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ANALYSE |
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Nostradamus, ni historien, ni prophète |
Lorsque l’on s’efforce d’étudier la genèse d’un texte, il arrive fréquemment que l’on saute un chaînon si bien que l’on attribue à un certain stade ce qui relève en réalité de plusieurs. Or, l’apport de chaque intervenant dans la chaîne de production d’un texte peut être des plus modiques et relever d’une forme de plagiat assez paresseux. Il y a bien là risque de ce qu’il faut bien appeler un anachronisme, c’est-à-dire une erreur dans la chronologie d’un processus, quand on saute des étapes. On sait que le nostradamisme n’échappe nullement à la règle mais il n’en a pas non plus le monopole.
Un cas remarquable concerne l’Islam. Jacob Taubes1 observe :
Grâce à des manuscrits arabes, nous possédons des documents qui attestent l’existence de juifs chrétiens jusqu’au Xe siècle. Ce qui révolutionne d’ailleurs la préhistoire de l’islam, dans la mesure où Mahomet n’a pas mélangé dans sa tête échauffée des traditions chrétiennes et juives, ni inventé quoi que ce soit sur cette base, mais il a très exactement absorbé la tradition judéo-chrétienne et l’a reproduite dans le Coran
Par juifs chrétiens, il faut entendre des juifs ayant adhéré au christianisme à une époque où il n’était pas considéré encore comme le fils de Dieu.
Dans un même ordre d’idée, nous avons signalé le cas des Protocoles des Sages de Sion.2 Il faut grandement se méfier de ces personnages auxquels on confère un mérite exorbitant, en bien comme en mal, par rapport à leur véritable contribution.
Si l’on revient vers le dossier des Centuries, on accorde à Nostradamus un rôle disproportionné dans leur fabrication ou bien l’on veut parler d’un seul faussaire quand il y en a certainement plusieurs, y compris des contrefaçons de faux, tout comme Mathieu Golowinski, l’auteur présumé des Protocoles des Sages de Sion, a vraisemblablement contrefait de faux documents et n’aurait pas été le plagiaire de Maurice Joly.3 On connaît la thèse que nous défendons présentement, à savoir que les Centuries se voulaient initialement un recueil d’anciennes et nouvelles prophéties, dont certaines dataient de plusieurs siècles, seule façon de rendre compte de leur caractère historiographique. Or, il n’est même pas certain qu’au départ, elles aient été en quoi que ce soit associées au nom de Nostradamus.
Entendons par là qu’à l’origine, quelques centaines de quatrains - il n’y en avait probablement pas plus de 600 pour commencer - ont pu exister de façon autonome, comme cela sera probablement le cas pour les sixains avec le cas de Morgard.4 En ce cas, ils n’auraient même pas été l’oeuvre de nostradamistes.
Dans ce cas, lorsque l’on voulut conférer à ce travail, imprimé ou resté sous forme de manuscrit, un caractère nostradamique, on peut penser que ceux qui s’en chargèrent ignoraient qu’il s’agissait de fausses prophéties, à savoir d’une documentation historique présentée abusivement comme prophétique.
Il n’est même pas certain que les éditeurs de ce faux nostradamique, réalisé à partir d’un faux recueil prophétique, aient compris que la présentation des Centuries comme étant l’oeuvre prophétique de Nostradamus pouvait avoir d’invraisemblable, du fait que les dites Centuries concernaient nombre d’événements antérieurs au temps du dit Nostradamus. Il est vrai qu’il fallut beaucoup de temps pour que des chercheurs, comme Roger Prevost, signalent le problème.5
De fait, les épîtres placées au sein du canon centurique ne font nullement allusion à des quatrains relatifs à des périodes antérieures au XVIe siècle alors que nous savons que c’est pourtant bien le cas. Voilà qui montre à quel point ces préfaces sont décalées par rapport au contenu qu’elles étaient censées annoncer.
Il est donc concevable qu’une partie des sources tant historiques que géographiques ne sont pas liées directement à la production nostradamique. On ne peut donc en ce sens ni parler des sources de Nostradamus, comme semble le faire R. Prevost, ni même, stricto sensu, de sources de publications pseudo-nostradamiques.
Certes, ces publications pseudo-nostradamiques recourent de facto à ces sources mais elles ne le font qu’indirectement du fait de l’emprunt à travail s’appuyant sur les dites sources. Il faudrait donc s’entendre sur le sens du terme sources : si j’emprunte un texte ayant telle ou telle source, ce ne sont pas mes sources, puisque c’est un travail de seconde main. Il conviendrait distinguer un sens large et un sens étroit du dit terme. Pour notre part, nous préconisons une acception étroite, quitte à reconnaître par la suite que ce que l’on avait cru être une source ne l’était pas vraiment ou en tout cas pas directement. On voit à quel point la formule Nostradamus historien devient dès lors discutable.
Ce qui trahit d’ailleurs l’emprunteur indélicat, c’est précisément qu’il n’a pas une claire conscience de ce qu’il emprunte, c’est-à-dire de toutes les implications liées au document concerné et par la suite on risque fort d’attribuer au dit emprunteur des lectures qui n’ont jamais été les siennes et des procédés dont il n’aurait pas pris la mesure. Que de contresens en perspectives !
Dès lors qu’il y a emprunt, il convient notamment d’être prudent quand on prend certains passages au premier degré traitant de magie ou d’astrologie. Il est possible que l’emprunteur ne comprenne rien à ce qu’il emprunte et qu’il commette ainsi des erreurs de transcription. Dans ce cas, même la toute première édition de la contrefaçon en question peut avoir été défectueuse.6
On voit ce qu’il peut y avoir de délirant voire d’inconscient à vouloir attribuer à un seul et même auteur des pages qui ont pu être récupérées en divers endroits voire une compilation de sources qui est le fait de précédents états dont le dit auteur ne porte nullement ni le mérite, ni la responsabilité.
C’est dire qu’on ne saurait dire à la légère Nostradamus a dit ceci ou cela, ni même que ceux qui ont publié sous son nom ont recouru à telle ou telle source. Il conviendrait de considérer le texte comme sujet et parler des sources du texte, ni plus ni moins plutôt que des sources de tel ou tel auteur. Dès que l’on passe de la bibliographie à la biographie, l’on avance dans des sables mouvants et l’on sait à quel point les biographes de Nostradamus ont souvent été fort téméraires.
Inversement, il serait tout aussi malheureux d’attribuer à Nostradamus des textes postérieurs à son époque en en faisant, un peu vite, non plus un historien mais un prophète. Dans le premier cas, il convenait de se rendre compte que cela ne faisait pas sens qu’un prophète se contente de faire oeuvre d’historien (de seconde main) si ce n’était pour vieillir d’autant les textes concernés, et dans le second cas, la précision de certains détails trahit la rédaction post eventum. Les deux approches conjointes ne pouvaient que renforcer le corpus nostradamique à condition toutefois de ne pas en attribuer la paternité d’inspiration au seul Nostradamus, puisque une partie du corpus comporte des événements qui étaient connus de longue date, déjà au temps du dit Nostradamus, selon une stratégie que l’on retrouve dans la pseudo-prophétie des papes de Saint Malachie.7
En ce qui concerne l’origine des quatrains des Centuries, nous avons déjà développé la thèse suivante, selon laquelle il s’agirait au départ d’une production pseudo ou néo-nostradamique qui aurait été par la suite officialisée, canonisée. C’est ainsi que selon nous Crespin, en définitive, n’aurait pas compilé les Centuries mais aurait produit des quatrains dont on se serait servi pour constituer les dites Centuries, l’absence de quatrains appartenant à certaines Centuries (V-VII) tenant au fait qu’il s’agirait d’un apport postérieur. En aucun cas Crespin n’aurait évacué des Centuries.
Ajoutons que s’il faut tenir compte de suppressions, force est de constater que par la suite, en revanche, des quatrains disparurent ou furent remplacés, le cas le plus flagrant étant celui des éditions parisiennes de la Ligue ne comportant pas les Centuries VIII-X. La date à laquelle ces Centuries furent réintégrées dans le canon centurique est un des points les plus controversés parmi les spécialistes. Pour notre part, cette réintégration n’eut pas lieu avant les années 1620 et en fait on n’a pas d’éditions authentiques des Centuries VIII-X antérieures à cette décennie, ce qui est fort éloigné de ce qui est affirmé dans les bibliographies de Chomarat et de Benazra lesquelles situent la première édition conservée... en 1568, soit un écart de plus d’un demi-siècle !
Rappelons que nous avons le même phénomène de recyclage pour l’iconographie et notamment pour celle relative à la production nostradamique. On nous parle d’une vignette représentant Nostradamus. Or, il faut chercher l’origine de l’iconographie nostradamique dans le Kalendrier des Bergers et notamment dans certaines versions censées représenter des sages.8 En effet, on a fini par remplacer des Sages par des bergers.
La première attestation authentique d’une vignette nostradamique se trouve, selon nous sur la page de couverture de la traduction par Michel de Nostredame de la Paraphrase de Galien, Lyon, Antoine du Rosne, 1557, Galien étant un de ces Sages dont il est question dans une certaine littérature. En tant que traducteur - qui plus est du latin et non pas du grec - Nostradamus n’avait aucun titre à faire figurer sa propre vignette sur la page de titre. Et selon nous, c’est bien Galien qui est ainsi représenté.
Par la suite, cependant, cette même vignette sera récupérée par les nostradamistes avec la fortune que l’on sait. D’une part pour les éditions (anti)datées également de 1557 des éditions des Prophéties, chez le même Antoine du Rosne (ex. de Budapest et d’Utrecht) et de l’autre pour une série de prognostications, dont notamment celles pour 15589 et 1562 (représentée sur la page de titre du RCN de R. Benazra). Mais le cas le plus remarquable concerne les éditions associées à l’année 1555, donc antérieurement à l’année 1557, terminus a quo. D’abord, évidemment, le cas des éditions des Centuries à 353 quatrains, portant la mention Macé Bonhomme 1555 (ex. d’Albi et de Vienne) avec le même type de vignette et ensuite le cas de la Pronostication pour 1555, affublée pareillement et dont le caractère de contrefaçon est indiqué par le fait que celle-ci, conservée dans la Bibliothèque Ruzo, comporte des quatrains, usage réservé aux seuls almanachs.
Il conviendrait aussi de s’intéresser aux emprunts nostradamiques aux Ephémérides - sujet qui passionne en particulier un Theo Van Berkel. Peut-on d’ailleurs parler d’emprunts de la part de Michel de Nostredame lui-même, dans la mesure où la plupart des calculs ne figurent pas dans les manuscrits des productions annuelles, comme l’atteste le Recueil des Présages Prosaïques.10 Selon nous, ces calculs étaient ajoutés par les libraires. Theo Van Berkel s’est même demandé, sur la base d’une corrrespondance, si les quatrains des almanachs n’étaient pas aussi un ajout des libraires, sur le modèle du Kalendrier des Bergers, où chaque mois a droit à un quatrain.
On sait que le plagiat existe aussi au niveau de l’exégèse, c’est ainsi que Théophile de Garencières a pillé, à l’occasion d’une traduction, dans son édition de 1672, l’Eclaircissement des véritables Quatrains (1656) pour nourrir le commentaire historique de certains quatrains, les dits quatrains étant souvent eux-mêmes tirés de certains récits du passé.
La raison de ces plagiats est surtout la volonté de gagner du temps, d’économiser des heures de travail en se servant qui existe déjà. C’est une banalité que de dire que moins une oeuvre est originale, plus elle est tentée par le plagiat tout comme un traducteur est souvent plus pris par le temps qu’un auteur qui écrit à son propre rythme sans même souvent avoir encore de contrat en jeu. Le plagiat est le fait de mercenaires. Ce serait donc un contresens que de leur attribuer un travail rédactionnel qu’ils se sont en fait contenté d’adapter. Quand l’effort fourni semble excessif, c’est qu’il doit être mis au compte de plusieurs faussaires successifs.
Jacques Halbronn
Paris, le 20 décembre 2004
Notes
1 Cf. La théologie politique de Paul, Paris, Seuil, 1999. Retour
2 Cf. Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour
3 Cf. Etudes protocoliennes : les enjeux d’une réédition, Encyclopaedia Hermetica, Site Ramkat.free.fr, rubrique Antisemitica. Retour
4 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour
5 Cf. mythe et réalité, Paris, Seuil, 1999. Retour
6 Cf. Les Centuries vues par l’astrologie et la numérologie, Espace Nostradamus. Retour
7 Cf. notre étude sur ce sujet à la rubrique Prophetica, Encyclopaedia Hermetica en ligne, Site Ramkat.free.fr. Retour
8 Cf. notre étude sur cet ouvrage, in Cura.free.fr. Retour
9 Cf. fac simile in B. Chevignard, Présages de Nostradamus, Paris, Ed. Seuil, 1999. Retour
10 Manuscrit conservé à la Bibliothèque de Lyon La Part Dieu et en partie édité par B. Chevignard. Retour
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