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ANALYSE |
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Nostradamus comme archétype du savant juif moderne |
Il est probable qu’il y ait un mythe Nostradamus qui ait été construit de toutes pièces et dont on commence à comprendre par quels procédés. Il n’en reste pas moins que le choix de Nostradamus pour élaborer l’image d’un prophète des temps modernes n’est pas fortuit. Il nous semble notamment que la dimension juive du personnage aura compté pour beaucoup, ce qui nous renvoie à la représentation du Juif au XVIe siècle et au cours des siècles suivants mais aussi, bien entendu avant le temps de Nostradamus.
Rétrospectivement, le cas Nostradamus nous apparaît, en effet, comme... prophétique, c’est-à-dire comme annonciateur de toute une lignée de savants juifs. Comme nous l’avons écrit par ailleurs1, les Juifs se sont illustré au cours des derniers siècles par un génie particulier dans le domaine des sciences sociales et plus généralement des sciences humaines. La liste est longue des Juifs qui ont démontré un flair certain au niveau d’une archéologie des structures qui régissent la Cité : sociologues, anthropologues, historiens, psychanalystes, idéologues, philosophes, épistémologues. Et si le cas Nostradamus est douteux, sur le fond, à la différence de la réussite authentique de tant de chercheurs juifs, il ne s’inscrit pas moins dans une réalité, qui est celle du rôle des Juifs en tant qu’éclaireurs des réalités sociales.
Il suffit de voir comment un Giffré de Réchac, tout dominicain qu’il soit, cherche à s’appuyer, en 1656, dans l’Eclaircissement des véritables quatrains de Maistre Michel Nostradamus, sur le corpus nostradamique, non d’ailleurs sans tenter de l’élaguer, aux fins d’y chercher une clef de l’Histoire, ce dont il fournit une application substantielle, pour prendre conscience de l’existence d’une sorte d’attente à l’endroit des Juifs de certaines révélations dans l’ordre du destin de l’Humanité.
On sait que parfois on risque de prendre ses désirs pour des réalités ; c’est probablement ce qui s’est passé avec Nostradamus ; on aura été victime d’un préjugé par trop favorable. Mais force est de constater que l’affaire Nostradamus aura ouvert la voie à un phénomène beaucoup plus sérieux, dont il n’aurait été qu’un signe avant coureur.
L’ascendance juive de Nostradamus ne serait donc nullement un épiphénomène mais bien au contraire serait au coeur même du personnage ainsi constitué. D’ailleurs, quand nous parlons de néonostradamisme2, n’établissons-nous point, ipso facto, un parallèle avec le Nouveau Testament prenant la suite, prétendument, d’un Ancien Testament ? A partir du moment où Nostradamus est dit Juif, retaillat, c’est-à-dire circoncis, selon un de ses détracteurs, tout converti ou nouveau chrétien (converso) qu’il soit, ne peut-on en prolonger le message tout comme le christianisme aurait relayé le judaïsme ? L’oeuvre de Michel de Nostredame servirait alors de socle pour un édifice bien plus ambitieux, passant des quatrains des Présages à ceux des Centuries. On perçoit l’inanité voire le contresens que de vouloir attribuer tout le corpus nostradamique au seul Nostradamus car c’est manquer ainsi une dialectique vivace en oeuvre entre l’apport juif et son complément, son prolongement chrétien.
Quelle est la teneur de cette représentation du savant juif ? Il y aurait là certainement matière à thèse. Ce que nous voudrions montrer, c’est que le prophétisme, dans le contexte du second XVIe siècle appartient à part entière au champ des sciences de l’Homme, qu’il comporte bel et bien une dimension scientifique ou proto-scientifique. Quoi d’étonnant d’ailleurs dans le fait de supposer que les Juifs qui sont les héritiers d’une société et d’une religion si anciennes soient porteurs de clefs pour comprendre le monde tel qu’il est et tel qu’il est devenu ? Le XVIIe siècle, notamment, qui est celui de la véritable mise en orbite des Centuries, sera marqué par un réveil de l’attention accordée aux Juifs et qui désormais ne se démentira plus, pour le meilleur comme, on le sait, pour le pire et qui conduira, entre autres, au sionisme, mouvement nullement réservé aux seuls Juifs. C’est d’ailleurs en ce siècle que les Juifs seront réintégrés en Angleterre, sous Cromwell. Que Nostradamus ait été Chrétien de confession ne change rien à l’affaire étant donné que selon la loi il était interdit aux Juifs de demeurer dans le Royaume, le seul Juif toléré ne pouvant donc être que converti mais néanmoins juif, comme on avait pu l’observer en Espagne, au XVIe siècle, avec les marannes . Cette distinction entre judaïsme et judéité est d’ailleurs essentielle : quel rapport, en effet, entre le savant juif et le Juif savant, entre l’homme de science juif et le talmudiste ? Avec Nostradamus se dessine le portrait d’un Juif en quelque sorte laïque, dont les croyances religieuses ne seraient qu’une façade, un signe de reconnaissance sans nullement épuiser tout ce dont est porteuse la condition juive. Karl Marx, au demeurant, au XIXe siècle, sera également un de ces Juifs dont la famille s’est récemment convertie et en aucune façon cette conversion ne saurait effacer sa judéité foncière.
Autour du mythe Nostradamus va donc s’articuler l’image d’un Juif dont la parole importe et doit être commentée, interprétée, appliquée à la compréhension du monde des hommes. Il ne s’agit pas, en effet, ici d’un Nostradamus astronome mais bien astrologue, astrophile, nous parlant de l’Histoire passée et future des hommes. Car tout compte fait, l’humanité païenne n’a pas besoin des Juifs pour décrypter les secrets de la Nature ; c’est bien plutôt l’astrologie, elle-même prototype des sciences de l’Homme, qui concerne ici le Juif.3 D’ailleurs, avec le recul, c’est bien dans le champ des sciences humaines que les Juifs auront au cours des derniers siècles, le plus constamment brillé et devraient d’ailleurs continuer à le faire. On observera la stagnation des sciences de l’Homme dans les régions qui n’accordent pas toute son importance à la présence juive, n’en font pas cas ou qui tout simplement l’ignorent. Sans ce rayonnement récurrent dans le champ anthropologique, qu’en serait-il aujourd’hui de l’image du Juif sinon celle d’un archaïsme déconnecté de toute modernité ? Encore faut-il préciser que ce n’est pas tant dans la sphère du judaïsme provençal que cette percée se fera mais bien, sans qu’on sache très bien pourquoi, dans celle du judaïsme rhénan, voire alsacien - on pense à un Claude Lévi-Strauss, et avant lui à un Durkheim, un Mauss, d’expression française et de l’Est de la France - en tout cas germanophone, et finalement surtout protestant, réformé.
Mais si Nostradamus fut ainsi mis en exergue, ce n’est probablement pas avec lui que cette attente, ce prestige du savant juif sont nés. Il faudrait peut-être citer au XIIe siècle un Abraham Ibn Ezra, astrologue espagnol, venu s’installer un moment dans le Sud de la France et dont des traductions françaises circuleront au XIIIe siècle.4 Il faudrait étudier de plus près les antécédents prénostradamiques du savant juif, porteur d’une science rare susceptible de faire apparaître du sens dans une Histoire souvent chaotique, comme l’était celle de la France des guerres de religion.
Dès lors, n’aurait-on point essayé de créer de toutes pièces l’incarnation d’un prophète attendu, annoncé comme on l’a peut-être fait pour Jésus, censé accomplir certaines prophéties ? Nostradamus prophète prophétisé et en cela quelque peu suspect. Prophète auquel on va attribuer après coup l’annonce de certains événements car l’important n’était-il pas de crédibiliser l’acte prophétique en soi, par n’importe quel moyen, plus ou moins avouable, de façon à ce que d’autres, après Nostradamus, puissent également et légitimement prétendre à une certaine inspiration prophétique, ne serait-ce qu’en étant inspirés par la lecture des quatrains ? Nostradamus, pierre de touche du néoprophétisme.
On nous objectera peut-être que le lien est quelque peu ténu entre le prophète et le chercheur en sciences sociales. De mauvais esprits pourraient en dire autant pour l’astrologie. Mais au XVIe et au XVIIe siècles, la science historique, laquelle englobait alors bien des domaines, n’hésitait pas à chercher sa voie du côté de l’astronomie5 et on l’a dit bien des commentateurs des quatrains prétendaient bel et bien montrer que ceux-ci constituaient une méthode crédible d’approche des faits historiques. Et de toute façon, il l’est moins quand il s’agit de pseudo-prophétisme à l’instar de cet automate joueur d’échecs dissimulant dans sa machinerie un homme. Le progrès a ses subterfuges, ses tours de passe passe, pour la bonne cause voire pour la raison d’Etat.
Que le jeu en ait valu la chandelle à la fin du XVIe siècle, cela se conçoit et cela excuse bien des choses au vu de ce qui s’en est suivi. En revanche, quel intérêt avons-nous de nos jours à entretenir ou à consolider un mythe ? Au moins ceux qui faisaient du Nostradamus savaient-ils ce qu’ils faisaient. Mais que dire des nostradamologues contemporains qui s’évertuent à défendre l’indéfendable et qui, par là, d’ailleurs, démontrent un talent de mauvais aloi pour la recherche historique ? Chapeau bas pour ceux qui ont fabriqué le corpus nostradamique et lui ont offert la carrière qui sera la sienne mais faut-il crier au génie parce qu’ils ont su berner jusqu’à nos modernes chercheurs, souvent passés par l’Université ? De telles impostures sont généralement faites pour fonctionner à court terme et comme on dit les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Le scandale, c’est le nombre incroyablement élevé d’auteurs - et le colloque Nostradamus de la BNF, début 2003, en témoigne (dont nous avons rendu compte sur Espace Nostradamus) - qui n’ont pas encore pris leur parti de découpler le centurisme et Michel de Nostredame. Il n’est pire sourd que celui qui ne veut rien entendre.
Est-ce pour autant que la production de Nostradamus telle qu’on put la connaître à sa mort, avant qu’elle ne soit singulièrement amplifiée, sous des prétextes divers, serait sans intérêt ? Encore faudrait-il être en mesure de discerner ce qui était vraiment de Nostradamus, tâche nullement aisée et qui justifiât qu’on s’intéressât à lui au point de le mettre au centre d’un véritable canon nostradamique. On comprend dès lors l’importance qu’il y a à restituer le Nostradamus originel pour en saisir la teneur et comprendre ce qui suscita tant de ralliements plus ou moins bien intentionnés : prétendues découvertes posthumes, initiations revendiquées par des disciples lesquels vont produire à leur tour une certaine poésie prophétique, tout cela étant voué à terme à venir grossir le corpus nostradamique, selon le principe que, tôt ou tard, tout ce qui se ressemble s’assemble.
A propos de ses disciples, comment ne pas souligner à quel point un certain antijudaïsme anime un Antoine Crespin s’en prenant aux faux Juifs, c’est-à-dire aux Juifs perfides. Selon nous un tel préjugé se retrouve dans certains quatrains, notamment ceux consacrés à Avignon (Roy de Bloys dans Avignon régner), ville où vivait une forte communauté juive. Rappelons que c’est à la suite des conquêtes et annexions françaises tant en Provence qu’en Alsace, que des Juifs se retrouvèrent au sein du royaume de France.
La formule des faux Juifs nous fait penser à une formule de l’Apocalypse de Jean concernant la synagogue de Satan, visant ceux des Juifs qui n’avaient pas reconnu Jésus pour ce qu’il prétendait être. C’est dire que la thèse de Lucien de Luca, encore réitérée récemment sur Espace Nostradamus, de l’unité du corpus nostradamique, ne tient pas la route : il ne suffit pas, on ne le répétera jamais assez, de souligner ce qui converge, tant synchroniquement que diachroniquement, mais aussi ce qui diverge et nous ne pensons pas que le descendant de Juifs provençaux et comtadins, Michel de Nostredame, ait été sur la même longueur d’onde qu’un Crespin et que certains quatrains des Centuries.
Michel de Nostredame a été présenté à la postérité comme un prophète d’ascendance juive, et donc par là même capable d’accéder à la prophétie comme ses lointains ancêtres, tout comme il fallait que Jésus fût juif pour que son message fût crédible. En réalité, la force des Juifs ne réside-t-elle pas plutôt dans leur aptitude à voir non pas l’avenir mais le passé, sachant que ce passé est porteur d’invariants, de constantes qui valent pour le futur ? Mais le Juif n’a pas vraiment vocation à relater des événements que tout le monde connaît - faire de Nostradamus un historien est ici une plaisanterie6 - mais bien plutôt à fouiller, à décrypter le monde actuel pour y déceler et dévoiler les structures essentielles souvent occultées par les scories du contingent ?
Pour construire un mythe, tous les moyens sont bons : un film français qui passe actuellement, Qui perd gagne, de Laurent Bénégui, illustre avec humour certains procédés que l’on retrouve aussi en astrologie mais qui, dans le film, concernent le loto. Un gagnant prétend posséder un système pour gagner au loto. Il ne se contente donc pas d’avoir gagné quelques millions d’euros, il faut en plus qu’il instrumentalise ce gain pour se valoriser lui-même. Pour entrer dans son jeu, peu après, un autre gagnant vient le voir et lui propose de lui attribuer le mérite de ce nouveau gain et dans la foulée de renforcer son image et de tirer ainsi un superprofit de sa dimension médiatique, le premier gagnant accepte la combine. C’est le cas de le dire : on ne prête qu’aux riches. Et les complices ne sauront pas résister à une nouvelle proposition, celle-ci piégée du fait de la fabrication par le service de répression des fraudes d’un vrai faux coupon. Bien des astrologues n’hésitent pas à procéder ainsi, mettant sur le compte de leur chère astrologie des résultats obtenus par hasard ou de par leur talent de voyant ou tout simplement par leur connaissance du terrain politique. En cas d’échec, c’est l'interprète qui s’est trompé. En cas de réussite, c’est la méthode qui a fait ses preuves. En ce qui concerne le phénomène Nostradamus, qui nous intéresse ici au premier chef, on peut supposer que l’on ait attribué à un même hommes des réussites dues à plusieurs. Car si une réussite n’est pas significative, une série le devient. On comprend mieux, dès lors, pourquoi nombreux sont ceux qui voudraient que Nostradamus tirât seul bénéfice d’un ensemble de corrélations plus ou moins flagrantes. Un seul prophète, c’est quand même plus frappant qu’une demi-douzaine ! Le centurisme ne serait-il pas, en définitive, la concentration autour d’un seul personnage et d’un seul corpus de prophéties et pseudo-prophéties éparses ? Pas besoin dans ce cas de faire des prophéties après coup, on se contente de regrouper celles qui ont marché en les attribuant, dans l’intérêt supérieur du prophétisme, à un seul homme, mais ce qui frappe quand c’est toujours le même gagnant est bien moins remarquable quand c’est le fait de plusieurs, à plusieurs époques. Une variante, assez fréquente en astrologie, consiste à faire croire à une réussite obtenue chez tel astrologue par une seule méthode ce qu’il a réalisé successivement au moyen de plusieurs méthodes, puis de laisser entendre que c’est toujours la même qui a servi, ce qui se révèle nettement plus édifiant et fait oublier l’empirisme des cas isolés.7
Jacques Halbronn
Paris, le 6 juillet 2004
Notes
1 Cf. nos études à la rubrique Judaica, in Encyclopaedia Hermetica. Retour
2 Cf. notre étude sous ce nom, sur Espace Nostradamus. Retour
3 Cf. Le monde juif et l’astrologie, Milan, Arché, 1985. Retour
4 Cf. notre édition de deux traités astrologiques qui lui sont attribués, Paris, Retz, 1977, désormais accessible par le biais d’Internet. Retour
5 Cf. nos études sur l’astro-histoire, Site Cura.free.fr. Retour
6 Cf. notre étude les Centuries comme pseudo-recueil de prophéties, Espace Nostradamus. Retour
7 Cf. notre étude des travaux d’André Barbault, en astrologie mondiale, à la rubrique Astrologica, in Encyclopaedia Hermetica, et sur les Sites Internet CURA.free.fr et Hommes-et-faits.com. Retour
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