed. MA; 1987, p. 115. Retour

38 Cf. Discours de la Vérité des causes et effets des décadences, Paris (sic), B Rigaud, 1595, p. 393, BNF R 34670. Retour

39 Cf. notre étude sur Encyclopaedia Hermetica, rubrique Astrologica. Retour

40 Cf. “Guillaume Postel et les courants prophétiques de la Renaissance” , Studi Francese, 1957, 3, p. 389. Retour

41 Cf. Ed. Secret, op. cit., pp. 249 et seq. Retour

42 Cf. Ed. Secret, op. cit., p. 181. Retour

43 Cf. Prime nove del Altro Mondo cioe l’admirabile Historia (...) Intitulata La Vergine Venetiana, Venise, chez l’auteur, 1555, BNF. Retour

44 Cf. C. G. Dubois, Celtes et Gaulois, op. cit., pp. 82 - 83, 157 - 158 ; M. Kuntz, Guillaume Postel. Prophet of the restitution of All Things. La Haye, M. Nijhoff, 1981, p. 100. Retour

45 Cf. la thèse de S. Stahlman, Guillaume Postel. Ein Beitrag zur Geistesgeschichte des sechzehnten Jahrhunderts, Göttingen, 1956, BNF 4° Theta Gött-ph 116, p. 62. Retour

46 Cf. BNF Res Fontanieu 214. Voir W. Bouwsma, Concordia Mundi. The career and thought of Guillaume Postel (1510 - 1581), Harvard University Press, 1957, p. 226. Retour

47 Cf. Prophecies or Prognostications of Michael Nostradamus, Londres, p. 300, BNF. Retour

48 Sur 1547, et les éditions d’Avignon, voir D. Ruzo, Le Testament de Nostradamus, Monaco, Le Rocher, 1982, pp. 84 - 85. Retour

49 Cf. Le Testament de Nostradamus, Monaco, op. cit., pp. 52, 299, 318 et seq. Retour

50 Cf. D. Ruzo, Le Testament de Nostradamus, op. cit., pp. 327 et seq. Retour

51 Cf. Les raisons de la Monarchie, s.l.n.d., BNF, p. XLVII. Retour

52 Sur le rôle du dominicain Rusticanus dans l’édition du recueil télesphorien, voir M. Reeves, The influence of Prophecy in the later Middle Ages. A study in Joachimism, Oxford, Clarendon Press, 1969; pp. 173 et 343 et TPF pp. 518 et 522. Retour

53 Cf. Nostradamus astrophile, Ottawa, Presses de l’Université, 1992, p. 206. Retour

54 Cf. G. Weill et F. Secret, Vie et caractère de Guillaume Postel, Milan, Arché, 1987, pp. 127 - 128 et TPF, p. 531. Retour

55 Cf. aussi Thrésor, Ed. Secret, op. cit., p. 262. Retour

56 Cf. le développement de F. Secret, “Jean Dorat, les prophéties de Nostradamus et Henri III, au sein de son étude “De quelques courants prophétiques et religieux sous le règne de Henri III”, Revue de l’Histoire des religions, Paris, PUF, 1967, pp. 26 et seq. Retour

57 Cf. Guillaume Postel et Jean Boulaese, De summopere (1566) et le Miracle de Laon, Ed. I. Backus, Genève, Droz, 1995, p. 13. Voir aussi M. Kuntz, G. Postel, op. cit., p. 133. Retour

58 Cf. “Réflexions sur les méthodes de travail des nostradamologues”, Site Cura.free.fr. Retour

59 Cf. BNF, Département des Estampes Grande Réserve. Ge. D 7668, au Département des Cartes et Plans. Retour

60 Cf. sur ce sujet notre Texte Prophétique en France, pp. 1129 et seq. notre étude sur le Site du Cura.free.fr : “Le bilan des nostradamologues”. Retour

61 Cf. quatrains VIII, 81 et 84 ; IX, 42. Retour

62 Cf. Ed. Rouen, J. Cailloué, J. Viret & J. Besongne, BM Lyon 343003. Retour

63 Cf. Ruzo, Testament de Nostradamus, op. cit., pp. 261 et seq. Retour

64 Sur le phénomène de la famille Coloni, voir “L’iconographie nostradamique et le Kalendrier des Bergers”, “Pour une histoire de l’érudition nostradamologique”, sur Espace Nostradamus, “Réflexions sur les méthodes de travail des nostradamologues”, Cura. free.fr. Retour

65 Cf. “Du rôle méconnu des exégètes des centuries au XVIIe siècle”. Retour



 

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