ESPACE NOSTRADAMUS

Lune
Portrait de Nostradamus
Accueil
Biographie
Ascendance
Bibliographie
Références
Analyse
Frontispices
Gravures Actualité
Recherche
Club
Ramkat
Lune




ANALYSE

136

La dimension janussienne des Centuries

par Jacques Halbronn

Première Face, 1594

    A quoi ressemblait la première édition des Centuries ? Pour nous en faire une idée assez précise, il nous semble qu’il faut aller voir du côté du Janus Gallicus de 1594 et la différence est considérable avec les éditions prétendument parues entre 1555 et 1568 et dont nous pensons qu’il faut les situer à la fin du siècle et non en son milieu.

   La lecture du Janus Gallicus peut, au demeurant, induire en erreur. Il faudrait parler en vérité de la Première Face du Janus François, ce qui fait référence à Janus bifrons. Dans un contexte prophétique, que signifie la référence à Janus si ce n’est la dialectique entre le passé et le futur, à l’instar de ce mois de janvier qui en quelque sorte est l’occasion à la fois d’un bilan et de perspectives. La “Première Face” est bel et bien toute tournée vers le passé puisque l’on y traite des années 1534 (sic) à 1589, en pratique il s’agit du bilan des prophéties nostradamiques depuis 1555, date avancée par les bibliographes de la parution de la Préface à César et des premières Centuries. Or, en 1555, le passé ne pouvait être cette période allant jusqu’en 1589 puisque elle ne s’était pas encore écoulée. Donc le passé devait être antérieur à 1555 ou à toute autre date de référence que l’on voudra, faisant la jonction entre passé et futur, tension qui est d’ailleurs au coeur de la dynamique prophétique. Conviendrait-il dans ce cas de supposer que le passé en 1555 commençait en 1534 et que dans les premières éditions des Centuries, on désignait et expliquait les quatrains supposés correspondre à des événements survenus à partir de 1534, date qui constitue le point de départ de la recension du Janus Gallicus ? En tout état de cause, les éditions qui nous sont conservées, du moins pour le XVIe siècle, ne comportent pas le moindre bilan des Centuries et nous y voyons la preuve que nous ne disposons pas des premières Centuries ni d’une copie fidèle, même si elle devait être tardive d’une telle editio princeps.

   D’où l’extrême intérêt du Janus Gallicus et des éditions qui lui feront suite au XVIIe siècle : à partir de 1594, en effet, et de façon assez paradoxale, les éditions qui paraissent à partir du milieu du siècle suivant, notamment à Amsterdam, se conforment sensiblement mieux à ce que l’on était en droit d’attendre d’une première édition des Prophéties : elles comprennent notamment une Vie de Nostradamus, c’est-à-dire une biographie, et un commentaire d’un certain nombre de quatrains.

   Certes, dans le Janus Gallicus, ne trouve-t-on point l’intégrale des Centuries et des Présages (quatrains des almanachs) mais seulement ceux qui font précisément l’objet de commentaires. Mais cette présence d’une édition de référence semble aller de soi et d’ailleurs une telle édition sera disponible par la suite, à l’exemple, on l’a dit, des éditions d’Amsterdam des années 1660. C’est d’ailleurs, l’absence de cette présentation systématique des quatrains dans le Janus Gallicus qui aura jusqu’à présent empêché de considérer cet ouvrage comme appartenant à la série des éditions des Centuries ; c’est ainsi que Robert Benazra ne compte pas cet ouvrage dans sa liste des éditions des Prophéties. Or, si l’on a une vision plus globale de ce qu’est une édition des Centuries, avec la présence d’un appareil biographique et exégétique, si le JG est “incomplet”, le sont aussi tant d’éditions des Centuries dépourvues du dit appareil et donc tout aussi incomplètes.

   Nous avons déjà1 insisté sur le fait que les Centuries comportaient bel et bien un volet “bilan”, correspondant à ce que l’on appelle alors des “prophéties anciennes”. Trop d’indices, notamment ceux apportés par Roger Prevost et par Peter Lemesurier, viennent démontrer que le passé des Centuries couvre plusieurs siècles et donc en ce sens ne sauraient être attribuées à Michel de Nostredame si ce n’est en tant qu’éditeur, activité subalterne comme celle de traducteur qui lui est impartie pour la Paraphrase de Galien (Lyon, Antoine du Rosne, 1557) voire pour l’Horus Apollo, non paru de son vivant. Ce bilan rétrospectif ne fait donc nullement de Nostradamus un prophète mais un lecteur de prophéties, voire un compilateur. Encore conviendrait-il de préciser que ces “anciennes” prophéties sont des pseudo-prophéties en ce sens qu’il ne semble pas qu’il ait existé de telles prophéties annonçant de tels événements. C’est dire qu’en attribuant une telle besogne à Nostradamus ne serait guère flatteur et nous ne le ferons point.

   C’est pourtant, peu à peu, la tendance qui va prédominer au point qu’en 1656, dans l’Eclaircissement des Véritables Quatrains, soit une soixantaine d’année après la parution du JG, plus aucune tentative rétrospective n’est esquissée pour la période s’étendant avant 1555 et les éditions du XVIIe siècle se conteront, elles aussi, peu ou prou, de cette date butoir : pour tout ce corpus, le passé, c’est ce qui concerne les événements depuis cette date et non, précisément, avant cette date !

   Il y a là un contresens majeur qui dénature considérablement le caractère des Centuries non point tel que voulu par Nostradamus mais bien par ses imitateurs, quelles qu’aient pu être leurs (bonnes) intentions et leurs raisons (d’Etat). En effet, on l’a dit, il y a eu un glissement qui a consisté à découper le futur en deux volets : non point avant et après 1555 ou 1558 mais avant et après la date du commentaire, celle-ci variant d’un exégète au suivant. Autrement dit, on sera parvenu à évacuer de façon radicale toute idée de “prophéties anciennes”, ce qui allait finalement permettre de faire de Nostradamus un prophète à part entière.

   On passera sur les tentatives assez confuses de certains d’occulter cette question en affirmant que les quatrains traitent aussi bien du passé que du futur, ce qui expliquerait que l’on ne puisse les placer en deux groupes : passé et futur. Les commentaires ont vocation soit de faire le bilan soit de tracer des perspectives, à partir des quatrains. Le volet “bilan” a du exister dès la toute première édition des Centuries. Or, il ne figure ni dans les éditions datées de 1555, ni dans celles datées de 1557 ou de 1568 puisqu’il n’apparaît qu’en 1594, au sein du JG. Cela n’est pas conforme à l’idée que nous nous faisons de ce que doit être une première édition d’un texte prophétique et l’on pense notamment aux Prophéties des Papes attribuées à Saint Malachie et qui dès leur parution dans les années 1590, comportent une partie avec des devises commentées et explicitées sur plusieurs siècles et une partie avec des devises non commentées parce que non encore accomplies. A noter que si le passé doit être commenté, le futur, quant à lui, tend à ne pas l’être puisque non encore advenu. Cela concerne ce que l’on appelle, a contrario, des “prophéties modernes” mais l’on sait que les nostradamistes ne se sont pas privé d’interpréter les quatrains pour discourir sur l’avenir, c’est-à-dire le non advenu. Tout se passe comme si les prophéties nostradamiques anciennes avaient été phagocytées par les modernes. Or, avec le temps qui passe, ce qui était le futur de Nostradamus est devenu notre passé. Mais, pour l’historien du corpus nostradamique, s’efforçant de reconstituer les pièces manquantes du puzzle, c’est bien le passé tel qu’il se présentait du temps de la première édition qui nous importe et non le passé pour notre époque.

   Quel contraste, en tout cas, entre ces quatrains qui semblent être disposés sans ordre et sans aucun repère chronologique et l’agencement des quatrains des almanachs ! Or, on sait que dans le JG, on fait fi des dates indiquées pour les dits quatrains. On ne conçoit pas une entreprise astrologique sans un strict encadrement chronologique. Et c’est pourquoi nous pensons que les Prophéties qui parurent du vivant de Nostradamus et qui, éventuellement, comporter quelques centaines de “carmes” comportaient un appareil chronologique qui fait complètement défaut aux Centuries. S’il s’agit comme nous le pensons de “Prophéties Perpétuelles”, on pourrait éventuellement penser à un “carme” par période de 10 ans, soit près de 400 pour 4000 ans, sachant que l’an 3797 figure dans la Préface à César qui annonça probablement les dits “carmes” mais sous une forme qui n’est pas celle qui sera la sienne par la suite. Ce serait alors par imitation des “carmes” chronologisés parus du vivant de Notradamus, déjà sous le nom de Prophéties, comme l’a montré Gérard Morisse, que l’on aurait produit les séries de quatrains que nous connaissons mais y avait-il ou non mode d’emploi ou bien l’utilisateur était-il laissé à lui-même comme on pourrait le croire en étudiant les prétendues premières Centuries, lesquelles ne sont même pas pourvues d’exemples d’interprétation des quatrains. Un quatrain qui ne s’accorde à rien d’extérieur à lui-même relève-t-il de la démarche prophétique ? Il semblerait précisément que la révolution nostradamique ait précisément consisté dans le contournement d’une telle règle, tout comme elle renonce à tout appareil iconographique à la différence notamment de la Pronosticatio de Lichtenberger.2 N’a-t-on pas là un prophétisme quelque peu jugulé, voire réduit à une certaine impuissance, dans l’esprit des mesures prises à partir de 1560, aux Etats Généraux d’ Orléans ? Le paradoxe, c’est qu’en dépit - ou peut-être en raison - de ces extraordinaires handicaps, le nostradamisme, jouissant dès lors d’une extrême liberté, soit tout de même parvenu à exister. Il y aurait donc l’avant 1560 avec des prophéties datées et l’après 1560 avec des prophéties non datées, hormis le cas des publications annuelles. On notera que le Janus Gallicus connut des difficultés lors de sa parution en 1594 et eut du mal à obtenir certaines autorisations, du fait précisément de son caractère prophétique.

   Ce prophétisme mou, privé de ses armes chronologiques, serait donc représenté de façon emblématique par les Centuries et nous pensons que Michel de Nostredame n’aurait pas souscrit à un tel prophétisme inconsistant et coupé de son cadre chronologique. C’est pourquoi seuls des “carmes” dûment datés pourraient lui être attribués, probablement ceux dont traite Antoine Couillard qui ne se serait pas privé de se gausser de prophéties pas même datées. Il convient en effet de rappeler l’importance de la fixation des dates pour le prophétisme, d’où d’ailleurs son recours à l’astrologie. Dès lors que le prophétisme renonce aux dates, il n’a que faire de celle-ci. Ce n’est pas pour rien que les dates figurant dans certains textes ont été souvent remaniées et d’ailleurs, dans le corpus nostradamique, c’est toute la question des éditions antidatées qui relève d’une telle problématique chronologique à commencer par l’Epître de 1558 à Henri II dont nous pensons qu’elle fut présentée d’abord non point comme parue alors mais comme retrouvée ultérieurement parmi les papiers de Nostradamus. Rappelons aussi que les Centuries furent, selon nous, également “retrouvées” dans la “bibliothèque” de Nostradamus, ce qui ne signifiait même pas qu’il en était l’auteur mais seulement le dépositaire. De dépositaire, il devint l’éditeur puis d’éditeur il passa à auteur.

   Quelle fut la place des “Prophéties” dans la production nostradamique ? Ces premières prophéties qui n’ont guère à voir avec ce qui paraîtra par la suite sous ce nom, furent diffusées conjointement, comme le montre G. Morisse, avec diverses publications annuelles. Il est possible qu’elles parurent avant les premiers almanachs à quatrains et on peut penser qu’elles comportaient des quatrains qui probablement sont perdus à moins qu’ils n’aient été repris partiellement dans les Centuries. Il y aurait donc trois ensembles de quatrains : ceux des prophéties perpétuelles, ceux des almanachs et ceux des Centuries. On notera que la fameuse vignette représentant Nostradamus dans son cabinet était réservée aux seules Prognostications, comme cela est attesté par les éditions pour 1557, 1558 et 1562. C’est donc une erreur des faussaires d’avoir repris cette même vignette pour les éditions de 1555 et 1557 des Centuries. Cette vignette ne fut d’ailleurs utilisée que dans un nombre très limité de cas puisqu’on ne la retrouve point pour d’autres éditions, elle ne figure dans aucune édition datée de 1568 sans parler des éditions des années 1580, 1590 et au delà pour le XVIIe siècle, comme si le recours à cette vignette n’avait eu qu’un usage très limité dans le temps. Nous ne pensons pas en tout cas qu’au moment où paraissaient les Prognostications dotées d’une telle vignette, une autre série de textes ait recouru au même code iconographique, ce qui eût été une source de confusion. Nous pensons en outre que cette vignette n’est pas apparue dans la production nostradamique avant 1557, et cela du fait d’un emprunt à l’édition de la Paraphrase de Galien dont Nostradamus avait été le traducteur. Après 1562, il ne semble pas non plus que la dite vignette ait poursuivi sa carrière si ce n’est dans la fausse édition de l’almanach pour 1563 (Barbe Regnault) laquelle date de la période de la Ligue tout comme d’ailleurs les éditions datées de 1555 et 1557 et comportant la même vignette. Au demeurant, les faussaires en plaçant une vignette de pronostication sur un almanach n’avaient pas davantage respecté le codage iconographique.

   Selon nous, donc, une première édition ne correspond pas à celle que l’on nous présente comme telle (1555), pas plus qu’une édition posthume obéit à certaines règles élémentaires qui ne sont pas respectées par l’édition de 1568, à savoir la mention du décès de l’auteur en particulier. Le cas de l’Almanach pour l’an 1567, Lyon, Benoist Odo, est significatif en ce qu’il mentionne que le dit almanach a été “composé par feu Maistre Michel de Nostradame (sic)”.3 Pourquoi cette mention du décès ne figurerait-elle point encore en 1568 ? Une telle mention figure notamment dans les Predictions pour vingt ans, continuant d’An en an, iusques en l’an mil cinq cens quatre vingtz trois (...) Extraictes de divers aucteurs, trouvée en la Bibliothèque de nostre defunct dernier décédé (...) Maistre Michel de nostre Dame. A la supplication de plusieurs ont esté (...) reveues & mises en lumière par Mi. De Nostradamus le Jeune, Rouen, Pierre Hubault. On pourrait encore citer l’Almanach pour l’an 1570 “composé par M. Florent de Crox disciple de deffunct M. Michel de Nostradamus”, Paris, Antoine Houic.4

   Certes, il est tentant de se satisfaire de l’idée d’une progression quantitative : passage d’une édition à 4 centuries à une édition à 7 centuries, puis d’une édition à 7 centuries à 10 centuries. Mais à y regarder de plus près, on observe que l’édition à 7 centuries (1557) comporte des centuries (V-VII) qui ne sont pas attestées avant les années 1570 et qu’il convient de rapprocher de l’édition d’Anvers de 1590, que l’édition à 4 centuries n’est en fait qu’une édition à 7 centuries tronquée, la centurie à 53 quatrains faisant partie d’un ensemble de 4 centuries avec les centuries V, VI et VII et ne pouvant en être dissociée.5 Quant à l’édition de 1568, elle est constituée de deux volets dont le premier n’est autre que celui d’une édition à 7 centuries de type Anvers 1590, à laquelle on a ajouté ultérieurement, à savoir au XVIIe siècle, un second volet qui avait été évacué sous la Ligue d’où la présence incongrue d’une seconde préface, celle à Henri II laquelle, initialement, était placée en tête des Centuries et non la Préface à César dont il semble bien qu’il ait fallu attendre les années 1580 pour qu’elle ait été placée au début en remplacement de la dite Epître au Roi. En effet, selon nous, le projet initial était bel et bien de présenter les Centuries comme retrouvées, en 1566, à l’état de manuscrit dans la Bibliothèque de Michel de Nostredame, avec une Epître au Roi datée de juin 1558. Ce n’est qu’ultérieurement que l’on sera passé de la thèse d’un manuscrit à celle d’un imprimé qu’il fallut fabriquer sur mesure avec les marques de libraire adéquates et que l’on data d’avant 1558, dans une sorte de surenchère d’antidatages - on passe alors de 1558 à 1555 - et ce au profit d’un nouveau lot de Centuries (V-VII) que l’on voulut inclure dans l’ensemble centurique. Autrement dit, si l’Epître à Henri II, du moins celle datée de 1558 - est réputée être restée inédite du vivant de Nostradamus, la Préface à César se présente comme annonçant une édition imprimée des Centuries, chez le libraire lyonnais Macé Bonhomme, trois ans plus tôt, subterfuge d’autant plus aisé à conduire qu’une Préface à César a bel et bien existé alors en tête de Prophéties d’un autre type, ce dont témoignent les Prophéties d’Antoine Couillard du Pavillon (1556).

   Selon nous, le phénomène centurique est posthume et se présenta initialement comme tel. Pour conférer à la première édition une certaine dimension rétrospective, permettant de dresser un premier bilan, il était indispensable d’accepter la fiction selon laquelle on se serait servi de textes composés au plus tard en 1558, la date de l’Epître à Henri II faisant foi. Ce n’est que plus tard, dans les années 1580 - comme le montre notamment l’édition d’Anvers de 1590 qui se réfère à une édition de 1555 à sept centuries dont elle serait la reproduction, la Préface étant datée différemment de celle de Macé Bonhomme - édition que nous ne connaissons que par la dite édition Macé Bonhomme tronquée à 4 centuries seulement - que l’on prit la décision de faire paraître des Centuries du vivant même de Nostradamus en tentant de faire passer certains textes effectivement parus alors comme comprenant les dites Centuries. Nous n’excluons pas qu’ait pu exister une fausse édition à sept centuries datée de 1555, correspondant à l’édition d’Anvers (1590) et ne comportant donc que 35 quatrains à la VIIe Centurie. Trois éditions bien distinctes datées de 1555 (Albi ou Vienne) et de 1557 (Budapest et Utrecht) correspondraient à trois états attestés sous la Ligue. Contrairement à ce que pourrait faire croire l’édition de 1555 tronquée à 4 centuries, la seule qui ait été conservée, le passage d’une édition à l’autre ne s’est pas fait par adjonction de Centuries mais par augmentation du nombre de quatrains dans les Centuries IV, VI et VII, le cas de la Centurie V posant des problémes spécifiques (passage de 17 à 100 quatrains).

   C’est aussi dans les années 1580 que l’on parle d’une édition augmentée pour 1561. Il importe peu que cette fausse édition n’ait pas été conservée voire n’ait jamais existé, l’important étant l’idée que l’on ait placé cette édition avant la mort de Nostradamus et qu’on ait probablement voulu attribuer des additions à la dite édition. De quelles additions s’agissait-il ? Selon nous cela concernait la centurie IV sous une première mouture à 39 articles avant que celle-ci ne passe à 53 quatrains dans le cadre d’une addition de 3 centuries supplémentaires (V -VII), tout cela s’étant nécessairement produit avant 1590 et l’édition d’Anvers, laquelle édition comporte ces nouvelles centuries, déjà attestées en partie dans les éditions parisiennes de 1588-1589. Quant à soutenir, comme le fait Daniel Ruzo et à sa suite Patrice Guinard, que ces centuries incomplètes étaient déjà annoncées dans le testament manuscrit laissé par Nostradamus, si l’on compte les ducats et les doubles ducats, on ne voit pas très bien à quoi cela a pu servir puisque dès 1557 - pour ceux du moins qui croient à l’authenticité des Centuries parues chez Antoine du Rosne, on aurait éliminé purement et simplement - et ce du vivant de Nostradamus - cette frontière à 53 quatrains laquelle ne se comprend selon nous que dans le cadre d’une série de 4 centuries (IV-VII). Or, les éditions de 1557 - ce qui souligne leur caractère éminemment tardif - ont également éliminé la frontière à 71 quatrains à la VI, ainsi que la frontière à 35 quatrains à la VII, pour ne pas parler de la frontière à 17 quatrains de la Ve Centurie, dissimulant ainsi complètement un certain agencement numérique dont il ne nous reste d’ailleurs que des traces. Ce faisant, d’ailleurs, en faisant passer à 100 les Centuries IV, V, VI, cela permettait d’ajouter des quatrains supplémentaires - ce qui est parfois bien commode quand il s’agit d’actualiser un texte prophétique. Dans l’état actuel des choses, c’est à partir des éditions parues de 1588 à 1590, parues à Paris, Anvers et Cahors, ainsi qu’à partir de l’édition bilingue du Janus Gallicus de 1594, paru à Lyon puis en partie à Paris en 1596, sous un autre titre, que l’on peut envisager un travail sérieux de reconstitution des premières éditions et non comme on l’a cru à partir du corpus 1555-1568 qui, en réalité, correspond à un état postérieur ou en tout cas contemporain du corpus 1588-1594, sachant que pour l’heure on ne dispose d’aucune édition des Centuries parue de 1569 à 1587, période durant laquelle, précisément, sont, selon nous, parues les premières éditions des Centuries.

   Certains mettent en doute la possibilité de fabriquer un faux Macé Bonhomme, à trente ans de distance. Nous répondrons que la production considérable de ce libraire lyonnais rendait celle-ci encore fort accessible et qu’il était tout à fait faisable de lui emprunter des bandeaux ou des lettrines issues d’un corpus nullement prophétique, au demeurant. Ce qui serait plus étonnant serait de trouver des éléments qui ne figureraient pas dans la production Macé Bonhomme tout en s’y inscrivant néanmoins stylistiquement, ce qui, dès lors, serait susceptible d’indiquer une certaine authenticité. Car le propre d’un emprunt, c’est de puiser dans ce qui est déjà attesté, donc peu ou prou de plagier. Paradoxalement, plus on trouvera dans les éditions centuriques Macé Bonhomme des traits que l’on retrouve dans d’autres ouvrages de ce libraire et plus cela sera suspect. Est-ce que l’authenticité d’un concerto de Mozart tient à ce que l’on retrouve le même air dans un autre concerto ? Un concerto inédit de Mozart ne reprend pas d’autres oeuvres de Mozart tout en étant bel et bien du Mozart. Dans le cas Nostradamus, encore faudrait-il être certain de se référer à du Nostradamus authentique car cela ne ferait guère sens de comparer du faux Nostradamus à... du faux Nostradamus et de conclure que c’est de la même veine. Certains seront peut-être tentés de trancher en décrétant que le vrai Nostradamus est celui qui est prophétique et le faux celui qui ne l’est pas mais on se rend compte du caractère discutable d’un tel critère. Un Antoine Crespin était tout à fait capable de tenir des propos prophétiques - au sens biblique du terme - et nous n’excluons pas, pour notre part, que si les Centuries ont une certaine qualité d’évocation cela tienne davantage à Crespin qu’à Nostradamus et peu nous importe ici que Crespin se présente comme descendant d’une lignée nostradamique de façon plus ou moins légitime, à la façon dont un David succéda à un Saül et parvint à l’éclipser par sa gloire. Quant à savoir si Crespin a ou non existé - question que se pose Patrice Guinard - observant que l’on a peu de témoignages dans ce sens - il nous semble que cela soit d’un intérêt assez mineur, l’important étant en l’occurrence qu’une telle oeuvre prophétique nous soit parvenue et ce, quel qu’en soit l’auteur qui pourrait se cacher sous ce nom. Il nous semble, en l’occurrence, que Crespin aura largement contribué à l’élaboration du corpus centurique - quand bien même serait-il un imposteur - et c’est finalement la seule chose qui compte. En effet, nous pensons que loin d’avoir compilé des quatrains, ce sont ses textes à lui qui seront repris dans les Centuries. Ajoutons que ceux qui mettent en doute la faculté à fabriquer des faux anciens n’hésitent pas, par ailleurs, à affirmer, quand deux éditions comportent des ressemblances entre elles, notamment sur le plan typographique, que c’est la plus récente qui a imité la plus ancienne, ce qui montre bien, précisément, que l’imitation est possible.

   En conclusion, il importe de rappeler qu’il existe aussi un Nostradamus compilateur, éditeur et pas seulement auteur - et c’est selon nous en tant que compilateur et éditeur qu’il fut associé aux Centuries, que cela ait été de façon fictive ou non : on trouvera notamment la trace d’une telle activité, supposée ou non, attribuée à Nostradamus dans une Pronostication perpetuelle recueillie de plusieurs autheurs par Maistre Michel Nostradamus, Paris, Jean Bonfons (BNF).

Jacques Halbronn
Paris, le 7 janvier 2005

Appendice iconographique

    Nous proposerons un certain nombre de comparaisons significatives :

1 - La question des lettrines “Macé Bonhomme”

La Perrière, Morosophie, 1553    Centurie II

Edition datée 1553    Edition datée 1555

    On observe la présence d’une même lettrine dans les deux documents, à savoir le V, en tête d’une Epître du toulousain Guillaume de La Perrière à Antoine de Bourbon auquel Nostradamus dédiera sa Prognostication pour 1557. Dans un cas, il s’agit d’une page de la Morosophie de La Perrière, parue en 1553, ouvrage comportant, qui plus est, “Cent Tetractiques” ou “Quatrains Français”. Dans l’autre, il s’agit de la Centurie II comprise dans une édition datée de 1555 des Prophéties, ouvrage qui, pour sa part, n’annonce pas qu’il comporte des quatrains. Selon nous, il serait concevable que la Morosophie ait servi, trente ans plus tard, à produire cette édition des Centuries : même libraire, même lettrine, disposition en quatrains. Pour d’autres chercheurs, un tel rapprochement démontrerait tout au contraire l’authenticité de cette édition des Prophéties.6

2 - La formation de la IVe Centurie

1er état à 53 quatrains   2ème état avec marque d’addition   3ème état sans marque d’addition

    L’édition Macé Bonhomme des Prophéties sans pouvoir être datée de 1555 correspond, à certains égards, à un état plus ancien que les états qui ont été conservés. Le tableau montre qu’il y a un premier état de la IVe Centurie - encore qu’il en ait probablement existé d’autres avant - tel qu’on le trouve dans l’édition datée de 1555. Un deuxième état serait attesté par les éditions parisiennes de la Ligue (1588-1589) qui signalent une addition au delà du 53e Quatrain. Un troisième et dernier état correspond à l’édition Antoine du Rosne 1557 avec disparition de la mention de l’addition. Ce troisième état est bien évidemment postérieur à 1588 et donc a fortiori à 1557, ce qui confirme que l’édition datée de cette année là est un faux.

3 - La formation de la VIe Centurie

Edition parisienne de la Ligue    Edition 1557 : passage de 71 à 100 quatrains

    On voit que l’édition de 1588 comporte une centurie VI à 71 quatrains alors que celle de 1557 est à 99 ou à 100 quatrains et correspond donc à un état postérieur, étant en réalité la copie antidatée d’une édition plus tardive.

4 - La formation de la VIIe Centurie

Anvers, 1559 : Centurie VII à 35 quatrains    Edition 1557 : centurie VII à 40 quatrains

    On comparera la fin de la VIIe Centurie dans l’édition d’Anvers François St Jaure, Anvers, 1590, à 35 quatrains et la fin de la même Centurie dans l’édition Antoine du Rosne 1557, à 40 quatrains. On ajoutera que l’édition d’Anvers se réfère à une édition d’Avignon, datée de 1555, qui serait due à Pierre Roux, le libraire qui publia l’Almanach de Nostradamus pour 1563. On n’a pas retrouvé cette édition mais on peut penser que cette fausse édition de 1555 devait comporter sept centuries et non point quatre, l’édition à 4 centuries étant selon nous tronquée (cf. supra). Ce n’est en tout cas pas à une édition à 4 centuries qu’il est référé dans l’édition de 1590. En 1620, on se réfère encore à cette édition de 1555 dans le Petit Discours ou Commentaire sur les Centuries de Maistre Michel Nostradamus, imprimées en l’année 1555 et les Centuries qui y sont commentées correspondent aux sept premières Centuries, ce qui d’ailleurs nous laisse entendre qu’en 1620, on ne disposait pas des Centuries VIII-X. On notera que l’édition anversoise ne porte pas en son titre Prophéties mais Grandes et merveilleuses prédictions, tout comme d’ailleurs les éditions rouennaises de 1588 et 1589, chez Raphaël du Petit Val. Ce titre Prophéties est propre aux éditions parisiennes qui, pour leur part, se réfèrent, en leur titre à une édition des Prophéties pour 1561, reprenant, selon nous, un titre ayant été utilisé par Nostradamus, comme l’a confirmé par ses recherches Gérard Morisse et qui correspondait à un tout autre contenu. Il est clair que le choix du titre a généré de la confusion. Ce serait donc à partir de la filière parisienne que l’on aurait produit les éditions de 1555 et 1557 qui portent ce même nom de Prophéties, mais à partir d’éditions qui ne nous sont parvenues que par leur version antidatée.

Notes

1 Cf. “Nostradamus, ni historien, ni prophète”, Espace Nostradamus. Retour

2 Cf. notre étude sur le Site du CURA.free.fr. Retour

3 Cf. RCN, p. 74. Retour

4 Cf. RCN, p. 91. Retour

5 Cf. notre article sur “Les Centuries face à l’astrologie et à la numérologie”, sur Espace Nostradamus. Retour

6 Cf. P. Guinard, “L’appareil iconographique des éditions Macé Bonhomme”, Espace Nostradamus. Retour



 

Retour Analyse



Tous droits réservés © 2005 Jacques Halbronn