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ANALYSE

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Le système centurique
en tant que mode de régulation sociale

par Jacques Halbronn

    La question de la genèse, de la formation des Centuries doit être découplée de celle de leur succès au cours des siècles, lequel ne tient probablement pas à leur valeur intrinsèque ni au génie de l’homme Michel de Nostredame, d’origine juive, plus précisément judéo-provençale, judéo-comtadine, et si l’on remonte plus avant - jusqu’au début du XIIIe siècle - judéo-languedocienne, judéo-pyrénéenne, dont on fête actuellement le 500e anniversaire de la naissance. Ceux qui ont cru devoir, par tous les moyens, défendre l’idée d’une naissance immaculée des Centuries, par l’opération du Saint Esprit, en sont pour leurs frais et se retrouvent gros jean comme devant face à une critique nostradamique rigoureuse que l’on n’évacue et ne désarçonne pas par quelques tours de passe-passe et autres arguties inspirées par une apologétique mal venue.

   Reste donc le fait, que personne ne discute, de l’impact considérable, du corpus nostradamique dans le monde.

   On notera pour commencer que cet impact des Centuries a été une très bonne chose pour la langue française. Les Centuries, considérées ici comme un canon figé, dont les origines ne nous importent plus désormais, ont en effet diffusé de la poésie, du moins de la versification française, dès le XVIe siècle. Et il semble difficile d’être un exégète compétent des Centuries sans maîtriser le français et qui plus est le français de la Renaissance. En ce sens, les Centuries auront fait du français une langue prophétique au même titre que l’hébreu, par exemple. C’est là un des grands monuments de la littérature française et qui doit être reconnu comme tel.

   Mais, si les Centuries ne doivent pas tout, loin de là, à un seul homme, elles nous apparaissent bel et bien comme une oeuvre collective, non seulement dans sa formation mais dans sa fortune et singulièrement par ses exégètes. Entendons par là qu’il existerait un modèle centurique au niveau de la vie culturelle d’expression française qui aurait été, en quelque sorte, exporté dans toute l’Europe et au delà, un peu comme le modèle parlementaire anglais le sera de son côté. De tels modèles naissent au sein d’une société donnée puis essaiment. En ce sens, les Centuries seraient une contribution majeure de la francophonie, au niveau de l’organisation sociale mondiale.

   En effet, les Centuries sont en mesure de jouer un rôle significatif dans la vie d’une société, faute de quoi, elles n’auraient pas connu le succès qui reste le leur. Les Centuries, en ce sens, relèvent d’approches anthropologique, sociolinguistique.

   Le fait qu’il s’agisse de poésie n’est probablement pas indifférent et plus exactement d’unités sous forme de quatrains ou de sixains, en laissant de côté, dans le corpus final, les trois Epîtres (à César, à Henri II, à Henri IV, cette dernière n’étant de toute façon pas attribuée à Michel de Nostredame). On notera au demeurant que les quatrains des almanachs sont généralement peu exploités par l'exégèse nostradamique, sauf dans le Janus Gallicus (1594). Si l’on considère l’ouvrage paru partiellement en 1656, hors de France, sous le titre d’Eclaircissement des véritables Quatrains de Maistre Michel Nostradamus, etc, quel recours aux “présages” est-il fait ? L’auteur, le dominicain Giffré de Rechac, alias Jean de Sainte Marie, ignore résolument les quatrains des almanachs, ne tenant donc guère compte des acquis du Janus Gallicus, alors que précisément, dans ce premier et seul volume paru, de l’Eclaircissement - ce qui n’était d’ailleurs pas le titre d’origine de l’ensemble, qui sur le manuscrit, que nous avons eu l’honneur de retrouver, est Nostradamus glosé - il est question des derniers Valois, exactement comme dans le J. G.

   Pourquoi le Nostradamus glosé (NG) ne reprend-il pas, à un demi-siècle environ d’écart - nous voulons parler du temps de sa rédaction - les apports du JG ? Une réponse vient à l’esprit, c’est que les quatrains des almanachs ont été entre temps évacués de ce que l’on pourrait appeler le corpus actif. Un telle évolution nous semble d’ailleurs logique et révélatrice : dans un premier temps, les quatrains des almanachs servaient de référence, de légitimité nostradamienne, aux quatrains centuriques, lesquels en dérivaient. Puis, une fois le centurisme établi et reconnu, le rôle des quatrains des almanachs ne s’imposait plus, on pouvait s’en passer. Le J. G. appartient - ce qui pose d’ailleurs la question de la date de leur rédaction initiale - encore à une première tradition associant almanachs et prophéties centuriques et cherchant même à recycler les pronostications en prose, au sein du Recueil des Présages Prosaïques, comme cela ressort de la lecture des Pléiades ; ce n’est plus le cas du NG, qui correspond à une nouvelle génération qui n’accorde à ce qu’on appelle désormais les Présages, qui ont le tort notamment d’être datés, qu’une attention distraite, alors que les sixains, eux, surnageront, malgré leur caractère un peu décalé et non conforme au référentiel des quatrains des almanachs, du moins pendant un certain temps. Ainsi, à partir de 1656, le lien entre Michel de Nostredame et le corpus prophétique qui porte son nom est-il des plus ténus et se concentre sur les épîtres dont l’authenticité est au demeurant douteuse. Ces épîtres, notamment celle de Michel de Nostredame à son fils César, constitueront de fait la caution des Centuries.

   On peut, en fait, se demander s’il existe une tradition exégétique relative aux Centuries, c’est-à-dire si certains quatrains sont définitivement associés à certains événements, si bien que d’un exégète à l’autre, il y aurait une évidente continuité. A part quelques cas emblématiques, comme le quatrain Varennes, cher à René Dumézil, cela ne nous semble pas être le cas, le plus souvent.

   Cela pourrait s’expliquer ainsi : les exégètes, plus que des historiens, se veulent être des prophètes discourant sur le futur, ce qui exclue évidemment les interprétations des quatrains relatives au passé et aussi se situent dans une certaine contemporanéité qui les conduit à traiter, rétrospectivement, d’événements relativement récents, lesquels n’ont donc pas été traités précédemment. Ajoutez à cela que les événements qui semblent importants pour une génération ne le sont plus guère pour la suivante qui d’ailleurs n’en a qu’une connaissance de plus en plus vague. Prenons le cas des exégètes du temps du général De Gaulle des débuts de la Ve République (1958 - 1970), leurs propos, trente à quarante ans plus tard, semblent assez exotiques tout comme ceux d’un André Barbault s'attardant, cycles planétaires à l’appui, sur la fréquence des crises ministérielles sous la IVe République, concernant le plus souvent d’illustres inconnus, selon des mécanismes politiques qui échappent à la plupart des lecteurs d’aujourd’hui. Il faut donc, à chaque génération, réinterpréter les quatrains à la lumière d’une actualité éphémère, fugace, ce qui réduit parfois l'exégèse nostradamique à du journalisme, ce qui fut notamment le cas d’un Piobb, dans les années Vingt, dont la lecture est rendue difficile et aride à celui qui ne connaît pas, de très près, la vie politique de cette époque. Tout se passe donc comme s’il fallait, chaque fois, tout recommencer et faire fi des acquis antérieurs. Mais peut-être est-ce là précisément la raison d’être de l'exégèse nostradamique ?

   Nous mentionnions, tout à l’heure, le parlementarisme anglais, en tant que système ayant connu une fortune remarquable dans le monde, certes parfois sous forme de simulacres de démocraties. Plus que d’une tradition qui implique surtout un certain nombre de règles bien établies comme il existe des règles d’interprétation des Centuries, il s’agit avant tout de gérer les problèmes d’un présent toujours renouvelé. Et précisément, on s’aperçoit que le système parlementaire, en dépit ou à cause de son ancienneté, est peut être le moins mauvais pour gérer l’organisation sociale, en dépit des évolutions diverses qui font l’Histoire. Il en est de même, apparemment, pour le “système” ou le “modèle” centurique, aussi marqué soit-il quelque part par ses origines, lequel s’ajuste, sans trop de peine, aux modernités successives.

   Comment donc fonctionne le système centurique tel qu’il est devenu ? On sait que son mode d’emploi est relativement souple, si on le compare aux prophéties des papes du pseudo Saint Malachie.1 L'interprète peut faire son choix comme il l’entend, sans respecter un quelconque ordre numérique. Il lui est toutefois demandé, tacitement, de considérer chaque quatrain comme un tout et de ne pas se contenter d’un seul verset. Autrement dit, si je commence à m’intéresser à un verset, je dois m’efforcer à faire “coller” les trois autres versets avec le même événement, ce qui peut exiger une certaine gymnastique.

   On pourrait en fait parler avec les Centuries d’une poésie du signifié parallèlement à une poésie du signifiant. Si l’on considère les Centuries comme une poésie politique, la question est de savoir ce que la lecture de quatrains évoque et cela dépend du bagage de chaque lecteur ou en tout cas de l'exégète dont on lit les travaux, lequel, néanmoins, est tributaire du savoir supposé de son lectorat tout comme un astrologue ne peut parler à son client que de choses - passé ou avenir - dont il a connaissance.

   Une fois qu’un verset nous a accroché, interpellé, il importe alors de nous creuser la tête pour assimiler tout le quatrain dont il est issu, il faut donc trouver le signifié qui rime avec celui qui nous est venu à l’esprit et qui peut correspondre à un autre verset du dit quatrain, lequel “rime” au niveau du signifiant, de façon à parvenir à une interprétation achevée et complète du dit quatrain. C’est probablement ainsi que procède un Jean-Charles de Fontbrune, fils lui-même d'exégète centurique, le Dr Max de Fontbrune, en prenant le relais, et ce n’est certes pas un petit travail, quand il concerne des dizaines voire des centaines de quatrains, à réinterpréter à l’aune de chaque génération.

   Tout comme le système parlementaire à l’anglaise a des vertus organisationelles, permet d’instaurer, à chaque échéance, un certain ordre social (alternance et alternative des partis, des leaders), de même le système centurique, au niveau du public, fournit-il une certaine grille pour cadrer les événements politiques. On perçoit donc entre les deux systèmes une certaine complémentarité, permettant la gestion respectivement des besoins de la classe politique et de la société civile.

   Tout comme l’électorat joue son rôle dans le fonctionnement des institutions parlementaires, de même le personnel politique alimente-t-il, par ses actes, ses projets, ses entreprises l'exégèse proposée par certains auteurs spécialisés à leur lectorat, lequel peut être très vaste. Dans les deux cas, il y a projection vers le futur : les élections ont lieu à certaines dates et déterminent en quelque sorte l’avenir, à quelques années de distance tandis que les centuries répondent aux interrogations du public quant au devenir de la Cité, du fait précisément du choix de ses dirigeants ainsi élus.

   La littérature centurique, selon nous, accompagne ainsi d’assez près les changements politiques, eux-mêmes fonction du système électoral. Il n’est peut-être pas indifférent de noter que les Centuries ont connu une fortune significative outre Manche.

   On nous objectera, certes, que les Centuries n’ont pas attendu, notamment en France, l'avènement du système parlementaire pour s’imposer. Avant le parlementarisme, les changements s’opéraient d’une autre façon, moins structurée, moins programmée ; mais, grossso modo, cela revenait au même et le système politique des monarchies non parlementaires - rappelons en effet que l’Angleterre est une monarchie parlementaire jusqu’à ce jour - impliquait des changements de ministres et diverses entreprises militaires, économiques ou autres.

   On pourrait nous demander comment les choses se passaient avant la constitution des Centuries. Il convient probablement d’accorder aux Ecritures dites Saintes un rôle appréciable en tant que texte de référence comme de nos jours à la télévision et au cinéma. Actuellement passe une publicité amusante : une famille est à table, la fille dit qu’elle est enceinte et le père dit que cela lui évoque telle situation vécue par tel personnage de telle série télévisée culte.

   Au fond, c’est un mode de convergence qui permet de ramener des expériences individuelles à une seule et même expérience à laquelle tout le monde songe, il y a à l’évidence un processus régulateur en oeuvre. Autrefois, il nous semble que le ciel jouait remplissait une telle fonction dialectisante : par delà les vécus individuels de proximité, se superposait ainsi un vécu collectif à distance, le ciel étant perçu en quelque sorte comme un livre ouvert que tous pouvaient lire ensemble, au même moment, depuis le lieu où il se trouvait. C’est d’ailleurs ainsi, selon nous, que serait née l’astrologie.

   Il faudrait donc voir dans le phénomène des Centuries la production d’un livre qui, par la magie de l’imprimerie, peut se retrouver à l’identique dans toutes les mains, tel un almanach et auquel chacun pourra se référer. On est dans le domaine de la culture populaire, celle de la Bibliothèque bleue, de la littérature de colportage (bien étudiée par une Geneviève Bollème). Le passage du référentiel céleste - l’astrologie - au référentiel livresque - les Centuries - est probablement lié aux progrès de l’alphabétisation. Reconnaissons que les images contenues dans les quatrains sont autrement plus riches que celles que nous offrent les configurations célestes, même si on les accommode de personnages mythologiques. Encore que les comètes et les éclipses continueront à exercer quelque ascendant, comme on l’a encore vu récemment, en 1999, mais précisément, à tort ou à raison, à la lumière d’un quatrain des Centuries.

   Ainsi, l’on peut se demander si le recul de l’astrologie n’est pas du à la progression du livre et à l’accroissement du nombre des lecteurs tout comme de nos jours, la télévision l’emporte, à son tour, sur le livre, lequel résiste par le biais de l’Internet. Il nous semble aussi que les astrologues par la sophistication qu’ils finirent par introduire dans leur déchiffrage du ciel ne permirent plus au peuple cet accès direct au cosmos. C’est précisément notre but que de re(con)stituer un ciel qui parle, telle une gigantesque horloge, à chaque homme qui le contemple de la même façon2.

Jacques Halbronn
Paris, le 25 février 2003

Notes

1 Cf. notre étude à ce sujet. Retour

2 Cf. nos recherches sur l’astrologie “axiale”, notamment sur le Site Ramkat.free.fr. Retour



 

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