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ANALYSE |
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Des fluctuations de la masse centurique |
A la fin de son Répertoire Chronologique Nostradamique (RCN), Robert Benazra dresse une Courbe de distribution des Editions des Prophéties (p. 635). Il y a un paramètre qui semble ne pas avoir été pris en considération, c’est celui des fluctuations de ce que nous appellerons la masse centurique. En effet, il nous semble essentiel de prendre en compte le fait que les diverses éditions n’ont pas le même contenu, que le nombre de quatrains peut varier dans des proportions considérables et qui ne sont d’ailleurs pas toujours faciles à préciser.1
C’est ainsi qu’il existe des éditions à quatre centuries, d’autres à sept centuries, d’autres à dix centuries, d’autres en comportent encore davantage, sans que tout cela obéisse à une logique linéaire, allant toujours dans le même sens, du plus petit nombre vers le plus grand, comme d’aucuns ont pu le croire un peu vite. On sait ainsi que si les éditions parisiennes de la Ligue sont grosso modo à sept centuries, elles furent vraisemblablement précédées d’une édition à dix centuries, comme l’atteste la Bibliothèque de Du Verdier, Lyon, B. Honorat, 1585. On sait que si nombre d’éditions du XVIIe siècle comportèrent sixains et présages, certaines éditions du XVIIIe siècle - du type Pierre Rigaud 1566 - s’en tenaient à dix centuries. Et même pour le XXe siècle, les fluctuations de la masse centurique sont assez manifestes comme nous l’avons montré dans notre Panorama de la recherche nostradamologique au XXe siècle en France (sur Espace Nostradamus). Quant à l’édition à 4 centuries Macé Bonhomme 1555, elle ne correspond nullement, selon nous, à un premier stade de la production centurique mais relève d’une date bien plus tardive, étant en retrait, du point de vue de la masse centurique sur des éditions plus anciennes.
Ajoutons que la détermination de cette masse pose parfois problème. C’est le cas des seconds volets comportant les Centuries VIII-X et l’Epître à Henri II, qui ont fort bien pu être ajoutés dans un deuxième temps à des premiers volets, ce qui signifie que les premiers volets à sept centuries sont d’abord parus tels quels avant de se voir complétés par des second volets généralement non datés. Autre difficulté : celle de la datation des contrefaçons qui rend aléatoire la réalisation d’une quelconque courbe, dès lors que les dates indiquées ne sont pas fiables et que les dates réelles de publication devraient être prises en compte.
Enfin, on ne saurait non plus laisser de côté la question des épîtres en prose au nombre de trois, étant donné que là aussi on connaît des éditions à une, deux ou trois épîtres - à Henri II, à César, à Henri IV - sans parler des éditions non conservées à propos desquelles il importe de faire des suppositions. Rappelons qu’en ce qui nous concerne, nous pensons que l’Epître à Henri II, sous une forme qui n’est pas celle figurant dans les éditions connues des Centuries aura largement précédé l’insertion de la Préface à César pour ensuite lui laisser la place et finalement revenir en tête du second volet. Cela aussi fait partie des fluctuations de la masse centurique.
Le cas des Présages
Une des principales énigmes de l’histoire du corpus centurique est probablement celle du traitement qui est fait des Présages, à savoir les quatrains issus des almanachs annuels publiés par Michel de Nostredame.
En dépit du fait qu’il ait existé un recueil manuscrit des almanachs et autres pronostications de Nostradamus, on ne connaîtra celui-ci - le Recueil des Présages Prosaïques - que par des extraits car ce recueil ne sera pas publié avant la fin du XXe siècle, par les soins de Bernard Chevignard. Quant au recueil manuscrit lui-même, on sait qu’il fit l’objet d’un projet d’édition en date de l’an 1589 par Jean Aimé de Chavigny, ce qui n’augure pas nécessairement de son authenticité à 100 %.
La présence notamment de quatrains pour 1555 nous semble indiquer que ce Recueil ne comporte pas uniquement des pièces parues du vivant de Nostradamus. En effet, on a retrouvé l’original dans lequel figurent les dits quatrains et il s’intitule Prognostication pour 1555 alors que tous les autres quatrains sont issus d’Almanachs et non de Prognostications.
On appelle traditionnellement Présages ces quatrains issus des Almanachs - encore qu’une telle dénomination soit discutable, ne serait-ce que par l’intitulé Recueil de Présages Prosaïques - et c’est sous ce nom que les dits quatrains figurent dans les éditions des Centuries qui les comportent. Or, à ce propos, aucune édition des Centuries avec Présages n’est attestée avant les années 1630, à moins de supposer qu’une telle édition ait pu se perdre, ce qui est fort improbable étant donné que les éditions à Présages dépendent directement du Janus Gallicus en ce qu’elles ne comportent que les quatrains qui s’y trouvent, au nombre de 141. Si une telle édition avait existé, on n’en serait pas là mais cela montre bien que le Janus Gallicus a puisé dans le Recueil des Présages Prosaïques.
Or, dans le JG, comment traite-t-on ces Présages qui ne sont pas encore appelés ainsi ? On leur affecte des années qui ne sont pas/plus celles qui semblaient en limiter l’usage. Car de deux choses l’une : ou bien ces quatrains ont servi en leur temps, du vivant de Nostradamus et ils n’ont plus à servir ou bien ils peuvent encore servir pour d’autres échéances. Les aurait-on conservé uniquement en tant qu’archives ? A vrai dire, pourquoi pas, si ces quatrains ont servi de modèle pour les quatrains centuriques ? Tel n’était en tout cas pas l’avis de l’éditeur du Janus Gallicus.
Mais que sait-on de l’usage que se proposaient d’en faire les éditeurs des Centuries qui les reprirent du dit JG ? Ils n’indiquent pas que ces Présages aient valeur prophétique au-delà du temps pour lequel Nostradamus les aurait composés. Celui qui ignore le sort qui fut le leur dans le JG peut croire qu’on ne mentionne ces Présages que pour le passé. Mais force est de constater que ces Présages furent bel et bien utilisés à partir du XVIIe siècle au même titre que les quatrains centuriques à ce détail près qu’on ne les trouve pas, loin de là, dans toutes les éditions des Centuries. Ils figurent en tout cas dans une édition dont la fortune fut remarquable jusqu’en plein XXe siècle, à savoir l’édition d’Amsterdam de 1668.2
Ces Présages sont absents de ce qu’on appelle les premières éditions censées parues du vivant de Nostradamus, ce qui est assez logique vu qu’ils n’avaient pas encore de toute façon été composés, du moins dans leur intégralité, avant sa mort. Mais à sa mort, justement, s’intéressa-t-on aux Présages au point de les extraire des almanachs et du contexte dans lequel ils s’inscrivaient ? Et cependant, comment contester que ces quatrains entretiennent des relations au moins formelles avec les quatrains centuriques, ce qui implique qu’on les ait rassemblés, du moins dans l’hypothèse d’une contrefaçon ? Certes, si Nostradamus est bien l’auteur de ces deux catégories de quatrains, une telle collection n’a pas la même importance stratégique. En revanche, si cette collection a servi à fabriquer de nouveaux quatrains, il en en est tout autrement.
Les Présages ont partagé le sort des Sixains, en ce qu’ils sont souvent laissés pour compte, alors que tout les distingue : les (141) Présages étant a priori attestés du vivant de Nostradamus tandis que les Sixains (58) sont considérés comme une pièce tardive et rapportée, appartenant au début du XVIIe siècle et ignorés du Janus Gallicus. On notera cependant, en passant, que 141 + 58 font 199 mais on sait que les sixains s’ajustent aussi avec la VIIe Centurie à 42 quatrains.
Il nous semble bien que le RPP n’était nullement prévu pour la publication mais était un brouillon qui devait être complété par des techniciens, d’où des décalages entre le texte du RPP et les publications conservées, lesquels décalages, contrairement à ce que soutient B. Chevignard, ne sont pas le fait de Chavigny mais tiennent aux méthodes de travail de Nostradamus qui ne fournissait pas un travail achevé, clefs en mains.
Si les Présages ont vocation à parler de l’avenir et non pas du passé, du moins par rapport à la date de leur parution, en revanche, on sait à quel point les quatrains centuriques renvoient fréquemment à des événements anciens, en ce qu’ils se veulent constituer un vénérable recueil de prophéties, bien antérieur au temps de Nostradamus. Nous sommes en effet persuadé que le seul mérite qui fut reconnu à Nostradamus, lors de la parution des premières Centuries fut d’être l’éditeur et peut -être l’interprète, le commentateur, d’un tel recueil. C’est dire que les Présages se présentent comme un ensemble beaucoup plus personnel que les Centuries.
Si on prend le cas de Johannes Lichtenberger, astrologue de la fin du XVe siècle3, on notera la cohabitation d’une pronostication astrologique qui lui est propre et d’un recueil de prophéties, d’ailleurs amplifié au sein du Mirabilis Liber et constituant en fait une véritable anthologie, la différence étant que les Centuries sont un faux recueil de prophéties.4
Ainsi, lorsque de nos jours, quelqu’un interprète les Centuries, il ne fait pas autre chose que ce qu’était censé avoir fait Nostradamus, lequel n’était pas censé être l’auteur des Centuries mais seulement celui qui les avait exhumées et qui avait commencé à les décrypter, ce qui était d’autant plus aisé que ceux qui les commentaient étaient également ceux qui les avaient rédigées, à l’instar de ce qui se produisit pour la Prophétie des Papes de Saint Malachie, qui est également une pseudo-prophétie fabriquée à partir d’histoires de la papauté.
Il semble que le Janus Gallicus n’ait rien compris à tout cela : d’une part, il ne remonte quasiment pas avant 1555 et d’autre part, il applique les Présages à des périodes postérieures à leur date logique d’application. Autant d’éléments qui nous conduisent à penser que Jean Aimé de Chavigny n’était pas un initié aux arcanes du nostradamisme mais plutôt un ouvrier de la onzième heure, ayant hérité d’une documentation dont il prit mal la mesure. On ne répétera jamais assez à quel point le Janus Gallicus est un ensemble composite dont la plupart des pièces ne doivent pas grand chose à Jean-Aimé de Chavigny, sinon quelques interpolations. Ainsi, à l’instar de Nostradamus, Chavigny est avant tout, en la circonstance, un éditeur et non pas un auteur à part entière ; dans les Pléiades, Chavigny fera oeuvre plus personnelle, même si celle-ci comporte une large part de compilation, qui ne se réduit d’ailleurs nullement au corpus centurique mais englobe un grand nombre de textes prophétiques authentiques, ce en quoi l’ouvrage se distingue radicalement du pseudo-recueil des Centuries.
On a dit que l’édition de 1668, reprenant d’ailleurs l’édition antidatée de 1605 - attribuée à Pierre du Ruau - mais riche d’un commentaire des quatrains qui n’y figurait pas, comportait bel et bien sixains et Présages, alors que l’édition Chevillot - autre libraire troyen - a les sixains mais non les Présages. Il est remarquable que dès le XVIIIe siècle, les éditions type 1566 ne comportent ni sixains, ni présages. Les Présages sont d’ailleurs à peu près absents des éditions du XIXe siècle. Ils vont en revanche faire une nouvelle carrière au XXe siècle.5 C’est ainsi que Jean-Charles de Fontbrune s’en servira6 tout comme il se servira des Sixains (p. 514). Ce serait plutôt avec Serge Hutin, comme on l’a vu dans notre Panorama, que l’on abandonnera assez subrepticement d’ailleurs tant les sixains que les présages.
Il semble bien en effet qu’une cabale contre Sixains et Présages ait pris forme, correspondant à une sorte de délestage. C’est ainsi qu’André Barbault écrit à ce propos : Certains présages pour quelques années (entre 1555 et 1567) sont parfois ajoutés à l’oeuvre ainsi que pour la série des sixains dont il n’est toutefois pas assuré qu’il en soit l’auteur, pièces qu’il est préférable de ne pas prendre en considération ainsi que les ajouts ultérieurs de quelques quatrains.7 Décidément, les avis sont partagés ! Etrange amalgame, en tout cas, qui fait mettre dans le même sac sixains et présages.
On peut se demander si ce n’est pas la découverte d’éditions réputées anciennes, du fait de la date - années 1550 et 1560 - dont elles sont pourvues, qui aura causé une telle disgrâce. Et il est vrai que les Présages ne figurent dans aucune édition connue du XVIe siècle. Peut-être avait-on cru que l’édition de 1668 était en tous points conformes aux éditions antérieures auxquelles d’ailleurs elle se référait : Vrayes Centuries et Prophéties (...) revues & corrigées suivant les premières éditions imprimées en Avignon en l’an 1556 & à Lyon en l’an 1558 & autres. Un tel phénomène, on l’a dit, avait déjà marqué la seconde partie du XIXe siècle avec les éditions constituées autour de celle datée de 1566 (Torné-Chavigny et Le Pelletier), mais ces éditions portant l’adresse de Pierre Rigaud furent par la suite déconsidérées.
C’est dire l’incidence de la recherche nostradamologique savante sur le crédit ou le discrédit de certaines éditions des Centuries. Il est d’ailleurs possible que dans quelques années, on s’achemine vers un troisième canon à six centuries, avec l’élimination des Centuriies V à VII, plus tardives. Notons que dans une telle logique d’exclusion, les Centuries VIII à X ont été sur la sellette, du seul fait de leur caractère posthume (1568). Au fond, tout cela montre bien à quel point l’intérêt porté pour les Centuries est tributaire d’une certaine historicité et donc à quel point les recherches actuelles sur l’état premier des Centuries sont susceptibles d’affecter le travail des interprètes des Centuries.
Le débat actuel entre chercheurs ne concerne-t-il pas avant tout, tout compte fait, la détermination d’un tel état premier du texte centurique, par delà la question de la paternité de l’oeuvre. Quel est ce noyau centurique qui constitua le premier étage de la fusée centurique ? Pour notre part, nous avons développé la position selon laquelle les centuries actuellement placées au milieu du canon seraient additionnelles et nous avons étayé notre thèse notamment sur les Prophéties dédiées à la Puissance Divine et à la Nation Française d’Antoine Crespin, Lyon, 1572.
Par delà la question des retouches apportées à un premier noyau de six centuries (I-III, VIII-X), nous pensons que cet ensemble correspond le plus fidèlement au projet d’origine et ce quel qu’en ait été l’auteur. Il s’agit là au demeurant d’une édition qui n’a pas été conservée puisqu’elle ne correspond ni aux éditions datées de 1557 (I-VII) ni à celles datées de 1568, en deux volets (I-VII et VIII-X), position que nous défendions déjà en 1999 dans notre thèse d’Etat, Le texte prophétique en France.
De deux choses l’une, en effet : ou bien l’on adopte la forme terminale du canon et on y inclut Sixains et Présages ou bien l’on s’efforce de déterminer la forme initiale du canon - il ne s’agit pas là de la seule question des variantes des quatrains - et on en exclue jusqu’à certaines Centuries rajoutées. Autrement dit, l’approche actuelle (à dix centuries, sans sixains ni présages) du problème et qui se situe entre ces deux extrêmes ne nous semble guère satisfaisante, en ce qu’elle ne correspond ni à un état premier ni à un état ultime. Pourquoi, au demeurant, s’étonner, outre mesure, de ces fluctuations propres au corpus centurique ? Phénomène que nous connaissons bien, par ailleurs, que cette alternance, cette cyclicité, de phases évolutive et involutive propre aux activités humaines et qui tantôt privilégie un continuum spatial tantôt cherche avant tout un ressourcement, un retour aux origines.8
En ce qui concerne les Présages, dont on a dit qu’ils avaient probablement servi de modèle à l’élaboration des Centuries, il est possible que, paradoxalement, ils aient fini par être carrément intégrés dans le corpus centurique du fait de leur similitude avec les quatrains centuriques, tout comme des quatrains imités des Centuries ont pu également être récupérés au sein du dit corpus.9 On peut dire que la masse centurique a pu varier du simple au double, entre six et douze centuries, le cas extrême étant celui des éditions à trois centuries et demi, ce qui fait des variations de près de 400% ! On comprendra que pour nous la détermination des fluctuations de la masse centurique constitue une des tâches principales de la recherche nostradamologique.
Jacques Halbronn
Paris, le 23 juillet 2004
Notes
1 Cf. également la courbe cumulée des éditions et interprétations de Nostradamus au fil des siècles, in Prophéties pour temps de crise. Interprétation de Nostradamus au fil des siècles, catalogue rédigé par Jean-Paul Laroche, 2003, pp. 149 et seq. Retour
2 Cf. notre Panorama. Retour
3 Cf. notre étude sur le Site du CURA et notre thèse d’Etat, le Texte prophétique en France. Retour
4 Cf. notre étude les Centuries comme pseudo-recueil de prophéties, sur Espace Nostradamus. Retour
5 Cf. notre panorama, op. cit. Retour
6 Cf. son Nostradamus, historien et prophète, Monaco, Ed. Du Rocher, 1980, p. 473. Retour
7 Cf. Intr. Centuries et autres prophéties de Nostradamus, Paris, Club du Livre, 1980. Retour
8 Cf. nos travaux sur Encyclopaedia Hermetica en ligne. Retour
9 Cf. notre étude néonostradamisme et précenturisme, sur Espace Nostradamus. Retour
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