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ANALYSE |
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Les Centuries comme pseudo-recueil de prophéties |
&nbs En 1999, nous avons soutenu une thèse d’Etat, intitulée le Texte Prophétique en France, formation et fortune, en abrégé TPF (Diffusion Presses Universitaires du Septentrion et sur microfiches dans toutes les bibliothèques universitaires de France) dont une partie était consacrée à Nostradamus (partiellement mise en ligne sur Espace Nostradamus). C’est dire que nous sommes assez bien placé pour inscrire les Centuries dans un genre qui est celui du recueil prophétique et plus spécifiquement dans celui de sa forme versifiée. Cela dit, notre thèse d’Etat n’avait pas envisagé avec assez de netteté la thèse des Centuries comme recueil de prophéties, laquelle nous semble pouvoir expliciter un certain nombre de particularités sur lesquelles butèrent et butent encore les chercheurs en nostradamologie et notamment un Pierre Brind’amour.
En fait, la vraie question n’est même pas de déterminer si Michel de Nostredame est ou non l’auteur des Centuries mais ce que sont les dites Centuries, telles que nous les connaissons.
Or, ces Centuries couvrent un champ dépassant très largement le cadre chronologique qui est celui de Nostradamus. Rien de surprenant à cela : on n’a pas commencé à prophétiser avec Nostradamus ! Il y a une tradition prophétique1 dont les Centuries sont tributaires et qu’elles perpétuent à leur façon.
Les lecteurs qui découvrirent pour la première fois les quatrains de cet ensemble voué à un certain nombre d’additions ultérieures durent éprouver le sentiment habituel face à ce type de littérature : un mélange de déjà vu et d’inouï. Du déjà vu par les quatrains se référant à des événements passés et de l’inouï, de l’inédit, en ce que d’autres ne renvoyaient apparemment à rien de connu.. Telle est au demeurant la loi du genre et cela vaudra encore au XIXe siècle pour la prophétie d’Orval2, parfois, notamment chez Torné Chavigny - associée au nom de Nostradamus.
Ce serait donc un contresens de faire de Nostradamus un historien. Oui et non. Ce qui est clair, c’est que ceux qui lancèrent les Centuries ne souhaitaient certainement pas qu’on fît de cet ouvrage un manuel d’Histoire, puisque tous les textes contenus dans cet ensemble étaient censés avoir été composés avant les événements auxquels ils seront référés. En revanche, pour fabriquer ces textes, il a bien fallu, en effet, faire oeuvre d’historien de seconde main.
Il en sera de même pour les devises des papes que l’on trouve, à partir des dernières années du XVIe siècle, dans la Prophétie du (pseudo) Malachie3, compilation des Histoires de la Papauté parues au XVIe siècle mais censée avoir été rédigée au XIIe siècle avant notamment le Schisme avignonnais.
On en arrive à un amusant cas de figure, à savoir que pour décrypter les quatrains et autres textes prophétiques, on se sert peu ou prou des mêmes ouvrages que ceux qui servirent pour réaliser les dits quatrains.
Quand le québécois Pierre Brind’amour signale telle source pour tel quatrain il ne fait en réalité que nous expliquer comment ce quatrain a été fabriqué. En ce sens, l’auteur des Centuries aura fait un travail de compilation historique pouvant servir de kaléidoscope, de miroir éclaté de l’avenir.
C’est dire les liens intimes qui intriquent discours (pseudo) prophétique et Histoire.
Mais Brind’amour ne se rend pas compte, à cette occasion, que ce faisant il dépossède Nostradamus de la paternité prophétique de ces textes sinon de sa responsabilité rédactionnelle. En effet, qu’il s’agisse de Nostradamus ou d’un autre auteur, le problème est le même : une chose est d’avoir versifié des textes, une autre d’en avoir déterminé à l’avance la substance. On peut ainsi jouer sur l’ambiguïté même de la qualité d’auteur et de la définition du plagiaire.
Contrairement à la thèse de Peter Lemesurier, il ne s’agissait pas, avec les quatrains centuriques, de parler du passé pour traiter du futur mais bien de confirmer certains quatrains par les événements passés pour en justifier d’autres non accomplis. Autrement dit, il était d’abord demandé au lecteur de vérifier sur nombre de quatrains que ceux-ci avaient été validés, au regard de la culture historique du dit lecteur. Il est d’ailleurs probable que notre lecteur ait été aidé par un commentaire de quelques quatrains particulièrement frappants, comme ce sera d’ailleurs une pratique assez courante dans les éditions du XVIIe siècle. On ne voit pas par quel paradoxe un tel commentaire n’aurait pas existé lors du lancement des Centuries, donc déjà dans la seconde moitié du XVIe siècle. En effet, les conditions d’un tel lancement devaient respecter un certain nombre de règles exégétiques, biographiques et méthodologiques qui sont absentes des éditions prétendument parues avant 1588, date à laquelle nous disposons enfin d’éditions dont la date est fiable, ce qui ne sera pas longtemps le cas d’ailleurs, ne serait-ce que par le nombre important d’éditions non datées, notamment en leur second volet. Une fois le lancement réussi, les Centuries mises en orbite, certains éléments présents au démarrage n’étaient plus vraiment nécessaires et il faut aussi tenir compte d’une tradition orale, de la rumeur, comme sous la Révolution Française à propos du Mirabilis Liber.
Ainsi, donc, pour nous, quel fut le mérite de l’éditeur - au sens anglais que l’on retrouve dans éditorial - des Centuries ? Soit, comme on l’a dit, de mettre en vers d’anciennes prophéties, conférant ainsi simplement à l’ensemble une certaine homogénéité formelle, soit d’y ajouter des pronostics de son propre cru. Mais cette dernière hypothèse nous semble improbable, du moins officiellement. Quelle crédibilité aurait eu un texte récemment produit ? Il valait beaucoup mieux que les événements les plus proches, tant ceux qui venaient de se produire que ceux que l’on pouvait attendre, aient été annoncés de longue date, c’est-à-dire à l’époque des premiers événements prophétisés par le dit du corpus prophétique. Autrement dit, l’événement le plus anciennement annoncé aurait-il déterminé la date de l’ensemble ? Pas forcément, dans la mesure où les Centuries pouvaient être constituées de plusieurs sources prophétiques appartenant à des siècles différents.
Mais en pratique, les choses se passèrent sensiblement différemment : nous ne croyons guère pour notre part aux prophéties à long terme et au long cours. Pour être vraiment en prise avec une époque donnée, il faut qu’elles soient en phase avec celle-ci et donc contemporaines. Mais la règle du jeu est bien de faire croire le contraire, tant et si bien que l’éditeur, quel qu’il soit, a certainement mis son grain de sel dans le texte ainsi présenté au public et qu’en réalité, les prophéties déjà accomplies ne constituent qu’une caution pour valider des quatrains non encore réalisés. Comprenons qu’un tel procédé vise évidemment à manipuler l’opinion et à la persuader de l’imminence et de l’irréversibilité de certaines situations en cours.
Telles furent probablement les données qui présidèrent au lancement du premier train de Centuries. Mais qu’en fut-il par la suite ? Par la suite, on mit en circulation d’autres Centuries qui avaient l’avantage d’être plus ancrées dans une actualité en perpétuel devenir et parallèlement l’on s’efforça de rapprocher certains quatrains de certains événements s’étant produits après le lancement ; il y a toujours des coïncidences providentielles, comme le quatrain Varennes, à la fin du règne de Louis XVI, et qui intrigua un Georges Dumézil.
Quelle fut la part des retouches et des interpolations avant la clôture du canon nostradamique, au milieu du XVIIe siècle ? On ne peut s’en faire une idée très exacte puisque l’on ne dispose pas des premières éditions. Très faible, si l’on prend pour argent comptant les éditions antidatées mais en fait certainement assez considérables, au vu d’un certain nombre d’indices, si l’on admet que l’on ne dispose pas des premières éditions.4
En fin de compte, il nous semble qu’officiellement, Nostradamus aurait eu le principal mérite de mettre en vers tout un ensemble de supposées prophéties. Mais s’agit-il vraiment d’un recueil de prophéties au même titre que le Mirabilis Liber, auquel Lemesurier fait souvent référence dans son approche des Centuries et auquel nous-mêmes avons consacré d’assez amples études dans notre TPF ? Nous ne le pensons pas mais il faudrait aller y voir de plus près.
En réalité, comment aura-t-on procédé pour composer les quatrains centuriques rétrospectifs ? Il semble qu’à quelques exceptions près, on se soit davantage appuyé sur des textes à caractère historique stricto sensu que sur des textes relevant de la littérature prophétique. Pourquoi ne pas avoir puisé dans le corpus prophétique ? Soit par méconnaissance, soit par mépris. On aura préféré faire du prophétisme à nouveaux frais mais sans le reconnaître ouvertement, ce qui eut été suicidaire.
En effet, toute la stratégie reposait sur l’existence d’un fait prophétique, de prophéties dûment accomplies. Rien à voir avec une compilation de textes divers et variés directement tirés des événements. Il fallait faire dans le texte prospectif et non dans le texte rétrospectif !
Comme nous le notions dans notre toute dernière étude5, il semble bien que l’on ait présenté les Centuries comme issues de divers auteurs anciens, ce qu’il faut comprendre vraisemblablement d’auteurs à vocation prophétique ou pour le moins astrologique. Ce qui selon nous est en grande partie inexact. Mais telle était, du moins, la version officielle.
A la lumière de notre thèse, on perçoit à quel point l’image actuelle des Centuries est éloignée de ce qui s’est véritablement passé; c’est ainsi qu’on veut nous faire croire que les Centuries traitent de ce qui arrivera au plus tôt à partir de 1555 ; c’est en tout cas la thèse de Giffré de Rechac, dans l’Eclaircissement des véritables quatrains (1656). Le caractère collectif des Centuries aura ainsi été évacué, ce qui paradoxalement est justifié puisqu’il s’agit bel et bien d’un recueil tardif de pseudo-prophéties.
Une thèse intermédiaire voudrait - c’est apparemment celle adoptée dans le Janus Gallicus (1594) - que Nostradamus, né en 1503, ait produit ces Centuries dès les années 1530 mais les ait longtemps gardées par devers lui, dans un tiroir de son cabinet, tout en publiant quelques quatrains dans ses almanachs annuels. Cette thèse recoupe en partie celle des papiers posthumes retrouvés dans la bibliothèque de Nostradamus à sa mort en 1566 - notamment des centuries et des épîtres - que de bonne âmes auraient décidé de rééditer, qu’il s’agît d’oeuvres de Nostradamus lui-même ou de documents dont il disposait ou qu’il aurait remaniés, peu ou prou.
Comme nous l’avons expliqué dans un précédent article6, il ne s’agit nullement de valider la position officielle d’une parution posthume mais de reconnaître que c’est celle qui fut entérinée. En pratique, les Centuries ne furent nullement retrouvées dans la bibliothèque de Nostradamus - et il est fort improbable que ce soit Nostradamus qui ait produit des centaines de quatrains, mais bien plutôt ses imitateurs que nous avons qualifiés de néonostradamistes.
On aura compris que ce qui nous intéresse ici, c’est de déterminer sous quelle forme les Centuries furent d’abord présentées, ce qu’elles étaient officiellement supposées être et ce qu’elles étaient en définitive.
Il y aurait ainsi deux grandes lignes de recherche à mener :
- l’une visant à reconstituer le manuscrit des Centuries, c’est-à-dire les quatrains sous la forme qui est la plus proche de la conception d’origine
- l’autre visant à déterminer dans quelles conditions le texte centurique fut réellement composé et sous quelle forme il se présentait lors du lancement du produit.
Dans les deux cas, il s’agit de remonter aux origines du processus centurique et ce sans se laisser exagérément influencer par le canon nostradamique dans la mesure où il s’agit visiblement d’un stade précanonique - qui est celui en vigueur au XVIIe siècle - tant au niveau de la textualité des quatrains que du méta-discours d’accompagnement (désignation de l’auteur, page de titre, textes de présentation etc).
En conclusion, les Centuries se distinguent des recueils de prophéties par l’absence de références à des auteurs appartenant à la littérature prophétique. En ce sens, les Pléiades de Chavigny (1603, mais avec un manuscrit nettement antérieur) constituent un ouvrage beaucoup plus érudit. Si les Centuries figureront, pour quelques quatrains, au sein de divers recueils prophétiques - et notamment au XIXe siècle, nouvel âge d’or du genre - en revanche, elles ne sont pas l’oeuvre de spécialistes de la littérature prophétique et lui empruntent, la recoupent fort peu, puisant cependant dans un même signifié, à savoir l’Histoire du monde. On avait déjà contesté à Nostradamus ses compétences en astrologie - on songe à Videl - dans sa Déclaration des abus, ignorances et séditions de Michel Nostradamus, Avignon, Pierre Roux & Ian Tramblay, 15587 mais le bagage prophétique des Centuries est des plus maigres, si l’on met de côté les deux premiers quatrains de la première Centurie, inspirés directement ou non de Cornelius Agrippa. En comparaison, Jean Aimé de Chavigny fait figure d’érudit. Déjà dans le Janus Gallicus, dans le développement intitulé Au Lecteur, il y a une tentative pour dresser une généalogie du prophétisme, citant les classiques du néoprophétisme : Merlin, Anselme, Telesphore, Sainte Brigitte, Joachim, Cyrille, Lolhard etc, pour terminer avec ce grand Michel de Nostredame, miracle de nostre aage (pp. 17- 18). Le problème, c’est que l’étude des quatrains est révélatrice, selon nous, d’une volonté de présenter ceux-ci comme une somme prophétique s’originant dans un passé aussi ancien que les références historiques qui s’y trouvent et dont les premiers lecteurs devaient être avertis. Cela nous autorise à qualifier les Centuries de pseudo-recueil de prophéties, ce qui ne fait que renforcer encore davantage, s’il était besoin, le climat de contrefaçon qui transpire à différents niveaux dans le corpus nostradamique. En fait, le centurisme télescope le signifiant prophétique pour lui substituer une simple relecture de l’Histoire.
La comparaison avec le texte orvalien est révélatrice : la prophétie d’Orval se présente, en effet, comme incomplète, on n’en connaîtrait que les passages les plus récents, à partir de la Révolution Française. On aurait pu procéder ainsi avec les Centuries et les présenter comme un ensemble très ancien dont une partie aurait été perdue en chemin. On ne saurait d’ailleurs exclure cette hypothèse pour les Centuries dans la mesure où des quatrains sont supposés manquer, comme le laisse entendre notamment, in fine, le Brief Discours de la Vie de M. Michel de Nostredame, lequel, sous une forme probablement quelque peu différente, pourrait fort bien avoir accompagné la première édition, ce qui d’ailleurs, rend possible leur émergence ultérieure.
Concluons que les Centuries, à plus d’un titre, et de par leur contenu même, dépassent très largement, tant en amont qu’en aval, le personnage de Michel de Nostredame, celui-ci s’inscrivant dans un continuum. En ce sens, nous irons même jusqu’à dire qu’il s’agit là d’un cas extrême dans le genre et qu’en conséquence, l’hyper-centrage qui est fait sur l’homme Nostradamus constitue un contresens tout aussi extrême. Le néoprophétisme ne se réduit nullement à Nostradamus et ce sont plutôt les nostradamistes qui se laissèrent porter par le courant prophétique, quitte à lui conférer une formulation plus convaincante. En ce sens, le cas Nostradamus n’est pas sans anticiper sur celui de Herzl, qui ne fit que surfer sur la vague d’un sionisme qui ne l’avait pas attendu pour exister.8
Jacques Halbronn
Paris, le 27 juin 2004
Notes
1 Cf. notre étude sur Lichtenberger, sur le Site Cura.free.fr. Retour
2 Cf. notre développement dans notre TPF à mettre en ligne sur Encyclopaedia Hermetica. Retour
3 Cf. notre étude à la rubrique Prophetica, Encyclopaedia Hermetica. Retour
4 Cf. notre article à la recherche du manuscrit idéal des Centuries, sur Espace Nostradamus. Retour
5 Cf. Que faut-il attendre du prochain Colloque Nostradamus ? sur Espace Nostradamus. Retour
6 Cf. néonostradamisme et précenturisme, sur Espace Nostradamus. Retour
7 Cf. RCN, pp. 32-33. Retour
8 Cf. notre diptyque, Prophetica judaica aleph et beith, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002 : Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus et Le Sionisme et ses avatars au tournant du Xxe siècle. Retour
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