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ANALYSE

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Du caractère partisan des Centuries

par Jacques Halbronn

    Il y a bien des inconvénients à considérer les Centuries comme un ensemble d’un seul tenant et qui plus est prophétique, c’est que l’on est conduit à minimiser sinon à ignorer purement et simplement certaines contradictions qui ne s’expliquent, selon nous, que par la diversité de leurs auteurs.

   A contrario, considérer les Centuries comme ayant été non seulement l’oeuvre de faussaires, mais de faussaires appartenant à des camps voire à des temps différents nous paraît singulièrement fécond.

   Si, en effet, les Centuries sont prophétiques, elles peuvent annoncer indifféremment et successivement la victoire ou la débâcle des uns et des autres, puisque l’Histoire est faite de retournements. On ne s’étonnera pas alors qu’elles soient tantôt antijuives et tantôt judaïsées, tantôt pour les Catholiques contre les Protestants, tantôt pour les Protestants contre les Catholiques.

   Notre expérience de la littérature prophétique nous enseigne tout à fait autre chose : que les prophéties sont récupérées voire retournées, qu’elles n’échappent pas aux clivages politico-religieux qui traversent les lieux et les temps. Ce qui signifie que la notion d’auteur en la matière est fictive et factice, le texte vivant de sa propre vie, alternativement au service des uns et des autres, et d’ailleurs s’il n’en était pas ainsi sa fonction sociale serait en question. Il n’y a pas de prophétisme sans cause à défendre ou à pourfendre.

   Nous avons déjà souligné le rapprochement à faire entre l’antijudaïsme d’Antoine Crespin et certains quatrains des Centuries (comme VIII, 38, 52), consacrés à Avignon, ville pontificale où les juifs français s’étaient réfugiés au XIVe siècle et dont les relations avec le Royaume de France restaient complexes. Cet antijudaïsme nous semble assez peu compatible avec les ascendances juives de Michel de Nostredame, quand bien même serait-il de famille convertie et ayant lui-même écrit au pape Pie V. Mais on ne lui connaît pas de menaces contre le dit pape comme ne se priva pas de le faire le fameux Crespin Nostradamus.1

   Mais nous voudrions nous arrêter ici sur le conflit qui opposa catholiques et réformés au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Selon nous, le premier volet des Centuries (I à VII) est à la solde des Catholiques tandis que le second volet (VIII - X) est à celle des Protestants. C’est ainsi que l’on trouve à la Centurie IV (quatrain 46, “Garde-toy Tours de ta proche ruine”) une attaque contre Tours, capitale des partisans d’Henri IV, sous la Ligue2 et l’annonce maintes fois répétée de la victoire de la maison de Vendôme (anagramme Mendosus) sur celle des Guise-Lorraine (anagramme Norlaris). Est-ce le même auteur qui aurait pris successivement, alternativement ou parallèlement, parti pour ou contre les deux camps ?

   Toutefois, si l’on admet par ailleurs que Crespin aurait marqué de son antijudaïsme les centuries VIII - X, alors qu’il était par ailleurs farouchement dans le camp catholique, au point d’avoir pu inspirer la Saint Barthélémy3, il semble qu’il y ait contradiction.

   Or, dans les passages que l’on peut identifier des quatrains dans la compilation de Crespin, Prophéties dédiées à la Puissance Divine (1572), on ne trouve trace des anagrammes, Mendosus et Norlaris. On notera que dans l’almanach pour 1562, au mois d’octobre - repris au n° 118, dans le Janus Gallicus où cet anagramme est décodé - on trouve un autre anagramme, Lorvarin (“Estre à l’escoute tacite LORVARIN“, majuscules dans le texte), ce qui peut sembler insolite : pourquoi Michel de Nostredame aurait-il recouru à deux anagrammes différents ? Tout se passe comme si les faussaires n’avaient pas repéré cette forme dans cet almanach et avaient conçu un anagramme de leur cru. Le Janus Gallicus explicite aussi la forme Norlaris : (VIII, 60) : “Norlaris, nom contourné de Lorrain, par lequel est entendu ledit duc de Guise” (n° 321). Le Janus Gallicus aborde donc les deux anagrammes du Lorrain, Norlaris et Lorvarin, sans se poser de question.

   Nous en conclurons que ces termes sont apparus par la suite et ne figuraient pas dans l’édition utilisée par Crespin. Autrement dit, ce n’est que par la suite que les Centuries VIII - X auraient été récupérées par le camp réformé, à telle enseigne que les dites Centuries ne furent pas publiées à Paris, sous la Ligue, tant elles étaient, selon nous, marquées par le camp de l’adversaire. L’absence des Centuries VIII - X ne s’explique pas autrement et il serait pour le moins étonnant que les dites Centuries, sous cette même forme, n’eussent pas dérangé vingt ans plus tôt.

   Si à l’époque on avait considéré que ces Centuries étaient bel et bien de Michel de Nostredame, les aurait-on ainsi exclues ? Bien entendu, par la suite, ces oppositions cessèrent d’être sensibles et l’on parvint à réunir les dix Centuries au sein d’un même ensemble, tout en maintenant une division marquée entre les deux volets.

   Le fait que les éditions datées de 1568, comportant des mots en majuscules (par exemple premier quatrain de la Centurie VIII), disposent de références à Mendosus et à Norlaris, donc antérieurement à la compilation de Crespin de 1572, montre bien qu’elles sont antidatées.

   Rappelons la liste des quatrains des Centuries VIII - X relatifs à ces deux familles rivales :

VIII, 60

Quatrain (VIII.60)

IX, 45

Quatrain (IX.45)

IX, 50

Quatrain (IX.50)

   Et enfin un quatrain qui ne recourt même plus aux anagrammes !

X, 18

Quatrain (X.18)

   Ce dernier verset de quatrain “en clair” montre à quel point le prophétisme est ici un prétexte pour une littérature de combat. On jette le masque !

   Dans un travail consacré au prophétisme protestant français au XVIIe siècle4, nous avons montré l’importance accordée à l’An 2000. Et il nous semble devoir rapprocher de cette échéance le fameux quatrain à la comète :

Quatrain (X.72)

   Ce qui confirme le caractère réformé des trois “dernières” Centuries.

   Notre raisonnement est le suivant : les Centuries VIII à X, telles qu’elles figurent dans les éditions datées de 1568 appartiennent à une période plus tardive. En outre, en 1568, les Guises n’exercent plus le pouvoir qui fut le leur sous François II et Marie Stuart, leur parente. C’est sous la Ligue que les Guise joueront à nouveau un rôle essentiel, ayant même des prétentions sur la couronne de France, se voulant descendants de Charlemagne - rappelons l’assassinat du duc de Guise, à Blois, en 1588, sur ordre d’Henri III - et c’est pourquoi ils sont à ce point en ligne de mire des centuries protestantes.

   Quand bien même admettrait-on, par extraordinaire, que Michel de Nostredame serait l’auteur de dix Centuries, l’on ne saurait envisager qu’elles se fussent présenté à l’origine avec cet élément polémique qui entache les prétendues premières éditions (1555, 1557, 1568).

   On notera donc que les premières éditions, celles de 1555 et de 1557, ne comportent pas les éléments pro-Vendôme, elles auraient donc été réalisées à la demande du camp catholique, sous la Ligue. En revanche, le camp protestant n’aurait pas réalisé d’édition antidatée puisque la seule édition antidatée connue des Centuries VIII - X comporte aussi les premières Centuries qui menacent Tours. Il faudrait donc dater cet ensemble à dix Centuries au plus tôt de 1594. Ce qui n’exclue nullement une précédente édition à 1000 quatrains mais sans de tels éléments polémiques surajoutés.

   C’est en fait, avec le Janus Gallicus que se trouvent enfin réunies, du moins dans le cadre d’un commentaire en français et en latin, les dix Centuries, c’est-à-dire lorsque Henri IV Bourbon, roi de Navarre (de la maison de Vendôme / Mandosus) l’emporte définitivement et se convertit au catholicisme en 1594 (“Paris vaut bien une messe”) : la boucle est bouclée, on s’achemine en 1598 vers l’édit de Nantes qui impose la tolérance entre les deux camps et ce n’est que dans un tel climat de réconciliation que l’on peut imaginer apparaître conjointement les dix centuries sous la forme que nous leur connaissons. Les éditions antidatées nous semblent donc souffrir d’un certain anachronisme.

   On notera que dans le Janus Gallicus / Janus François, où il est fait mention du quatrain 46 de la Centurie IV (n°s 103 et 228), Tours n’est pas associé aux Réformés et n’apparaît pas comme une menace contre Henri de Navarre.

   En ce qui concerne Mendosus, le Janus Gallicus commente curieusement ainsi (n° 300, sur le quatrain IX, 45) : “Les trois vers derniers, pour le moins les deux, ne sont de ce temps ains appartiennent à la Seconde Face de nostre Janus”. On ne nous décode pas l’anagramme. Cependant, l’auteur y reviendra dans une annexe rajoutée, “De l’Advénement à la couronne de France de Tres illustre et très généreux Prince Henry de Bourbon, roy de Navarre”, dédié à d’Ornano :

   Sur la Centurie IX, deuxième quatrain :

“Le grand Vendomois (car en Mendosus est escrit Vendosme par un anagrammatique (sic) obtiendra le Royaume etc. ”

   On y cite aussi la Centurie IX, 50 et surtout sur la Centurie X, 18 : “Que sa Majesté déchassera lesdits Princes Lorrains, cela est clair (...) par ce présage Centurie 10, quatrain 18 etc.”

   Comme nous l’avons expliqué dans notre thèse d’Etat5, il semble bien que le J. G. ait été initialement conçu en faveur des Catholiques avant de basculer en faveur des Réformés, le commentateur ayant ainsi changé son fusil d’épaule.

   L’addition au Janus Gallicus de l’Epître à d’Ornano symbolise bien un certain syncrétisme politique dont les Centuries portent les stigmates.

Jacques Halbronn
Paris, le 20 février 2003

Notes

1 Cf. notre étude sur le Site du CURA, sur la critique nostradamique. Retour

2 Cf. notre étude “Les prophéties et la Ligue”, Colloque Prophètes et prophéties au XVIe siècle, Cahiers V-L. Saulnier, 15, Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1998. Retour

3 Cf. notre ouvrage, Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

4 Cf. “Pierre du Moulin et le thème du pape Antéchrist”, Colloque Formes du millénarisme en Europe à l’aube des temps modernes, Marseille 1998, dir. J. R. Fanlo et A. Tournon, Réforme Humanisme Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2001. Retour

5 Cf. Le texte prophétique en France, formation et fortune, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2002. Retour



 

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