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ANALYSE

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Avatars du centurocentrisme et du nostradamocentrisme

par Jacques Halbronn

    L’article d’Adrien Delcour “Le rang lorrain fera place à Vendosme, quinze ans avant la Ligue” (sur Espace Nostradamus) vient à point nommé pour illustrer ce que nous avons appelé le phénomène du précenturisme. On abordera ici les sources de deux quatrains de la VIIIe Centurie, 18 et 68. Il ne faudrait pas voir dans tout ce qui vient recouper les Centuries, la preuve qu’un texte serait inspiré ipso facto de celles-ci mais bien plutôt l’inverse.

Les sources de VIII, 18

   Delcour reprend à son compte une note de Louis Schlosser1 que nous reproduisons :

   “On peut se demander si le prophète ne s’était pas inspiré du quatrain rédigé avant lui par le Pasquil de la Cour (en 1561) etc.”

   Delcour “traduit” ainsi cette note :

   “Il y a là une similitude assez étroite, écrit Delcour, qui incite à se demander si, de Nostradamus et de l’auteur du Pasquil, l’un (mais lequel ?) n’aurait pas imité l’autre. Si Nostradamus a imité le Pasquil, Alfred Cartier s’est sans doute trompé en mentionnant une édition des dix Centuries donnée dès 1558 par Jean de Tournes. Si, en revanche, c’est le qui imite X, 18, il y a là un argument en faveur de l’édition de 1558.”

   On notera d’ailleurs que le Pasquil de la Cour(t) composé nouvellement par maistre Pierre de Cognières ressuscité étudié par Delcour ressemble étrangement aux dites adresses des Prophéties dédiées à la Puissance Divine et à la Nation Française de Crespin et l’on peut se demander si le dit Crespin n’est pas influencé par le Pasquil, ce qui contribuerait à renforcer la thèse de sa contribution à la rédaction de certains quatrains centuriques.

   Nous sommes, au demeurant, tout à fait d’accord pour considérer le quatrain dédié

A Monsieur de Guise
Veu qu’estranger tu es de ce Royaume,
Que tardes-tu de serrer ton bagage ?
Et que soudain faces place à Vendosme,
Que tu voulois detenir en ostage.

comme une source directe ou indirecte du quatrain X, 18.

   Cependant, nous avons déjà mis en garde (cf. notamment dans l’étude ci-dessus) contre cette tentation à vouloir antidater des documents en présentant ce qui est une source des Centuries pour…. un emprunt aux dites Centuries.

   Quant à ce que M. Delcour nous fait dire :

   “Mr. Halbronn pense que le quatrain X, 18 des Prophéties, qui commence par ce vers : “Le ranc lorrain fera place à Vendosme” se rapporte si visiblement à la rivalité entre, d’une part, Henri de Guise puis le duc de Mayenne (lorrains) et, d’autre part, le futur Henri IV (fils d’Antoine de Vendôme), que la Centurie X ne peut pas avoir été écrite avant la Ligue”, il semble bien que M. Delcour n’ait lu nos travaux, du moins récemment, qu’au travers de ce qu’en écrit R. Benazra ; d’ailleurs, il ne nous cite que de seconde main, alors que ceux-ci sont en ligne, sur Espace Nostradamus. Nous sommes parfaitement au courant, rassurons M. Delcour, sur ce point, de ce que l’affrontement entre maisons de Bourbon et Guise n’a pas débuté… sous la Ligue et d’ailleurs dans notre thèse d’Etat2 nous avons montré que l’hostilité aux Guises, telle qu’elle était manifeste dans les années 1560, chez nombre de pamphlétistes, avait pu être une des sources des Centuries.

   Adrien Delcour s’est-il jamais demandé si Nostradamus pouvait se permettre de s’en prendre ainsi ouvertement aux Guise ? Il se trouve que les imprimeurs de certains pamphlets anti-Guise le payèrent de leur tête, ce fut le cas notamment de celui qui publia, en 1560, le Tygre, pourtant paru anonymement3, et dont il semble que certains quatrains se soient inspiré (cf. infra). Nostradamus ou ses libraires n’auraient-ils point fait, sauf à vivre dans la clandestinité - ce qui supposerait une édition des Centuries sans nom d’auteur ni d’imprimeur - une bien mauvaise affaire en pariant, vers 1560, pour le triomphe des Bourbons : risque politique et religieux énorme et attente d'un renversement improbable du rapport de force même si à la fin de 1561, l’on avait craint en effet pour la vie de Charles IX. A la fin des années 1580, en revanche, dans un climat d’anarchie régnante et d’autorité en crise, on pouvait se situer dans un camp ou dans l’autre.

Le Tygre

Frontispice de la reproduction du Tygre (1560)
Page de titre de la réédition de 1851
(Nous ne disposons pas du frontispice d’origine)

   Le regretté Michel Simonin signale une Lettre d’Anvers, en date du 15 novembre 1561 d'un correspondant de Nostradamus “Sed mihi familia Valesiana (…) declinare videtur, Burbonia ad ortum”, c'est à dire, selon la traduction de J. Dupèbe : “la maison des Valois penche vers son déclin tandis que monte celle des Bourbons”.4 Or, il semble bien que Catherine de Médicis ait penché quelque temps en faveur des Bourbons, princes du sang, tout de même, au rôle a priori déterminant en période de régence, ce qui n’était pas le cas des Guise, appartenant à une maison étrangère, celle de Lorraine.

   Le témoignage de Ronsard, fervent partisan des Guises, hostile à la Réforme, en faveur de Nostradamus a sa valeur. Ne suffirait-il pas de rappeler les louanges de Ronsard en 1560 envers Nostradamus - “Ayt de Nostradamus l’enthousiasme excité” - pour comprendre que celui-ci ne saurait être soupçonné d’avoir annoncé la défaite des Guises ? Comme l’écrit Liliane Crété : “Ronsard, toute sa vie, fut l’homme d’un clan : il avait été tout Châtillon, il était maintenant tout Guise”.5 Au vrai, de quel Ronsard s’agit-il ?

   On tranchera assez vite : ces louanges apparaissent précisément dans l’Elégie à Guillaume des Autels consacrée, en son titre, aux troubles d’Amboise. En mars 1560, Condé, un Bourbon, tente de renverser les Guises, en s’emparant d’eux mais ceux-ci avertis se réfugient à Amboise, château fortifié, l’affaire discrédite les Bourbons. Comment Nostradamus aurait-il pu jouir de la faveur du poète s’il avait publié à cette date ses centuries VIII-X (selon le canon) telles du moins que nous les connaissons ? Certes, s’il avait été favorable aux Bourbons, son pronostic se serait inscrit dans le cadre de la conspiration d’Amboise mais cela semble exclu, vues les circonstance; des personnages en vue pouvaient-ils promouvoir des centuries annonçant “en clair” que les Lorrains céderaient devant les Bourbons, quelques mois avant la Saint Barthélemy ? Eventuellement, à condition de supposer que les Centuries sont au services du camp anti-Guise.

   Nostradamus n’est en tout cas guère apprécié par les réformés, qui auraient été bien ingrats envers un Nostradamus annonçant le triomphe de leurs chefs. On l’observe notamment dans les satires. Celle des Vertus de notre Maître Nostradamus, vraisemblablement parue à Genève en 1562, mais qu’on ne connaît plus que par une reprise plus tardive, dans la Bibliothèque d’Antoine Du Verdier, 1584 (p. 237) et que l’on attribue à Conrad Badius. L’année suivante, une attaque contre Ronsard, devenu fervent partisan des Guises, tourne en dérision un texte du poète, l’Elégie de 1560 dans lequel celui-ci avait loué l’ “enthousiasme” de Nostradamus, ce sont les “Palinodies de Pierre de Ronsard (..) sur ses discours des miseres de ce temps. 1563”. Rappelons la Contre-pronostication de 15616 laquelle émanait des milieux réformés contre un Nostradamus accusé d’être à la solde du pape Pie IV. Ce texte que nous avons découvert figurait au sein d’un ensemble ainsi intitulé : Cantique spirituel & consolatif. A Monseigneur le Prince de Condé avec un Echo sur l’adieu du Card. De Lor. (sic) plus la declination des Papes, Contre-prognostication à celle de Nostradamus, Imprimé à Reims, MDLXI.

Cantique spirituel

Frontispice du Cantique spirituel... Contre-prognostication à celle de Nostradamus (1561)

   On voit que Nostradamus se voit reproché par les Protestants d’être du côté des Guises contre les Bourbons, dont Condé fait partie. Cela cadre mal avec le quatrain annonçant (en 1558 !) la victoire de Vendôme sur Lorraine !

Histoire du Tumulte d’Amboise

Frontispice de l’Histoire du Tumulte d’Amboise (1560)

   Les événements dont il s’agit, sous le règne éphémère de François II, dont la femme Marie Stuart était la nièce des Guises, font suite au Tumulte ou trouble d’Amboise7 à la suite duquel les Protestants - notamment Condé, prince du sang - impliqués dans ce qui fut jugé un complot contre la Couronne mais en fait surtout contre les Guises, furent cruellement réprimés, ce qu’illustre notamment L’Histoire du Tumulte d’Amboise advenu au moy de Mars MDLX. Ensemble un advertissement & une complainte au peuple François, 1560 et où est repris un quatrain censé avoir déjà circulé sous François Ier :

Extrait de l’Histoire du Tumulte d’Amboise

   “Le feu Roy devina ce point
Que ceux de la maison de Guyse
Mettroyent ses enfans en poupoint
Et son poure (pauvre) peuple en chemise.”

   C’est dire que recyclage il y eut des textes, d’une décennie à l’autre, et que sous la Ligue, l’on exhuma ainsi les pamphlets anti Guise toujours d’actualité. Notre religion est faite : Nostradamus n’a pas signé de son vivant des textes contre les Guise et c’est précisément ce qu’on aura voulu faire croire et certains tombent dans le panneau. Observons d’ailleurs que les historiens de ce mouvement anti-Guise, du début des années 1560, ne mentionnent pas Nostradamus dans le lot. En tout état de cause, si Nostradamus avait alors pris le parti des Bourbons contre les Guise, ses quatrains relèveraient non pas de la prophétie mais de la polémique ou alors de la prophétie à très court terme, à moins bien entendu de situer les dits quatrains en 1558 - date de l’épître au Roi - soit d’ avant même la mort d’Henri II.

   Certes, fera-t-on remarquer, les anagrammes (Mendosus et Norlaris) ont pu garder leur secret mais un quatrain met fin à de telles ruses : c’est justement le dix-huitième de la centurie X et ce dès le premier verset : “Le ranc Lorrain fera place à Vendosme”. Il est vrai que l’on pouvait mettre ce texte précisément sur le génie prophétique de Nostradamus annonçant ainsi, comme l’affirmera Chavigny, l’ascension d’Henri de Navarre et la déconfiture de la Ligue et de ses chefs lorrains. Nous pensons qu’en tout état de cause, dans le climat de son époque, qui connaissait déjà un tel affrontement avec les protagonistes de la génération précédente, François (de Guise) et Antoine (de Bourbon), un tel discours eut été irrecevable de la part d’un Nostradamus.

   Ajoutons que la mort de Nostradamus n’était pas chose si répandue comme on le voit dans les Mémoires de Condé8, ouvrage d’ailleurs maintes fois cité par ailleurs par Delcour :

   “Quelqu’un s’est joué de faire des vers sous ce nom comme aussi les Nouvelles Centuries de Nostradamus. Celuy qui me les monstra escrits à la main m’en fist grand feste, je les lus & luy demanday d’où il les tenoit, il me compta merveilles de quand & à qui Nostradamus mesmes les avoit baillées durant ces derniers troubles mais il fut estonné quand je luy monstré (sic) que Nostradamus estoit mort dès l’an 1566.”

   Il est vrai qu’aucune édition conservée des Centuries, parue ou censée parue aux XVIe et XVIIe siècles ne signale la date de sa mort.

   Phénomène étrange au demeurant que ce quatrain VIII, 18 qui annonce clairement la couleur alors que d’autres quatrains recourent au procédé des anagrammes VIII, 60, IX, 45, et IX, 50. De tels quatrains anti-Guise pouvaient-ils sérieusement circuler du vivant de Nostradamus, astrologue de cour, sous son nom ?

   Peut-on croire, en vérité, que l’auteur du Pasquil aurait cru bon, en 1561, d’emprunter un passage d’un quatrain centurique ? On se demandera pour quoi faire. Généralement, ce genre d’emprunt est perçu par le lecteur, comme une sorte de clin d’oeil, ce qui supposerait, en l’occurrence, que le lecteur moyen du début des années 1560 est familier à ce point avec les Centuries, ce qui nous semble parfaitement anachronique. Ou bien s’agit-il de réminiscences inconscientes de la part du rédacteur du Pasquil ? Mais les Centuries ne sont pas - du moins pas au XVIe siècle et pour cause - les Psaumes.

Les sources de VIII, 68

   Arrêtons-nous sur un autre quatrain, négligé par A. Delcour, bien que nous l’étudions dans notre thèse d’Etat, lequel quatrain, selon nous, s’inspire également de la littérature anti-Guise - bien que le nom de Guise n’y figure pas, même en anagramme - le VIII, 68.

   Intéressons-nous à François Hotman, né en 15249 qui publie en 1560, anonymement, l’Epistre envoiee au Tigre de la France, bientôt repris en une version versifiée.10

Epistre au Tigre

Frontispice de l’Epistre au Tigre (1560)

   Le Tygre, c’est ici Charles de Guise, cardinal de Lorraine (1524-1574)11 et l’auteur du pamphlet ne s’encombre pas d’anagrammes :

   “Dit que tu faisais faire au palais le procez
Et au Roy de Navarre et au prince son frère
Pour les crimes secrets que tu dis qu’ils font faire
Par ainsy Cardinal, prenant tout sur les bras
Tu fais du roy de France et si tu ne l’es pas
Oses tu bien larron étranger, infidèle
A nos princes de sang faire une injure telle.”

   Ceux qui composèrent ou recomposèrent le quatrain 68 de la centurie VIII pourraient s’être inspiré de ce violent pamphlet anti-guisard :

Vieux cardinal par le jeune deceu

   Il faut comprendre ici “deceu” par trompé.

   Epistre envoiee (sic) au tigre de la France :

Extrait de l’Epistre au Tigre

   “Tu fus cruel à ton propre oncle, lequel estoit cassé & débilité de vieillesse & de maladie, tu contraignis d’avancer ses jourds par le voyage de Rome...”

   Il s’agit ici de Jean Cardinal de Lorraine, mort en 1550, oncle du cardinal-“tigre” Charles de Lorraine.12

   On connaît une autre édition parue sous le titre d’Epistre Envoyée au Tigre de la France (les deux éditions sont consultables à la BNF).

   On comparera avec le texte en vers qui en fut tiré ( et dont nous ne disposons pas de l’édition d’origine mais d’une réédition de 1851) :

   Le Tygre, satyre sur les gestes mémorables des Guisards

Extrait du Tygre

   “Moins ingrat qu’a ton oncle inhumain et cruel
Lorsque le contraignis tout courbé d’un vieil âge
De s’abréger les jours par le romain voyage
Pour l’affamé désir qui ton coeur émouvait
De vestir sa dépouillé et les biens qu’il avoist”

   On voit avec quelle aisance, on passait alors de la prose aux vers. En voici un autre exemple à propos de Saint Quentin, dont la défaite, en 1557, constitue un grief contre les Guise, en raison des troupes françaises qui y manquèrent et qui avaient été entraînées vers l’Italie, ce qui avait d’ailleurs provoqué la fin de la trêve.

   Texte en prose :

Extrait de l’Epistre au Tigre

   “Tu as fait perdre au feu Roy une bataille & la ville de sainct Quentin”

   Texte versifié :

Extrait du Tygre

   “Tu fis que du feu Roy la bataille ordonnee
Autour de Saint Quentin fut enfin ruinée.”

   Rappelons la présence de cette ville dans les Centuries :

IV, 8
Les excubies & veilles sainct Quintin (cf. aussi IX, 29 et IX, 40)

   En revanche, si le Pasquil de la Cour composé nouvellement par maistre Pierre de Cognières ressuscité, jadis advocat en la Cour de Parlement à Paris, Imprimé nouvellement 1561 est bien une sources du quatrain X, 18, il faut en effet conclure, comme l’envisage d’ailleurs A. Delcour, que le dit quatrain centurique ne saurait lui être antérieur. Mais il ne faudrait surtout pas en déduire pour autant que X, 18 serait immédiatement postérieur à cette date. On ignore pourquoi M. Delcour écrit “Court” au lieu de Cour alors que l’original ici reproduit est bien “Cour”, cela tient probablement aux documents de seconde main qu’il utilise.

Pasquil de la Cour

Frontispice du Pasquil de la Cour (1561)

Page du Pasquil de la Cour       Page du Crespin

Comparaison entre les adresses
du Pasquil de la Cour et les Prophéties à la puissance divine de Crespin

   En fait, a-t-on des exemples d’emprunts aux Centuries qui ne se référent pas explicitement à tel ou tel quatrain, notamment pour le commenter ? Il nous semble bien que la plupart des occurrences comportant des similitudes avec les Centuries sans qu’il soit fait mention explicitement de la source centurique doivent être plutôt classées et considérées comme sources auxquelles les rédacteurs du corpus centurique auront fait appel. Bien entendu, ces sources sont à même de fixer un terminus a quo pour les quatrains visés.

   Cela dit, on ne peut pas sur la seule base d’un quatrain rejeter l’existence d’une édition dont on ignore le contenu, ce qui est le cas de la de plus en plus mythique édition 1558. En effet, le quatrain X, 18 pouvait ne pas s’y être trouvé, même s’il est attesté dans l’édition Benoist Rigaud 1568 (reprint Chomarat 2000) ainsi que dans toutes les éditions canoniques connues - et avoir été interpolé à partir de 1561, du moins dans l’hypothèse que nous refusons, désormais, d’une publication des Centuries avant 1572.

   Il nous semble avoir montré que les textes ayant servi vraisemblablement dans les Centuries connurent d’abord une carrière extra-centurique propre, qu’il est par ailleurs improbable que les Centuries aient pu comporter des quatrains anti-Guise avant l’avènement des Bourbon, donc pas avant les années 1590. Que les rédacteurs des quatrains pro Bourbon aient songé à recycler une ancienne littérature anti-Guise n’aurait rien de bien étonnant. Nous persistons donc et nous signons : ce n’est pas parce que des quatrains centuriques s’inspirent de sources plus anciennes que ces quatrains ont l’âge de ces sources. Heureusement que le peuple a la mémoire courte : si l'on avait su quand les quatrains relatifs à la confrontation Guise/Bourbon que celle-ci n’était qu'une réédition d’une situation que Nostradamus avait connu de son vivant, croit-on vraiment que l'on se serait extasié ? Par ailleurs, il nous semble assez évident que dans les dix derniéres années de la vie de Nostradamus, on ne pouvait s’en prendre aux Guise que sous couvert d'anonymat tant de l'auteur que de l'éditeur. Ceux qui &eacuta;taient surpris en train de vendre de tels pamphlets risquaient leur vie, comme ce Martin Lhomme accusé de répandre le Tygre.13

   Il nous paraît fort imprudent de qualifier d’emprunt aux Centuries des textes qui ne s’y référent pas explicitement. Certes, nous avons des exemples d’auteurs s’en prenant à Nostradamus et le citant es qualité et en signalant expressément les références des passages visés, sans omettre de préciser le mois et l’année, mais il ne s’agit pas là de quatrains centuriques. C’est probablement par une association plus ou moins inconsciente que d’aucuns pourraient voir ici et là des allusions aux Centuries, atteints d’une sorte de centurocentrisme ou de centurite aigüe. Jusqu’à présent le centurocentrisme s’était manifesté sous la forme de rapprochements, plus ou moins concevables, entre des événements supposés inconnus de Nostradamus et de versets de quatrains, ce qui est le fondement même du commentaire nostradamique.14 Ce qui est intéressant avec l’étude d’A. Delcour, c’est de noter que même la description de certains événements aurait pu être reprise littéralement, texto, de certains textes, et ce donc bien après les dits événements, ce qui d’ailleurs rend d’autant moins vraisemblable la thèse selon laquelle Nostradamus aurait annoncé, prédit, les dits événements. Or, ne voilà-t-il pas désormais une variété qui, on l’a déjà dit, conduit à dater certains quatrains bien avant que Nostradamus ait commencé à publier voire à écrire ? En tout état de cause, Adrien Delcour n’aura nullement démontré que le quatrain X, 18 est antérieur à la période de la Ligue car ce n’est pas parce qu’il emprunte à un texte de 1561 qu’il est de ce moment. Rappelons, à ce propos, que si en 1588 nous avons grosso modo un terminus a quo en ce qui concerne les centuries I à VII ou du moins la plupart d’entre elles, en revanche, nous n’avons, pour notre part, à notre disposition, aucune édition authentique comportant X, 18 avant le début du XVIIe siècle, ce qui ne signifie pas, certes, que ce quatrain n’ait pu figurer - et cela nous semble en effet probable - dans la première édition à dix centuries, datant au plus tôt de la fin des années 1570. Encore ne faudrait-il jamais perdre de vue que si ce fut le cas, cela émanerait du camp anti-Guise ; ne vaudrait-il pas mieux, dès lors, considérer que ce registre anti-Guise n’entra dans les Centuries qu’à la veille du triomphe d’Henri de Navarre et que cela relève d’un climat de guerre civile ? On comprend en tout cas, dans ces conditions, pourquoi les Centuries VIII-X ne parurent pas ou plus sous la Ligue. Or, les causes d’exclusion, de censure, des dites Centuries ainsi mendosisées ont longtemps prévalu.

   En tout état de cause, il semble bien plus probable que les Centuries aient emprunté à toutes sortes de sources, ainsi compilées que l’inverse, à savoir que des textes fort divers empruntent aux Centuries, comme si celles-ci étaient le centre du monde. Révolution copernicienne qui revient à faire tourner les Centuries autour du monde et non pas le monde autour des Centuries. Certes, par la suite, quand le canon centurique sera figé définitivement, dans sa textualité, c’est bien lui qui sera au coeur des commentaires de générations successives. Mais il ne faut pas confondre l’étape de la formation, de la genèse, et le temps de la fortune, de la réception.

   Deux faces du centurocentrisme, donc, avec cette même affirmation, qui veut que les centuries aient précédé, annoncé toutes sortes d’événements tout comme elles seraient antérieures à divers textes qui en dériveraient. A contrario, nous pensons que nombre de quatrains furent rédigés ou en tout cas intégrés post eventum et sont issus de tout un ensemble de publications recyclées au service du nostradamisme. Ainsi dans un cas, l’événement ou le texte censés être postérieurs détermineraient une date antérieure pour la publication des Centuries et dans l’autre, une date quant aux éditions centuriques concernées, nécessairement ultérieure, ce qui expliquerait les divergences chronologiques considérables entre nostradamologues.

   Que la recherche des sources ait abouti, ces derniers temps, à y rechercher les perspectives d’une datation des Centuries est un phénomène à observer avec prudence, comme c’est le cas pour toute tentative de montrer que tel événement a bien été prévu par les Centuries. Dans la dernière étude de P. Guinard, sur Espace Nostradamus, les deux préoccupations cohabitent : d’une part l’animateur du CURA nous affirme que les événements de la Ligue ont bien été annoncés par tel ou tel quatrain, de l’autre, il nous signale avec pertinence telle source - notamment chez Alciat - pour tel quatrain, sans d’ailleurs y voir là un moyen de datation du dit quatrain. Il est clair que si la quête des sources est susceptible de fixer une date buttoir qui rend improbable une publication des Centuries antérieure aux dites sources, en revanche, une telle enquête ne saurait, par elle-même, déterminer à quelle date tel quatrain centurique serait paru, sinon que c’était après la date de parution de la source, ce qui laisse beaucoup de latitude. Si on me parle de Napoléon Bonaparte, je sais que l’on ne le fait pas avant sa date de naissance (Ajaccio, 1769), mais cela ne me dit pas si on en parle en 1850 ou en 1950. En effet, si les facultés prédictives de l’humanité restent médiocres, en revanche, la mémoire des humains à des siècles de distance est une affaire bien établie. Or, on voudrait nous faire accepter une réalité inverse : à savoir que tel quatrain est forcément immédiatement postérieur à sa source et que tel quatrain peut annoncer un événement qui ne surviendra que bien plus tard. C’est là tout le paradoxe du centurocentrisme.

   On avait cru avoir jugulé le centurocentrisme de type événementiel - dont les récents propos de Mathieu Barrois sur l’holocauste montraient cependant la survivance au sein même du cercle fermé des nostradamologues bon teint mais ce centurocentrisme est en train de se manifester désormais sous la forme de l’article d’Adrien Delcour qui n’hésite pas à prétendre dater un quatrain en s’appuyant sur un emprunt du dit quatrain à tel document dont la date de parution ferait référence pour fixer celle du dit quatrain ! Pourtant, n’a-t-on pas cessé de nous présenter Nostradamus comme un “historien” intégrant le passé dans ses quatrains ? Mais une chose est de faire de Nostradamus l’historien d’événements antérieurs à 1555, une autre d’en faire un simple chroniqueur de son temps. Une chose est de faire de Nostradamus le prophète de la Révolution Française, une autre de lui voir attribuer la connaissance d’événements des années 1560, alors que le canon centurique était censé bouclé depuis 1558, si l’on se fonde sur l’Epître à Henri II, comme certains nostradamologues jugent encore bon de le faire. Avouons que l’étude de Delcour compromet singulièrement une telle éventualité, puisque l’on nous montre que tel quatrain fut marqué par un texte paru en 1560, à moins de soutenir l’inverse, ce qui nous semble singulièrement hasardeux et anachronique. Certes, cette édition de 1558 aurait pu ne pas comporter certains quatrains mais cela mettrait pour le moins fin à un certain consensus/postulat - que nous ne partageons nullement d’ailleurs - selon lequel dès la fin des années 1550, le texte de dix centuries aurait été établi, avec 42 quatrains à la VII (sur la base d’une des éditions Antoine du Rosne, 1557), ce dont l’édition Benoist Rigaud, 1568, serait le reflet fidèle.

   Le problème et les limites du travail d’Adrien Delcour, c’est qu’il se concentre ponctuellement sur tel ou tel quatrain et non pas sur le profil général des Centuries. Or, si l’on devait faire la liste de tous les recoupements mis en évidence, notamment par Pierre Brind’amour, entre versets et textes extra-centuriques, on en viendrait à dater les Centuries de plusieurs siècles avant la naissance de Nostradamus !

   Le canon centurique n’est pas réductible, de toute façon, à ses sources - et on n’ a certainement pas fini d’en découvrir - et ce n’est pas lui ôter de ses mérites que de pointer les dites sources sans avoir à en faire des emprunts aux Centuries. Imagine-t-on que l’on aille déclarer que la Guide des Chemins de France de Estienne est inspirée des Centuries ? Même les plus grands génies ont été marqués par des influences, ne serait-ce que dans l’apprentissage d’un langage, par des réminiscences de textes appris dans leur enfance. Cela dit, reconnaissons que l’image que l’on se fait d’un prophète inspiré ne correspond pas tout à fait à celle d’un compilateur laborieux sinon besogneux et que de ce fait, il est plus gratifiant, pour les adeptes du culte nostradamique, de rechercher des emprunts aux Centuries que des emprunts de la part des Centuries.

   En réalité, il y a une période sensible, qui est celle des années 1550-1580 et ce tant sur le plan des sources que sur celui des événements, puisque le débat actuel ouvre une fourchette d’une trentaine d’années environ quant à la date de publication des Centuries et en fait nettement plus pour ce qui est des Centuries VIII-X, ce qui vaut aussi pour les Epîtres à César et à Henri II; dont la multiplicité des versions ne saurait être occultée par le maintien des intitulés. Relier un quatrain avec un événement, c’est en effet risquer de laisser supposer que ce quatrain est postérieur au dit événement. Or, si un événement comme la fuite de Varennes ne pose aucun problème, en raison de son éloignement de la période de formation des Centuries, en revanche, un rapprochement avec les Guerres de Religion interpelle tout autrement. Et il est de même pour toute source située dans ce laps de temps et qui conduirait à retarder d’autant la date de parution de telle Centurie.

   Mais, on demandera à Adrien Delcour, à propos d’un quatrain traitant de la rivalité entre maisons des Guise et des Bourbons s’il considère que ce quatrain serait antérieur aux événements concernés. Quand il déclare que tel texte - le Pasquil, signalé par Schlosser - a emprunté aux Centuries, est-ce à dire que les dites Centuries avaient prévu ce dont il est question dans le dit Pasquil ? On voit ainsi que les deux centurocentrismes ne manquent pas de converger quand la source est le reflet d’événements bien précis.

   Il est assez évident que l’on aura voulu montrer que Nostradamus avait prévu ce qui s’est produit entre le moment où il était censé rédiger ses quatrains centuriques et le moment où parurent réellement les dits quatrains. Si, comme nous le pensons, le lancement des Centuries - sous une certaine forme qui ne nous est pas connue dans le détail - s’effectua au cours des années 1570, il semble évident, pour accrocher le lecteur, d’avoir à lui montrer à quel point ce qui s’est passé entre 1555 et disons 1575 avait bien été annoncé par le dit Nostradamus, à savoir la mort d’Henri II, celle de François II et les premières guerres de religion, avec notamment l’affrontement Guise (Lorraine) versus Bourbon (Vendôme). Plus la date de rédaction des Epîtres et des quatrains est ancienne et plus le mérite de la prévision des événements en question sera grand. Mais plus les événements censés annoncés sont tardifs et plus la date de parution des quatrains concernés risque aussi de l’être. La question qui se pose est alors la suivante : à partir de quel moment les quatrains perdent en précision au niveau événementiel. Si une telle date pouvait être déterminée, on pourrait mieux préciser la date de parution des Centuries. Ainsi, curieusement, ce qui intéresse le chercheur ne serait pas tant la question des événements annoncés que celle de ceux qui ne l’ont pas été ou plus été, notamment dans le cours du XVIIe siècle. Pour mieux nous faire comprendre, prenons le cas de la “Prophétie des Papes”, dont l’apparition correspond à dernière décennie du XVIe siècle. Pour les devises antérieures à la date de parution - la prophétie comporte en tout 111 devises latines - il y a une conformité frappante en ce qu’elle est systématique entre les armoiries des pontifes successifs et celles de la dite prophétie En revanche, pour celles qui font suite à cette parution, les recoupements sont beaucoup plus aléatoires15, même si dans certains cas il y a des coïncidences remarquables, même pour des périodes tardives.16 Ce qui intéresse ici est plutôt ce qui est de l’ordre de la discontinuité. En effet, lors du lancement des Centuries, on a certainement du veiller à ce qu’il y ait aussi peu de discontinuité que possible au niveau des événements couverts, de façon à ce que le dossier soit aussi impressionnant que possible.

   Puisque de centurocentrisme il s’agit ici, jetons un coup d’oeil sur le récent ouvrage de Marc Luni (cité plus haut), qui a le mérite de proposer une traduction française du texte centurique, tant en prose qu’en vers. Luni relie chaque quatrain à une année, laquelle peut s’échelonner sur plusieurs siècles, si bien que l’on a du mal parfois à distinguer la traduction du commentaire. En réalité, il n’y a ici traduction un tant soit peu littérale que pour les Epîtres en prose si bien que l’on peut considérer que le recours au mot “traduction” à propos des Centuries est totalement inadéquat. On se demandera si l’éditeur Dervy savait ce qu’il faisait en présentant l’ouvrage comme la ”première traduction intégrale commentée et datée” (sic) des Centuries.

   A l’évidence, Luni17 fait partie de ce que l’on pourrait appeler le nostradamocentrisme à savoir le fait de relier tout ce qui est centurique, y compris les sixains, dans son cas, au personnage de Michel de Nostredame. Tout comme pour le centurocentrisme, il s’agit de faire tourner toute la production nostradamique autour d’une personne bien précise, ayant vécu de 1503 à 1566, les autres acteurs du nostradamisme n’étant que des ombres à l’identité floue. Nous avons, pour notre part, développé la thèse selon laquelle les Centuries auraient été constituées à partir de textes de disciples de Nostradamus, c’est la contribution du néonostradamisme au canon centurique. Pour R. Benazra, dès lors que des disciples, plus ou moins imposteurs et illégitimes, présentent des textes se retrouvant peu ou prou dans les Centuries, il doit s’agir d’emprunts aux dites Centuries du dit Michel de Nostredame.

   On peut donc classer les nostradamologues dans leur rapport, plus ou moins marqué, au nostradamocentrisme et au centurocentrisme. Ceux qui sont attirés par le nostradamocentrisme et/ou le centurocentrisme nous semblent pouvoir être caractérisés par un besoin de... centralité, de repères. En effet, d’un côté on a un personnage bien réel et une oeuvre bien définie alors que de l’autre, on a un réseau complexe et diffus de ramifications toujours plus lointaines, plutôt imprévisibles et s’étendant à l’infini.

Jacques Halbronn
Paris, le 2 juin 2004

Notes

1 Cf. La vie de Nostradamus, Paris, P. Belfond, 1985, p. 281, note 25. Retour

2 Cf. Le texte prophétique en France, formation et fortune, Vol III, pp. 1198 et seq. Retour

3 Cf. Le Tigre de 1560, avec notes de Ch. Read, Paris, 1875. Retour

4 Cf. Lettres Inédites, Genève, Droz, 1983, p. 108. Retour

5 Cf. Coligny, Paris, Fayard, 1985, pp. 150 et seq. Retour

6 Cf. “Une attaque réformée oubliée contre Nostradamus (1561)”, Réforme, humanisme, Renaissance, 33, Lyon, décembre 1991. Retour

7 Voir I. Crété, Coligny, op. cit., pp. 150 et seq. Retour

8 Voir tome VI ou supplément, La Haye, P. De Hondt, 1743, p. 214. Retour

9 Cf. R. Dareste, Essai sur François Hotman, Paris, A. Durand, 1850, p 45. Retour

10 Nous n’avons pas retrouvé l’original qui se trouvait à la Bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Paris, avant 1870, et échappa aux destructions de la Commune de Paris. Un reprint de l’Epître a été publié par son conservateur Ch. Read, Le Tigre, pamphlet anti-guisard de 1560, Paris, 1875 (BNF, Res Lb32 31), reprint, Genève, Slatkine, 1970. Cf. Le Tygre, satyre sur les gestes mémorables des Guises, Strasbourg, 1851 et Ch. Nodier, “De la liberté de la presse avant Louis XIV à propos d’un petit livre intitulé Au Tigre de la France“ in Dissertations philologiques et bibliographiques, Paris, 1834. Retour

11 Vers 1587, C. Volant dédiera au Cardinal de Lorraine une Première centurie des choses plus mémorables depuis l’an 1587 jusqu’à la fin du la douzième centurie, présagée pour 36 ans, Bibliothèque Mazarine, Paris, Cote Res 37220 (7). Retour

12 Cf. Le règne de Charles Cardinal de Lorraine, de ses frères de la maison de Guise, Paris, 1576, p.13 (BNF, Ln27 9408 Resaq) et Le Tigre de 1560, Paris, 1875, op. cit., p. 84. Retour

13 Cf. études in Le tigre de 1560, Paris, 1975, p. 9. Retour

14 Cf. Marc Luni, Nostradamus, les Centuries. Première traduction intégrale commentée et datée, Paris, Dervy, 2002. Retour

15 Cf. Raoul Auclair, La Prophétie des Papes, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1980, p. 20. Retour

16 Cf. notre étude à la rubrique Prophetica, Encyclopaedia Hermetica, et dans notre thèse d’Etat. Retour

17 Cf. Nostradamus. Les Centuries, op. cit., pp. 453-459. Retour



 

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