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ANALYSE

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Remontrances à un ami nostradamologue à ses heures

par Jacques Halbronn

“Le fait que la Bible soit inspirée et exempte d’erreurs ne signifie pas que le texte lui-même ait été transmis sans faute. La première tâche est de reconstruire l’original du mieux possible en comparant les textes hébreux et grecs avec les traductions autorisées, ainsi que d’autres traductions anciennes.”1

“Il ne peut donc y avoir une démonstration réellement scientifique quand la foi impose une conclusion anticipée, si bien même que si la démonstration correctement conduite aboutissait à une conclusion incompatible avec le dogme, le croyant est obligé de la désavouer.“2

    Je ne vous trouve vraiment pas, cher ami, très raisonnable face à la querelle qui agite en ce moment le milieu des nostradamologues. Résumons vos positions - en tout cas celles que vous paraissez avoir adoptées pour l’heure - pour y voir un peu clair ou du moins telles qu’elles ressortent et sont impliquées par vos propos ou plutôt voyons comment se comporterait quelqu’un d’un peu plus raisonnable que vous ne semblez l’être.

   Vous avez entendu dire qu’il y avait des quatrains qui pouvaient difficilement avoir été composés avant certains événements postérieurs à certaines éditions ; eh bien vous pourriez parler d’interpolations intervenues dans le texte, des rajouts réalisés par des disciples un peu trop zélés. L’ennui - on le sait bien - c’est qu’en admettant qu’interpolation il y a eu, cela laisserait entendre que les éditions qui ont été conservées ne sont pas les premières puisque précisément elles auraient été interpolées et cela vous gène beaucoup parce que vous avez, si l’on veut, peur du vide.

   On vous a fait remarquer que les deux premières éditions supposées parues en 1555 et 1557 ont quelques particularités qui laissent entendre que ce ne sont pas les premières. Comment se fait-il en effet qu’une toute première édition puisse comporter 353 quatrains ou plutôt 3 centuries suivies de 53 quatrains ? On aurait quand même préféré une première édition à 3 centuries qui aurait précédé la dite édition “augmentée” et ce d’autant qu’il traîne dans les catalogues un titre qui nous parle d’une addition de 35 “articles” à la “dernière centurie”, et qui plus est en date de 1560. Et puis, comble de malchance, on a le même souci avec une édition Antoine du Rosne 1557 de la Bibliothèque de l’Université d’Utrecht (Pays Bas) et qui comporte un avertissement latin à la fin de la VIe Centurie, suivie, cette fois, de 42 quatrains à la VIIe Centurie. Encore une édition qui se termine par une centurie incomplète, c’est une maladie ! Et là encore, l’on aurait préféré avoir une édition à six centuries se terminant par un avertissement “final” en latin et qui aurait précédé une autre édition avec le dit avertissement suivi d’un supplément comme c’est justement le cas de la dite édition conservée à Utrecht. Vous voyez où je veux en venir, cher ami ? Ces deux éditions semblent exiger d’avoir été précédées de deux autres éditions non encore augmentées. Et d’ailleurs, on ne voit pas ce qui vous dérange : il peut très bien manquer des éditions, cela arrive chez les meilleurs auteurs Ah oui, nous savons, nous comprenons, le vide, la peur du vide, toujours la même histoire !

   Et puis, il y a le problème des variantes qui a intéressé quelques chercheurs et encore assez récemment un Pierre Brind’amour.3 Et le pire, c’est que ces variantes ne concernent pas uniquement les quatrains, à propos desquels on peut discuter sans fin étant donné leur obscurité, mais aussi le contenu même des Epîtres, dont il semble bien que nous ne possédions plus que des moutures abâtardies et d’ailleurs terriblement semblables. On s’attendrait en effet à ce que les éditions supposées les plus anciennes comportent des archaïsmes qui auraient disparu par la suite ou qu’elles aient pu par la suite être suivies d’éditions corrompues par des coquilles ou des erreurs de copistes mais souvent les dites éditions apparaissent, bien au contraire, comme singulièrement modernes. En fait, normalement, quand on essaie de rétablir un texte et que ce texte ne correspond à aucune édition connue, on suppose qu’il s’agit d’une édition disparue : ah oui, c’est vrai, on oubliait, là encore on touche à un sujet qui fâche : le vide, toujours le vide !

   Et pourtant les spécialistes de la critique biblique, eux, n’ont pas vos scrupules : ils sont tout disposés à accepter des interpolations, des versions reconstituées, ils ne prétendent pas que ce qui est conservé suffit et que rien ne l’a précédé. Ah oui ! Mais Nostradamus, c’est autre chose. Certes, c’est plus proche, cela ne date que du XVIe siècle, c’est l’époque où l’imprimerie bat son plein et où les bibliothèques conservent ce qu’il y a à conserver.

   Mais de toute façon, la thèse d’une parution du vivant de Nostradamus semble bien difficile à tenir, les témoignages manquant terriblement; vous pourriez alors vous rabattre, sans perdre la face, sur de premières éditions posthumes, parues au lendemain même de la mort de Michel de Nostredame. On aurait retrouvé les Centuries parmi ses papiers manuscrits, dans sa bibliothèque, avec sa correspondance, avec les brouillons de ses almanachs, comme c’est précisément le cas. On peut se demander pourquoi vous rechignez à adopter la thèse posthume. Ah oui, c’est vrai, que faire de ces éditions datées de 1555 et de 1557, sans parler de l’Epître au Roi datée de 1558 alors que Nostradamus n’est mort qu’en 1566 ? L’idée de contrefaçon vous répugne, il n’y a pas de fumée sans feu. Et puis il y a ces deux épîtres, à César et à Henri II, bel et bien datées du vivant de Michel de Nostredame. Le problème, c’est qu’on a plusieurs versions de ces Epîtres et que, notamment, celle qui est adressée à Henri II et datée de 1558 fait double emploi avec une précédente Epître au roi, que Nostradamus avait placée en tête de ses Présages Merveilleux pour 1557 et donc nécessairement rédigée à une date antérieure.4 Alors, cette fois, ce n’est pas le vide, c’est le trop-plein !

   Et si l’on vous dit que ces fameuses épîtres étaient supposées avoir été écrites mais non publiées - une sorte de testament en quelque sorte - ce qui permettait évidemment d’annoncer des événements survenus d’ici la parution posthume, vous nous direz que l’on a bien félicité Nostradamus pour la justesse de ses prophéties et ce de son vivant. Mais il ne faudrait quand même pas oublier ce qu’on trouve dans les almanachs - avec leurs quatrains - et autres pronostications annuelles.

   Par ailleurs, vous n’êtes pas obligé d’admettre que toutes les Centuries étaient parue de son vivant ou juste après sa mort, il ne semble pas cependant que cela vous excite beaucoup d’accepter un train supplémentaire de centuries une ou deux décennies plus tard. Il faudrait pour vous satisfaire qu’au moins dix centuries aient été achevées et publiées dès les années 1550. Et pourtant là, vous n’avez pas d’édition conservée à dix centuries parues du vivant de Nostradamus, les éditions Antoine du Rosne 1557 ne comportant que sept centuries. Reconnaissez-donc au moins qu’il y a là un trou dans votre système ou bien a-t-il fallu attendre 1568, soit deux ans après la mort de l’ “astrophile” ?

   Le problème, comme vous savez, c’est qu’encore en 1572, Antoine Crespin s’amusant, discrètement, dans ses Prophéties dédiées à la Puissance Divine, à combiner des versets semble tout ignorer des Centuries V, VI et VII, celles supposées parues en 1557. Comme s’il n’avait connu que l’édition Macé Bonhomme à 4 centuries (I à IV) et le second volet de l’édition de 1568 avec les Centuries VIII à X, comme semble le supposer Robert Benazra. Allez savoir, n’est-ce pas ?

   Evidemment, en 1588, on trouve des éditions parisiennes qui indiquent que l’on a réalisé une addition après le 53e quatrain mais cette indication ne figure pas dans les éditions de 1557, supposées parues 30 ans plus tôt. Cela ne plaide-t-il pas pour le moins en faveur d’une édition intermédiaire manquante entre l’édition Macé Bonhomme 1555 et les éditions Antoine du Rosne 1557 ? Vous reconnaissez que l’on comprendrait mieux mais cela fait trois éditions manquantes sur cinq, c’est beaucoup : celle à 3 centuries, celle avec mention de l’addition de 53 quatrains, celle de l’addition aux 53 quatrains (Macé Bonhomme), celle à six centuries, celle de l’addition à la VIe centurie (Antoine du Rosne). Ça fait quand même beaucoup, en effet ! Et puis cela n’explique toujours pas cette addition de 39 articles qui aurait été effectuée en 1560 : à quoi correspondent donc ces articles ? A la IV, à la VII ? Vous dites qu’il vaut mieux oublier cette édition de 1560 qui a l’avantage de ne pas avoir été conservée, bien que signalée en détail dans les éditions parisiennes de 1588, lesquelles comportent la marque d’une addition au milieu de la IVe Centurie.

   Vous admettrez bien, cher ami, que le cas des éditions supposées parues du vivant de Nostradamus n’est pas vraiment simple ! Et pour cause car, voyez vous, à notre avis, il s’agit là de diverses éditions antidatées et n’offrant guère entre elles de cohérence chronologique. C’est souvent ce qui se passe dans ces cas là, quand on s’amuse, à différentes époques, à fabriquer du faux ancien, l’ensemble résultant d’entreprises non concertées n’est guère satisfaisant et c’est même là un indice significatif d’une tradition de contrefaçon.

   Mais passons au contenu des quatrains centuriques, est-ce que vous admettez que l’on puisse y trouver un écho à des événements survenus après 1555 ou en tout cas après 1558, pour prendre la date des deux Epîtres à César et à Henri II ? Je ressens quelque gène chez vous, sur ce point également. Décidément, rien n’est simple !

   Essayons tout de même de formuler votre point de vue et vous me direz si je trahis votre pensée. Vous considérez que les quatrains centuriques parlent d’événements antérieurs aux années 1550 ou alors beaucoup plus tardifs, disons correspondant au XVIIe siècle, en gros à partir du règne de Louis XIII et au delà. La période délicate, si je vous suis bien, pour vous, c’est la seconde moitié du XVIe siècle. Est-ce que je me trompe ? Si je vous suis bien, Nostradamus n’aurait donc rien annoncé de frappant pour les années 1560 à 1590. Et pourtant tel n’est pas l’avis du commentaire du Janus Gallicus, datant de 1594 et qui propose tout un ensemble de recoupements.

   Mais essayons de comprendre les raisons d’une si extrême prudence mais encore faudrait-il que vous m’expliquiez pourquoi Nostradamus aurait pris la peine de traduire en quatrains des événements déjà connus lors de la parution des centuries ; en quoi cela aurait-il pu le rendre célèbre, à si peu de frais ? Vous me dites que ce qui a eu lieu dans le passé pourra à nouveau avoir lieu dans l’avenir, que c’était là le pari de Nostradamus comme on parlera, un siècle plus tard, du pari de Pascal. Vous êtes en train de nous expliquer que les mêmes quatrains peuvent valoir à plusieurs reprises. C’est en tout cas la doctrine de Brind’amour (op. cit.) : Nostradamus ne se fait jamais l’écho direct d’un événement datant d’après 1554 et si un quatrain vaut pour après 1554, ce n’est là que la répétition d’un événement déjà accompli à cette date. Bonne précaution, en effet, car autrement, on pourrait parler comme on disait au début de notre entretien d’interpolation. Pour le XVIIe siècle, on ne risque plus grand chose car le nombre d’éditions conservées est tel que l’idée d’interpolation ne fait plus guère sens ; en revanche, pour la seconde partie du XVIe siècle, il y a si peu d’éditions conservées, que la thèse de l’interpolation est un peu plus difficile à évacuer et ce d’autant que toutes les éditions conservées se ressemblent ou se recopient étrangement. A part les éditions datées de 1555 et 1557, on a les éditions datées de 1568, celles datées de 1588 à 1590 puis encore quelques éditions non datées pouvant appartenir aux dernières années du siècle et le début du XVIIe siècle n’est pas non plus très riche en matière d’éditions des Centuries. Bref, rien de très solide avant les années 1630. C’est bien pourquoi les recoupements proposés pour après 1630-1640 n’exigent pas de prendre les mêmes précautions.

   Et il y a certes la fâcheuse affaire des sixains, figurant dans un grand nombre d’éditions du XVIIe siècle, lesquels sixains ne sont pas vraiment en odeur de sainteté, toujours à cause de ce problème des strophes qui auraient été composées après les événements qu’elles sont supposées devoir avoir annoncé. Il y a des textes vraiment trop datés et qui ne correspondent pas bien au principe d’un possible recyclage, comme ce Robin anagramme de Biron, dans les sixains, c’est le cas de cet anagramme Nirazam pour Mazarin, à la VIIe Centurie de certaines éditions et qui ne pourrait guère trouver un précédent dans l’Histoire d’avant 1550. Tout cela fait vraiment trop XVIIe siècle !

   Mais, cher ami, croyez-vous qu’il n’y a pas, dans les éditions conservées du XVIe siècle ou du moins qui se prétendent telles, des quatrains aussi suspects du fait d’un excès de précision ? Ne nous parle-t-on pas d’une victoire de Mendosus sur Norlaris dans les Centuries VIII-X ? Est-ce que la rivalité entre les maisons de Vendôme et de Lorraine était d’actualité avant la mort d’Henri II, en 1559 et le règne de François II ? Ne nous fournit-on pas le nom de Saint Quentin, à plusieurs reprises, ville synonyme de grave défaite pour la France et survenue en 1559, Saint Quentin qui figure déjà au début de la centurie IV, au huitième quatrain, donc dans l’édition Macé Bonhomme 1555 ? Voilà donc un beau succès prévisionnel pour Nostradamus, ne trouvez-vous point, cher ami ? Mais vous faites grise mine : la mariée serait-elle trop belle ? Allons donc, admettez que votre Nostradamus a frappé dans le mille ! A moins que vous ne préfériez y voir le fait du hasard comme pour Varennes ? Après tout, Nostradamus énumère tellement de villes, recopiant carrément des pages entières d’itinéraires de voyage. Voilà Nostradamus géographe ! Oui, il semble bien que vous ne tenez pas vraiment à Saint Quentin parce que le reproche d’interpolation est un peu trop tentant de la part d’esprits mal intentionnés. D’ailleurs, si on lit Brind’amour, le regretté maître à penser de ceux dont vous épousez les thèses, à propos de IV, 8, il n’est question nullement de cette bataille en particulier : Pourtant sa “paraphrase” aurait pu le laisser croire :

   “La grand cité sera surprise de nuit par un assaut rapide et soudain” mais cela aurait lieu non pas à Saint Quentin mais... à la Saint Quentin ; il fallait y penser : “à l’heure de l’office nocturne et de la vigile (veille) de la Saint Quentin”.5 Cela laisse rêveur ! Avouons qu’avec Brind’amour, nous avons un parti pris exégétique, qui se défend certes d’un certain point de vue - celui de légitimer - ou en tout cas de ne pas délégitimer - les éditions datées de 1555 et 1557 - de ne pas faire annoncer par les quatrains centuriques des événements postérieurs à 1554.

   Mais, sans vouloir vous importuner, que pensez vous d’un autre quatrain un peu trop transparent, ne croyez-vous pas, il s’agit d’un quatrain de la Centurie VII, le 29ème ?

Le grand duc d’Albe se viendra rebeller
A ses grands pères sera le tradiment
Le grand de Guise le viendra debeller
Captif mené & dressé monument.

   Ces deux personnages, les ducs d’Albe et de Guise, eurent plusieurs fois l’occasion de s’affronter. En 1552, c’est le siège de Metz. La ville est défendue par François de Guise. Le duc d’Albe dirige l’assaut espagnol mais finalement, cela tarde un peu trop et Charles Quint va devoir se retirer6 puis en 1557, comme le rappelle Jean Charles de Fontbrune7, c’est en Italie que cela se passe : mais cette fois le duc de Guise, venant à la rescousse du pape Paul IV, va échouer face au duc d’Albe, devant Civitella le 15 mai 1557 et devra rentrer déconfit en France et ce d’autant que la trêve est désormais rompue avec Charles Quint, ce qui entraînera dans la foulée un échec encore plus grave, devant Saint Quentin, quelques mois plus tard, le 27 août. Dix jours plus tard, le 6 septembre de cette même année 1557 serait alors parue à Lyon, chez Antoine du Rosne, pour la première fois, une édition des Centuries comportant le dit quatrain. Cependant, le quatrain en question - dont la veine poétique est bien médiocre avec la répétition de “viendra”, au premier et au troisième versets, n’est commenté dans le Janus Gallicus ni pour 1552, ni pour 1557 ; en fait, il est tout simplement laissé de côté, en dépit - ou à cause - de son extrême précision. Vous êtes troublé, peut-être, cher ami, par cette proximité des événements avec les éditions Antoine du Rosne mais ne pourrait-on dire que c’est ce succès prévisionnel privé qui aurait persuadé Nostradamus de publier enfin ses quatrains qu’il gardait sous le coude ? Il est vrai que dès 1555, le quatrain concernant Saint Quentin, en IV, 8, était paru. Enfin à vous de voir, puisque c’est le parti que vous semblez avoir pris.

   Nous voudrions attirer votre attention vers ce que nous tendrions à considérer comme une anomalie ; nous vous faisions remarquer que, curieusement, dans le Janus Gallicus, un tel quatrain n’est pas commenté et d’ailleurs on y passe directement - on ne sait trop pourquoi - à la page 40 - de 1547 à ... 1553, soit un saut de six années. On ne nous ôtera pas de l’idée que le commentaire est ici tronqué, qu’il y manque carrément des pages car comment un tel quatrain à la signification aussi flagrante n’aurait-il pas été initialement mis à l’honneur dans le bilan prédictionnel des Centuries que constitue la Première Face du Janus François ? C’est dire l’état de délabrement de cette édition réalisée par Jean Aimé de Chavigny et qui, selon nous, reprend un commentaire datant d’une autre époque et bien mal conservé, en sa partie la plus ancienne, et dont le dit sieur de Chavigny ne semble pas avoir été en mesure de restaurer à nouveaux frais, en s’appuyant tant sur les Présages que sur les quatrains centuriques ! En tout état de cause, le Janus Gallicus ne reconnaît-il pas, en son titre complet, que Nostradamus a prophétisé pour une période débutant en 1534 - il aurait eu une trentaine d’années - et ce jusqu’à la fin de la dynastie des Valois, en 1589, soit sur 55 ans, et bien entendu pour une période à venir ? Or, qu’on en juge, on ne trouve que sept quatrains commentés pour la période couvrant la période 1534-1553, soit près de vingt ans ! Reconnaissez, cher ami, que le Janus Gallicus est ici défectueux ! En vérité, le commentaire ne débute sérieusement et de façon continue qu’en 1555, car l’année 1554 n’est pas non plus couverte tant et si bien que l’on n’a commenté avant d’aborder 1555, année de la Préface à César et de l’édition Macé Bonhomme, que 8 quatrains dont 7 quatrains centuriques et le quatrain introductif et sans vocation prédictive qui figure dans le “Brief Discours de la Vie de Michel de Nostredame”.8 Au vrai, le deuxième quatrain commenté dans le JG, à savoir I, 15 n’est pas davantage associé à une année précise si bien qu’en définitive, six quatrains centuriques sont supposés couvrir la période 1534 à 1555 exclus, en négligeant notamment notre quatrain VII, 29, lequel pourtant - n’y voyez pas d’allusion à la mort d’Henri II - crève les yeux - du moins pour les gens de cette époque, beaucoup moins, paradoxalement, de nos jours, on en conviendra - ce qui enferme quelque peu ce texte dans une époque décidément devenue largement étrangère et qui l’était peut -être déjà vers 1589-1594 - et s’imposait alors, à la fin des années 1560, (un peu trop) totalement ! Tout se passe comme si l’on n’avait pas souhaité s’arrêter sur des prophéties antérieures à l’année 1555 - attitude qui sera aussi celle de l’Eclaircissement des véritables quatrains de Michel Nostradamus, 1656 - et comme si l’on avait considéré définitivement, par la suite, comme contreproductif pour l’image d’un Nostradamus prophète, de commenter des quatrains qui auraient été prétendument vérifiés pour des périodes antérieures à la date de parution de la Préface à César, dès lors que l’on abandonnait la thèse d’un Epître posthume pour basculer sur celle d’une publication “officielle” dès 1555, au lendemain de la naissance de César de Nostredame.

   Nous irions même plus loin: est-ce que l’on n’aurait pas supprimé un certain nombre de quatrains de l’acabit de IV, 8, un peu trop précis pour être honnêtes, ce qui expliquerait d’autant mieux le succès accordé aux Centuries lors de leur parution ? A quelle date, demandez-vous ? Eh bien si vous me lisez, cela se serait passé au début des années 1570, mais passons ! Ce quatrain IV, 8 aurait été épargné en dépit de ses ficelles un peu grosses.

   P. Brind’amour attire cependant notre attention sur quelques quatrains concernant la période 1534-1554, si peu traitée dans le JG ! En 1548, c’est ainsi qu’il y eut, à Bordeaux, en Aquitaine, une révolte de la gabelle et Brind’amour (pp. 193 - 196) en trouve l’écho au deuxième quatrain de la Centurie II :

Vers Aquitaine par insults Britanniques
Et par eux-mesmes grandes incursions
Pluies, gelées seront terroirs iniques
Port Selyn fortes sera invasions.

   On a parfois l’impression que les quatrains ont été composés à partir de chroniques relatant des faits divers, souvent des prodiges, ayant peu de chances d’être restés dans la mémoire du public. P. Brind’amour (p. 244) précise, suivant en cela le Janus Gallicus (n° 5, p. 40), que Guillaume Paradin relate dans ses Mémoires de l’Histoire de Lyon, Lyon, A. Gryphius, 1573) un incendie survenu en 1500, à Lyon, cité entre deux fleuves, le Rhône et la Saône, dont on trouverait l’écho au quatrain II, 35 :

Dans deux logis de nuit le feu prendra
Plusieurs dedans estoufés & rostis
Pres des deux fleuves pour seur il aviendra
Sol l’Arq. & Capr. tous seront amortis.
/

   Mais reconnaissons que si c’est Paradin qui fut utilisé pour composer ce quatrain, cela nous amène à... 1573 ! Quant au JG, qui interprète dans ce sens le dit quatrain, on observera qu’il l’associe, on ne sait trop pourquoi, à l’an 1534, sans s’en expliquer et que ce quatrain fait partie des très rares quatrains qu’il rattache à des événements pour la période antérieure à 1555, ce qui fait un peu inventaire à la Prévert. En fait, un seul quatrain - et encore seulement ses deux premiers versets - semble avoir une certaine importance historique dans la recension du JG : II, 91 pour 1545.

Meysnier, Manthi & le tiers qui viendra
Peste & nouveau insult, enclos troubler.

   Commentaire du JG, s’appuyant sur “Sleidan, li. 16. de ses Commentaires” :

   “Jean Meysnier baron d’Oppede, premier président au parlement d’Aix en Provence, fait grand massacre des Vaudois (...) en avril 1545.”

   On voit que le commentaire ne craint pas d’attribuer à Nostradamus la mention d’un nom de personnage, Meysnier, dont le nom devait figurer dans la chronique de Sleidan.9

   Quant au quatrain rattaché à l’an 1547 - VI, 70 - il s’agit simplement de saluer l’année de l’avènement d’Henri II alias Chiren, à la mort de François Ier, et à un affrontement en date de 1552, année du siège de Metz !

   Ne pouvons-nous conclure, sur ce point, qu’un commentaire plus satisfaisant que celui figurant dans le JG - ce qui n’est vraiment pas difficile - a du paraître lors de la publication des Centuries et que ce commentaire, perdu, devait s’arrêter, entre autres, sur VII, 29 à moins de laisser le lecteur faire son pointage, par lui-même, ce qui nous semble douteux puisque les traces d’un tel commentaire se trouvent bel et bien, par défaut, en creux, dans le Janus Gallicus ?

   C ‘est l’occasion, cher ami, pour conclure ces “Remontrances”, qu’il nous semble bien peu probable que les premières éditions des Centuries ne soient pas parues dotées d’un commentaire concernant les succès prédictionnels déjà accumulés par Nostradamus par le passé, avant qu’il ne se décide à publier ses quatrains tout comme, d’ailleurs, nous avons quelque difficulté à croire qu’une édition posthume comme celle de 1568 aurait pu paraître sans se référer en son titre, à la mort de Michel de Nostredame, pratique attestée par d’autres textes parus au lendemain de sa mort survenue en 1566 et sans une brève biographie - peut-être en latin - dans le genre de celle qui figure dans le Janus Gallicus dont on rappellera qu’il est bilingue. Vous nous permettrez donc, cher ami, d’être très sceptique sur l’édition Benoist Rigaud datée de 1568.

   Vous nous concéderez, cher ami, combien il est difficile de ne s’appuyer que sur les documents conservés tout comme il l’est d’ailleurs de recourir sans précaution à ceux qui nous sont parvenus avec des dates qu’il ne faut pas nécessairement prendre comme argent comptant. Le problème des études nostradamiques, et ce qui génère un certain blocage, c’est de poser comme postulat que l’on connaît les toutes premières éditions et que celles-ci font ipso facto référence. A la différence des études bibliques, nées comme la critique nostradamologique au XVIIe siècle, lesquelles peuvent tout à fait admettre qu’il existe des pièces manquantes du puzzle, tout se passe, dans le milieu des nostradamologues, à de très rares exceptions près, comme si tout était verrouillé. Or, la vérité, cher ami, est toute autre - bonne ou mauvaise nouvelle ?- on ne connaît pas d’édition conservée des dix centuries qui forment le canon classique, avant la dernière décennie du XVIe siècle et encore cela n’est pas certain en raison du décalage existant entre deux volets qui ne sont pas publiés conjointement et si l’on ne considère que le premier volet à sept centuries, on n’a rien de solide avant 1588. C’est dire qu’il y a de la marge, disons une bonne vingtaine voire une trentaine d’années pendant lesquelles il faut tout reconstituer avec les moyens du bord, c’est dire avec des bribes permettant de bien modestes recoupements : les versets repris par Crespin en 1572, et qui ne concernent que certaines centuries, les quelques quatrains centuriques éparpillés dans le Janus Gallicus, en 1594 et c’est à peu près tout. Et empressons-nous d’ajouter que rien ne prouve que les éditions conservées soient la réplique exacte de celles qui ont disparu et cela quel qu’en soi(en)t l’auteur ou plutôt les auteurs et dans bien des cas, on a pu s’appuyer sur des récits sensiblement postérieurs aux événements, fabriquant ainsi de l’ancien avec du neuf. Car c’est bien là, cher ami, que le bât blesse : il semble que vous n’ayez pas compris à quel point un texte peut être vieilli artificiellement, tant sur le fond que sur la forme et la chance que nous avons de ne pas être bernés, ce sont les bévues commises par les faussaires, ce sont les traces de versions plus anciennes et que l’on aura évacuées maladroitement. Or, tout indique, cher ami, que le corpus de textes dont on dispose actuellement, tant pour les quatrains centuriques que pour leur “explication”, ne correspond pas à un état premier ni des Centuries ni des commentaires. En tout état de cause, il semble bien que le canon centurique n’ait trouvé sa forme définitive que dans le cours du XVIIe siècle tant et si bien que le personnage de Michel de Nostredame et son oeuvre authentique ne constituent qu’une de ses composantes et tenter de dégager ce qui relève de ce seul auteur au sein d’un tel ensemble n’est qu’un des enjeux de la recherche nostradamologique et d’ailleurs, comme vous vous en doutez, il n’est pas le seul, dans l’histoire du prophétisme et des religions, à se trouver dans ce cas : croit-on que l’unique objet de la critique biblique soit de déterminer ce que Moïse a véritablement écrit ou bien plutôt de dégager un certain nombre de strates conduisant à l’élaboration du canon biblique ? Que doit véritablement la fortune des Centuries à Michel de Nostredame ?

   Certes, vous pensez probablement que le seul moyen de “valider” les Centuries est de montrer qu’elles émanent bien de cet auteur - ce qui laisse entendre que la validation par la vérification des pronostics n’est pas pour vous décisive et reste bien aléatoire, ce en quoi vous avez probablement raison ; ce qui est surprenant dans le cas Nostradamus, c’est qu’il ne s’agit pas au départ, d’après ce que l’on nous en dit, d’un personnage légendaire et lointain appartenant aux siècles passés et c’est d’ailleurs pour cette raison que nous pensons que la gloire de Nostradamus n’a pu qu’être posthume et que plus le temps passait entre l’époque où il vécut et le temps où l’on interprétait les quatrains centuriques et plus ceux-ci se trouvaient auréolés d’un certain archaïsme, ce qui explique aussi que les nostradamologues anglais ont peut-être un rapport encore plus sacralisé avec un texte écrit dans une langue qui n’est pas la leur, ce qui fait du français une langue culte à l’instar de l’hébreu. D’ailleurs, à ce propos, le fait que les nostradamologues francophones n’aient même pas à traduite le dit texte renforce un certain conservatisme qui conduit à considérer qu’il ne faut pas toucher à la lettre du texte, en changer un seul iota mais comme nous l’avons indiqué dans la citation mise en exergue, rien ne prouve que nous disposions du “bon” texte car quand bien même Nostradamus serait-il - ce que nous ne pensons pas, pour notre part - l’auteur, en tout ou en partie, des Centuries, encore faudrait-il s’assurer de leur contenu et de leur nombre, sachant qu’il faudrait de toute façon séparer le bon grain de l’ivraie ; c’est dire que l’on ne peut pas faire l’économie d’un inventaire.

   Un Blaise Pascal, à l’époque où Giffré de Rechac s’interrogeait sur ce qu’il fallait garder ou non du canon nostradamique10 s’interrogeait quant à lui sur Moïse et la Bible : “Pascal croit pouvoir conclure à la véracité de Moïse mais il reste à savoir si nous possédons le texte authentique. S’est-il conservé intact dans la suite des siècles ou bien s’il a été perdu, n’y a-t-il pas eu quelqu’un pour substituer sa rédaction au texte primitif ?”11

   Entre l’auteur et l’oeuvre qui lui est attribuée, il y a parfois un énorme fossé et quand bien même un texte serait authentique, encore faudrait-il déterminer de quand date l’édition qui en a été conservée. Nous avions sous-titré en 1999 notre thèse d’Etat, Le texte prophétique en France “formation et fortune” ; la formation d’un texte est une histoire complexe et longue, étant donné qu’un texte est nécessairement constitué de divers textes, c’est littéralement une composition sinon une juxtaposition; le texte centurique a vécu de sa vie propre et n’appartient pas à un seul auteur ni à une seule époque, c’est une oeuvre collective comme le sont tous les canons.12

   On ne peut, ainsi, que constater le retard pris par les études nostradamiques par rapport à la critique biblique, la critica sacra, souvent qualifiée, par ses adversaires, d’incrédule. L’establishment catholique a cependant été conduit, avec le temps, à faire un certain nombre de concessions et ne mène plus des combats d’arrière-garde, renonçant à défendre l’invraisemblable pour préserver l’essentiel. On n’en est pas encore là dans le cas de l’establishment nostradamique, qui fait barrage sur toute la ligne alors qu’apparemment les enjeux ne sont pas les mêmes, le nostradamisme n’étant pas une une institution comme l’Eglise. Le problème, mon cher ami, c’est qu’on a quelque mal à saisir l’enjeu d’un entêtement pareil pour un tel culte : est-ce pour préserver une certaine foi dans l’acte de prophétie, permettant ainsi à chaque génération, par le truchement de quelques interprètes privilégiés, d’appliquer sélectivement les Centuries à son époque ou bien est-ce la revendication d’un droit de rêver, en inventant le passé à sa guise, sans toujours tomber sur des trouble-fêtes inquisiteurs ? Encore, peut-on comprendre que des interprètes des Centuries cherchent à sanctuariser un texte qui perdure comme d’ailleurs le fait tel instrument de musique traversant les siècles, à l’instar de la flûte, et servant les musiques les plus différentes. Mais que dire de ces nostradamologues qui ne cherchent même pas à montrer que Nostradamus avait prévu ceci ou cela et qui semblent surtout fascinés par le phénomène de société que le personnage constitue ? Or, nul ne conteste l’existence du dit phénomène mais on ne voit pas non plus en quoi une nouvelle description de la genèse des Centuries mettrait en question celui-ci : ne convient-il pas de voir, finalement, dans certains clivages entre chercheurs en la matière une opposition corporatiste entre historiens des textes et bibliographes, avec, pour brouiller les cartes, des historiens, comme P. Brind’amour, qui jouent au bibliographe et des bibliographes et bibliophiles, comme D. Ruzo, qui jouent à l’historien ?

Sincères Salutations

Votre Jacques Halbronn

Paris, le 20 mars 2004

Notes

1 Cf. J. Graes-Gayer, “Un théologien gallican et l’Ecriture Sainte. Le “Projet biblique” de Louis Ellies Du Pin (1657 - 1719)”, Le Grand Siècle et la Bible, dir J. R. Armogathe, Paris, Beauchesne, 1989, p. 264. Retour

2 Cf. J. Lhermet,Pascal et la Bible, Paris, Vrin, 1931, p. 448. Retour

3 Cf. Les premières Centuries ou Prophéties, Genève, Droz, 1996. Retour

4 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cit. Retour

5 Cf. Les Premières Centuries ou Prophéties, op. cit., pp. 474 - 475. Retour

6 Cf. l’explication de E. Leoni, Nostradamus and His Prophecies, New York, 1982, p. 677. Retour

7 Cf. Nostradamus, historien et prophète, les prophéties de 1555 à l’an 2000, Monaco 1980, pp. 56 - 57. Retour

8 Cf. notre étude sur ce texte à vocation biographique, sur Espace Nostradamus. Retour

9 Cf. sur les sources communes aux commentateurs et aux quatrains centuriques, “Genèse et fortune du Brief Discours sur la vie de Michel Nostradamus”, sur Espace Nostradamus. Retour

10 Cf. Eclaircissement des véritables quatrains, 1656. Retour

11 Cf. J. Lhermet, Pascal et la Bible, op. cit. p. 436. Retour

12 Cf. Les deux Testaments, Homère, Aristote etc. Retour



 

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