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ANALYSE

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Les Centuries vues par l’astrologie et la numérologie

par Jacques Halbronn

    Les nostradamologues parlent de “Nostradamus” alors que la diversité des sources pourrait les encourager à utiliser une formule plus vague ; ils continuent à signaler certaines éditions à certaines dates alors que des sources plus tardives devraient les conduire à les mettre en doute. Ils présentent Nostradamus comme “historien” sans nous expliquer ce que pouvait alors signifier un tel travail rétrospectif se présentant comme... prophétique.

   Yves Lenoble dans un article paru en 1999 en anglais, “Nostradamus and the eclipse of August 11. 1999”1 et récemment mis en ligne, en français, sur Espace Nostradamus, après avoir été repris lors du Colloque “L’astrologie et le monde” (novembre 2004), écrit :

   “Pour ce qui concerne les Centuries on sait maintenant que le célèbre astrologue s’inspire beaucoup des chroniques de son époque ainsi que des ouvrages astrologiques publiés par ses contemporains. La connaissance de ces sources donne la possibilité d’établir un texte amélioré des Centuries, le texte actuel comportant parfois de grossières erreurs. Il apparaît (...) que Nostradamus est probablement beaucoup plus un historien qu’un prophète.”

   Nous pensons, pour notre part, que la question des sources doit être gérée avec la plus grande prudence. Ce n’est pas parce que l’on établit un lien entre un document et un autre que l’on peut déterminer ipso facto les intentions de l’emprunteur ou du plagiaire. Qui sait si telle “erreur” n’est pas intentionnelle ? Et dans ce cas, prétendre corriger le texte emprunteur sur la base du texte emprunté constituerait une faute.

   Certes, le quatrain I, 54 est bel et bien emprunté au Livre de l’Etat et de la Mutation des Temps de Richard Roussat : “Deux revolts faits du malin Falcigere etc.”

   Mais il resterait à déterminer qui a emprunté et pourquoi faire. Ce qui ne semble pas avoir vraiment frappé un Roger Prevost, un Yves Lenoble, une Chantal Liaroutzos et quelques autres, c’est que l’on n’est pas obligé de recopier littéralement un texte pour s’exprimer, on peut le dire à sa façon, c’est-à-dire d’une autre façon. Certes, le genre du quatrain introduit-il quelque changement formel :

   “On peut admirer, écrit Y. Lenoble, la facilité avec laquelle Nostradamus transforme ces quelques lignes en prose en quatre vers de dix pieds. Pratiquement, tous les mots du quatrain sont dans ce court texte (de Roussat).”

   Pour notre part, nous avons la plus grande réticence à attribuer à Michel de Nostredame de tels emprunts qui pourraient tout simplement donner le change car à côté de quatrains proprement astrologiques, il en est d’autres qui ne le sont pas le moins du monde. En tout état de cause, si Nostradamus est astrologue, il n’a pas besoin de recopier d’autres astrologues ! En revanche, celui qui prétend être astrologue et qui n’y connaît rien n’aura d’autre ressource que de recopier des traités d’astrologie pour éviter de dire des bêtises; il ne prendra pas le risque de s’écarter de son modèle.

   Quant à affirmer que tel quatrain est fautif puisqu’il ne correspond pas totalement textuellement à sa source, c’est aller un peu vite en besogne. On sait en effet à quel point certains textes prophétiques ont pu être trafiqués pour mieux correspondre à l’usage que l’on voulait en faire. Il conviendrait donc de s’interroger sur les raisons qui ont pu conduire à s’écarter de la source sans exclure bien entendu une simple erreur du copiste, de l’imprimeur. Erreur ou malversation ? l’étude des sources débouche nécessairement sur une telle alternative.

   Yves Lenoble, à la suite de quelques autres, nous dit que “Nostradamus” serait plus historien que prophète. Mais cela va en contradiction avec l’intitulé de l’ouvrage, Les Prophéties. Nous avons proposé de voir dans ces Centuries un recueil de Prophéties Anciennes & Modernes. Nostradamus ne serait donc pas présenté comme prophète, ni comme historien mais comme éditeur sous forme de quatrains de textes prophétiques datant de plusieurs siècles et dont chacun pouvait constater combien ils avaient été confirmés, pour peu que l’on connut un tant soit peu l’Histoire du monde.

   Or, force est de constater que les premières éditions - du moins celles que l’on nous présente comme telles - ne nous aident nullement : pas de mode d’emploi, pas de commentaire des quatrains vérifiés. Autant de raisons de considérer que nous ne disposons pas de la première édition et que les éditions suivantes sont défectueuse du fait de ce manque.

   Lors du Colloque “L’Astrologie et le Monde I” (novembre 2004), nous entendîmes successivement Roger Prevost et Gérard Morisse se contredire sans que cela ait été assez souligné. Gérard Morisse2 soutient que les éditions portant la date de 1557 sont authentiques - il vient de publier une réédition de l’exemplaire de la Bibliothèque de Budapest - et Roger Prevost montre que l’on trouve dans ces éditions des quatrains évoquant des événements postérieurs à 1557, sans parler du fait que les centuries V à VII qui se trouvent dans ces éditions Antoine du Rosne 1557 ne sont pas dans les Prophéties dédiées à la Puissance divine d’Antoine Crespin, à une date aussi tardive que 1572.3 La seule chose qu’ait montré G. Morisse, c’est que Nostradamus fut bel et bien l’auteur d’un ouvrage intitulé “Prophéties” mais dont on ignore le contenu sinon par quelques bribes. Et là encore, ce n’est pas parce que l’on peut faire quelques recoupements entre deux textes que ces textes sont par ailleurs identiques. Nous retrouvons ainsi le problème abordé à propos des observations d’Yves Lenoble : les faussaires peuvent récupérer des éléments et les modifier sciemment de sorte que l’on sera conduit à placer les contrefaçons à une date sensiblement antérieure à celle de la mise en circulation du faux. Or, dans le cas de Roussat, dont les ouvrages concernés parurent dans les années 1550, est-ce que l’emprunt ne visait pas justement à situer les quatrains nostradamiques dans cette même décennie ? C’est ainsi qu’en reprenant une Epître de Nostradamus adressée à son fils César, celle-ci étant attestée notamment par Antoine Couillard dans un ouvrage satirique intitulé “Prophéties” (1556), épître dont on n’a conservé que des fragments, il devenait possible dès lors que les dits fragments étaient repris de conclure que le document figurant sous ce nom dans le canon nostradamique était en tous points conforme. Saura-t-on jamais ce qui, dans ce qui nous est parvenu, était ou n’était pas de Nostradamus ? Les faussaires disposaient-ils uniquement des fragments conservés par des contemporains ou bien avaient-ils accès à l’original qu’ils retouchèrent à leur guise ? On ne saurait exclure en tout cas que ces faussaires aient été bien documentés et aient profité de certaines complicités, ce qui nous renvoie au rôle controversé de celui qui nous est connu sous le nom de Jean Aimé de Chavigny, sur lequel Bernard Chevignard va prochainement faire paraître une nouvelle étude visant à montrer - c’est sa position qu’il a rappelé au Colloque de novembre 2004 - qu’il ne fait qu’un avec Jean de Chevigny. On voit que Nostradamus n’est pas le seul à poser un problème d’identité.

   Ajoutons que si Nostradamus est bien l’auteur d’un Recueil de prophéties anciennes et modernes, il s’agirait de pseudo-prophéties car, comme nous l’a confirmé Roger Prevost, lors d’un entretien, on ne trouve aucune prophétie venant recouper ces quatrains historiques alors que c’est ce que l’on voulait, selon nous, nous faire croire. Or, si l’on admet que ces Centuries se présentaient au départ comme un recueil de prophéties en grande partie antérieures au temps de Nostradamus, force est de constater que les éditions qui nous sont parvenues ne présentent aucunement l’ouvrage de cette façon et cela plaide en faveur du caractère tardif des dites éditions, pas que ne semble guère disposé à franchir R. Prevost.

   Le travail d’Yves Lenoble vient heureusement montrer que si certains quatrains trouvent leur source dans certains textes astro-prophétiques, bien des quatrains a contrario n’ont pas cette chance et ne trouvent leur source que dans des chroniques qui n’ont aucune ambition prophétique. On ne saurait donc faire l’amalgame entre sources astrologiques et prophétiques et sources historiques si ce n’est que le mélange des deux dans les Centuries vise précisément à créer artificiellement un certain climat astro-prophétique. Il reste que se contenter d’affirmer que Nostradamus a fait travail d’historien est très insuffisant : d’une part parce qu’il n’est très vraisemblablement pas l’auteur d’un tel travail de compilation et de l’autre parce que les faussaires avaient autre chose à faire que de mettre en vers des manuels d’Histoire si ce n’était précisément pour les transformer en textes (pseudo) prophétiques. Mais l’on voit que même ces premières contrefaçons ont été perdues et elles-mêmes contrefaites pour qu’on en arrive à présenter Nostradamus comme l’auteur de Centuries qui n’auraient concerné que le futur par rapport à son temps, à telle enseigne que même les quatrains des almanachs furent présentés comme n’étant pas accomplis. On peut soupçonner un Jean Aimé de Chavigny d’avoir milité en faveur de cette nouvelle approche exégétique tournée quasi exclusivement vers l’avenir. On ne suivra pas Peter Lemesurier quand il soutient que Nostradamus aurait traité du passé pour évoquer le futur, nous pensons véritablement qu’à l’origine, les Centuries s’offraient comme un recueil très ancien dont Nostradamus aurait été en quelque sorte le légataire.

   Ce qui nous ramène à la question du pourquoi du projet centurique ? Si l’on a voulu ainsi produire un vénérable recueil de vieilles prophéties déjà accomplies, c’était bien pour créditer des prophéties modernes visant des événements encore à venir et qui d’ailleurs ont fort bien pu ne jamais se réaliser. Il serait ainsi imprudent de croire que tout ce qui figure dans les quatrains correspond à des événements ayant eu lieu ou qui eurent lieu par la suite. Il peut aussi s’agir d’annonces ayant fait long feu étant entendu que certaines prophéties ont pour fonction d’influer sur les comportements et sur les esprits et donc de s’auto-réaliser par l’effet même de leur diffusion.

   Il peut aussi s’agir d’événements ayant eu lieu mais postérieurs à la date indiquée des éditions. C’est là encore de bonne guerre : il ne suffisait pas de montrer que les quatrains émanaient de prophéties séculaires et dûment contrôlables par toute personne ayant un minimum de culture mais aussi de laisser entendre que certains quatrains concernant le futur - le présent étant la date de l'épître - pouvaient eux aussi déjà être vérifiés. Un tel scénario convient à merveille pour une édition posthume survenue à la fin des années 1560 voire, comme nous le pensons, au début des années 1570, alors que Nostradamus est mort en 1566. Nostradamus aurait donc, aurait-on affirmé aux lecteurs dans les premières éditions non conservées, laissé dans sa bibliothèque, à sa mort, un recueil de quatrains accompagné d’une Epître manuscrite à Henri II, datée de juin 1558 et donc tout ce qui se serait passé entre 1558 et la date de la publication posthume serait à mettre au crédit de Nostradamus dès lors que cela recouperait tel ou tel quatrain. La ficelle est certes, avouons-le, un peu grosse car rien ne prouvait que le manuscrit n’avait pas été réalisé par la suite ou n’avait pas été retouché. C’est d’ailleurs peut-être là qu’intervient Jean de Chevigny, sans la complicité duquel une telle version des choses aurait pu difficilement passer, lequel travaillait auprès de Nostradamus depuis 1561, comme le rappelle Roger Prevost qui considère que le dit Jean de Chevigny a pu jouer un rôle important dans la rédaction des quatrains centuriques.

   Mais était-il si difficile pour les contemporains de créditer les quatrains du bénéfice d’avoir annoncé certains événements majeurs postérieurs à 1558 alors que l’on ne connaissait pas d’édition du vivant de Nostradamus - ces éditions supposées parues du vivant de Nostradamus étant une initiative appartenant à un autre stade de la production centurique, à la fin du XVIe siècle ? On nous répliquera que s’il faut remonter à 1558, comment se fait-il que la mort subséquente d’Henri II soit aussi mal annoncée en dépit des efforts de quelques commentateurs ? Car il est clair que le choix de 1558 pour dater l’épître n’est pas neutre et qu’il fut fait pour que l’on soit à la veille de la mort tragique du roi en 1559. Selon nous, cette absence de quatrain adéquat serait la preuve de retouches intervenues par la suite concernant certains quatrains jugés indésirables car annonçant à tort certains événements en même temps que d’autres avaient été rédigés post eventum. L’interprétation de I, 35 réussit mal à pallier un certain manque prophétique et l’on peut raisonnablement supposer qu’un quatrain autrement évocateur a du exister dans la première édition.

   Pour éviter toute confusion concernant la délicate question des premières éditions, rappelons que l’on n’a conservé aucune édition des Centuries avant 1588, que les éditions datées des années 1550 et 1560 que l’on possède sont antidatées et que les vraies premières éditions posthumes des années 1570 sont perdues. On peut cependant reconstituer le premier état des éditions posthumes - car la thèse d’une édition parue du vivant de Nostradamus semble de plus en plus improbable - à savoir qu’elles disposaient, comme ce sera le cas au XVIIe siècle, d’une Vie de Nostradamus, d’un commentaire de quelques quatrains, schéma que reprendra, une vingtaine d’années plus tard, en 1594 le Janus Gallicus de Jean Aimé de Chavigny et dont s’inspireront les éditions du siècle suivant.

   En tout état de cause, cette première édition posthume ne présentait pas Michel de Nostredame comme l’auteur des Centuries ou du moins certainement pas de l’ensemble puisque, comme on l’a vu, le recueil était supposé comporter des prophéties datant de plusieurs siècles avant sa naissance. On a là un concept qui est celui de “Prophéties Anciennes et Modernes”, sous titre français du Mirabilis Liber, et sous ce nom d’ailleurs que le dit Mirabilis Liber paraîtra avec les Centuries dans certaines éditions troyennes du XVIIe siècle ainsi que dans l’édition parisienne de 1866. Nous pensons ainsi avoir montré qu’en dépit des efforts de Gérard Morisse, la thèse d’éditions réellement parues en 1557 est quasiment indéfendable, les dites éditions (Bibliothèques d’Utrecht et de Budapest), par ailleurs extrêmement différentes - ce que reconnaît d’ailleurs G. Morisse - étant de fait fort proches des éditions successives parues à la fin des années 1580. Car tel est le seul débat que l’on ne peut esquiver : est-ce que ce sont les éditions des années 1580 qui sont prises des éditions des années 1550 ou est-ce l’inverse ? Le cas de l’édition de 1568 est probablement le maillon faible de la thèse d’éditions conservées avant 1588. Deux ans après la mort de Nostradamus, l’édition de 1568, quelle que soit la version considérée, ne comporte pas le moindre élément posthume. Or, une telle lacune se conçoit mieux à la fin des années 1580 que vingt ans plus tôt, tout comme de nos jours on ne va pas rappeler que tel auteur vient de mourir alors qu’il appartient à une époque éloignée. En 1568, tout le monde n’était pas censé savoir que Michel de Nostredame était décédé ! Et d’ailleurs, à la même époque, certaines productions nostradamiques - de disciples prétendus - se référaient bien à la bibliothèque du défunt Michel de Nostredame et l’édition des Centuries se serait dispensé de le faire.

   Il nous semble donc que pour preuve de bonne volonté et de bonne foi, il serait bon que l’on commençât par reconnaître le caractère de faux de toutes les éditions 1568 Benoist Rigaud. Quant à la Préface de Nostradamus à César qui se trouve en tête des éditions datées de 1555 et 1557, elle nous semble venir tout droit des éditions des années 1588-1590, qui ont éliminé l’Epître à Henri II et les Centuries qui lui faisaient suite pour la remplacer par une Préface à César sensiblement remaniée, ce qui montre une fois de plus que les faussaires étaient bien achalandés en documents nostradamiques rarissimes, grâce à Jean-Aimé de Chavigny, lequel avait récupéré toute une bibliothèque. Rappelons que le seul et unique témoignage d’une Epître annonçant des Centuries est le fait d’Antoine Crespin, au début des années 1570, et qu’il concerne l’Epître à Henri II datée de 1558 - laquelle Epître est d’ailleurs une contrefaçon de celle figurant en tête des Présages Merveilleux pour 1557 qui inspira des faussaires si bien renseignés - Crespin ne mentionnant jamais une quelconque Préface à César.4 Les recoupements d’Yves Lenoble permettent au demeurant de penser que la première édition des Centuries devait comporter “dix revolts” et non pas “deux” - l’on conçoit aisément que “dix” ait été confondu avec “deux” - ce qui n’aurait pas été possible si l’on avait utilisé une numérotation romaine ou arabe - tout comme elle devait comporter “Faulx à l’Estang vers le Sagittaire” et non pas “Faux à l’Estaing... ”, estang et estaing (pour étain, le métal de Jupiter) étant également très proches. Mais Lenoble ne semble pas, pour sa part, conclure que l’on aurait ainsi la preuve que l’on ne dispose pas des premières éditions puisque toutes les éditions connues comportent de telles coquilles; il se contente de parler d’obtenir un “texte amélioré des Centuries”. Or, pourquoi finalement ne pas considérer que le rétablissement d’un texte plus cohérent ne permettrait pas de reconstituer, ne serait-ce que partiellement, une édition antérieure des Centuries ?

   Il nous semble, au demeurant, utile de nous appuyer sur un certain nombre de référentiels assez bien repérables. S’il est certes bon de rechercher et de trouver des recoupements avec des chroniques, avec des recensions, l’on peut tout de même préférer, pour établir un tout premier état des textes, de s’appuyer sur des savoirs plus systématiques comme c’est le cas de l’astrologie mais aussi de la numérologie. On a vu avec le rapprochement proposé dès 1999 par Yves Lenoble que l’on ne pouvait dire n’importe quoi en astrologie, qu’il y avait des règles à respecter et que l’on pouvait raisonnablement s’efforcer de restituer le texte d’origine. A ce propos, quand bien même, on ne disposerait pas du texte de Ricahrd Roussat, il existe par ailleurs une tradition suffisamment bien établie depuis Albumasar, Abraham Ibn Ezra, Pierre d’Ailly et bien d’autres, pour démontrer que les révolutions de Saturne se comptent par dix et non point par deux. Le problème, c’est que cette astrologie n’est plus guère familière alors que l’Histoire est jugée de nos jours plus respectable et nullement obsolète mais foin d’anachronismes ! Il est vrai qu’il y a parfois quelques difficultés à rechercher un fondement à un texte en recourant à des savoirs discutés ou contrefaits. C’est ainsi qu’il n’y a pas si longtemps, quelqu’un nous reprocha de nous servir de Couillard, arguant du fait que c’était un imposteur !

   Nous avons mentionné la numérologie et nous pensons en effet qu’il y a une dimension numérologique dans l’agencement de certaines Centuries, au demeurant les plus tardives, celles qui vinrent s’ajouter aux six premières qui ne sont pas, comme on le croit encore trop souvent, les Centurie I à VI ou I à VII, selon la numérotation du canon, mais I à III et VIII à X., les Centuries IV à VII ne se trouvant pas chez Crespin, aussi tard que 1572.

   Arrêtons-nous donc sur les Centuries absentes des Prophéties dédiées à la Nation Française et à la Puissance Divine et dont la plus connue est la IVe avec ses 53 quatrains, du moins dans la version Macé Bonhomme datée de 1555 qui est la seule édition connue s’arrêtant à 53 quatrains, si on laisse de côté les éditions augmentées parues sous la Ligue et qui indiquent une addition de quatrains après le 53e. On sait que ce n’est pas un moindre élément de doute, n’en déplaise à Gérard Morisse (Colloque Nostradamus du 12 novembre 2004) concernant les éditions Antoine du Rosne 1557 que de ne pas comporter de mention d’une addition après le quatrain 53 alors que cette indication figure... en 1588, soit 30 ans plus tard !

   On se perd en conjectures quant à ce premier lot de 353 quatrains comme l’a encore reconnu Roger Prevost, à ce même Colloque Nostradamus du 12 novembre, à Paris, qui aurait tendance à rapprocher ce nombre de l’année lunaire. On connaît aussi les spéculations de Patrice Guinard sur le nombre de quatrains des premières éditions, du moins - ce qui n’est pas la même chose - des éditions comportant les dates les plus anciennes.

   En réalité, comme nous l’avons déjà exposé - mais il est bon parfois de se répéter - cette IVe Centurie a eu une histoire assez compliquée dont nous nous contenterons ici de résumer quelques points et notamment le fait qu’elle dut d’abord comporter 39 quatrains ou articles5 avant de passer à 53 puis à 100.

   Selon notre analyse, on ne saurait dissocier la Centurie IV à 53 quatrains de la Centurie VII à 35 quatrains, si l’on se base sur la version la plus brève pour cette Centurie qui est celle du libraire anversois François de Saint Jaure (1590), 53 étant l’inverse de 35. A cela vient s’ajouter l’existence d’éditions ligueuses comportant une centurie VI à 71 quatrains. Sachant que de 35 à 53, il y a 18 et que de 53 à 71, il y a également 18, il ne nous semble pas que cela puisse être du au hasard. Mais évidemment, pour suivre un tel argument, il convient de maîtriser parfaitement le corpus des éditions parus dans les années 1588-1590.

   Quid du nombre de quatrains de la Centurie V ? Selon un raisonnement numérologique, elle n’aurait du à l’origine ne comporter que 17 quatrains, ce qui donnerait la série: 53-17-71- 35 dont on perçoit aisément la cohérence. On notera que cette série est composée exclusivement des 4 premiers nombres impairs et premiers : 1, 3, 5, 7. Certes, on n’a pas trace d’une telle édition à 17 quatrains à la V, mais cela ressort du système.

   Tout cela, comme les observations d’Yves Lenoble, devrait rendre bien prudents les nostradamologues, lesquels semblent bien ne disposer que d’éditions bien tardives et sensiblement augmentées mais parfois aussi tronquées puisque l’on a une édition à 53 quatrains à la IV (Macé Bonhomme, 1555) mais sans les Centuries suivantes qui vont avec, d’un point de vue numérologique. Autrement dit, en séparant la Centurie IV des Centuries suivantes (V-VII), ceux qui ont procédé à une telle opération n’ont pas vu qu’ils ne respectaient pas l’agencement numérique existant.

   On nous demandera: pourquoi avoir produit une telle édition, assez monstrueuse, à 4 centuries dont on ne possède que les exemplaires de l’édition Macé Bonhomme (Bibliothèques Albi, Vienne (Autriche) en particulier). Il s’agit en tout cas d’une initiative conduite à partir d’une édition antérieure à celles de 1557 qui, on l’a déjà signalé, ignorent jusqu’à la césure au 53e quatrain mais aussi comportent respectivement 40 (Bibl. Budapest) et 42 (Bibl. Utrecht) quatrains à la VII au lieu de 35 (Ed. Anvers 1590). On notera que si la première édition de la Centurie VI était à 35 quatrains, les éditions à 40 et à 42 quatrains lui sont très probablement postérieures. Or, on ne connaît aucune édition de la VIIe Centurie à 35 quatrains antérieure... à 1557.

   Rappelons que les exemples d’éditions tronquées sont bien connus puisque c’est précisément le cas des éditions à sept centuries parues à la fin des années 1580, sans les Centuries VIII-X. Avec les éditions datées de 1555 à 53 quatrains, nous avons un avatar de ces éditions malmenées, augmentées, censurées, sans parler de quatrains remplacés par d’autres, dans les années 1570-1580. Rien à voir avec une première édition des Centuries qui serait parue du vivant de Michel de Nostredame ! Il faudrait aussi rappeler le cas des éditions 1557 lesquelles ne comportent pas 100 quatrains à la VI mais 99, si l’on met à part le cas de l’avertissement latin qui ne figure d’ailleurs que dans l’une d’entre elles (Bib. Utrecht). Il n’y a au demeurant rien d’extraordinaire à ce que l’on ait attribué à Michel de Nostredame des textes dont il n’était pas l’auteur. C’est aussi le cas d’un Leonard de Vinci (1452-1519) qui mourut quand Nostradamus avait 13 ans, avec le tableau de l’Adoration des Mages.6 Ceux qui résistent à suivre certaines approches critiques ont probablement peur de perdre pied et d’entrer dans un monde virtuel où chaque chose est relative et n’existe pas par elle-même mais du fait d’un processus permanent de reconstitution qui peut sembler épuisant avec pour avantage d’entretenir le dialogue et le débat entre les hommes, quant à ce qui est vrai et ce qui est faux. Il y a une forte tentation, chez les nostradamologues, que l’on retrouve en astrologie à intégrer le vrai et le faux - dans tous les sens du terme - en un seul et unique corpus, attrape-tout.

   Comme pour l’astrologie, il y a une forte résistance de la part de nombre d’historiens à admettre que les documents dont nous disposons sont tardifs - c’est notamment le cas du Tétrabible de Ptolémée, terriblement syncrétique - et que bien des choses se sont joué avant la parution des dits documents. Mais évidemment, dans ce cas, on ne peut plus s’appuyer sur des éditions existantes mais on est amené à effectuer un travail à la Cuvier pour lequel la plupart des spécialistes n’ont pas été formés. Cette question de la formation des textes est fondamentale : dès lors que seule une analyse très pointue permet de progresser dans ce domaine, celui qui ne parvient pas à déceler les composantes d’un document et notamment ses contradictions internes démontre par là ses propres limites en tant que chercheur. Encore une fois, si l’on parle d’Histoire des religions et d’Histoire des sciences, il nous semble indispensable de parler d’Histoire des astrologies, c’est-à-dire de tous les systémes traitant du rapport des hommes et des astres. Le probléme, c’est que l’Histoire des astrologies remonte très loin et que l’on peut avoir l’illusion qu’il existerait grosso modo une seule astrologie, si l’on considére les deux derniers millénaires. En réalité, nous n’avons affaire, depuis 2000 ans, qu’à une période syncrétique mélant allégrement en un seul et même corpus les formes les plus contradictoires d’astrologie. C’est comme si dans un certain avenir on mélangeait sous un seul et même label judaïsme, catholicisme, protestantisme et Islam sous prétexte qu’il y serait toujours question de Dieu.

   Il semble que le problème des origines soit rarement bien traité et cela vaut tant pour la genèse de textes majeurs que du fonctionnement des sociétés, de la sexuation ou de l’astrologie sans oublier l’émergence du phénoméne juif ; il semble qu’on ait beaucoup de mal à échapper à des récits plus ou moins mythiques voire mythologiques dès qu’il s’agit d’aborder le problème de l’émergence : on confond souvent la cause et l’effet, l’oeuf et la poule. Le document le plus anciennement daté ne correspond pas nécessairement à un état plus ancien de la question car parfois un document plus récent peut être porteur d’un savoir bien antérieur. C’est par le jeu de recoupements au sein de corpus hétéroclites que l’on doit pouvoir progresser, parvenir à des chronologies vraisemblables et à la mise en évidence d’interpolations, d’imitations, de déviances.

Jacques Halbronn
Paris, le 11 décembre 2004

Notes

1 Cf. The Astrological Journal, Vol. 41, n° 5. Retour

2 Cf. son article sur Espace Nostradamus. Retour

3 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

4 Cf. Documents Inexploités, op. cit., pp. 52-53. Retour

5 Cf. la référence des éditions de la Ligue à une telle présentation. Retour

6 Cf. le récent travail de Maurizio Seracini, “The Leonardo Cover-up”, New York Times Magazine. Retour



 

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