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ANALYSE

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Les premiers garants de la publication des Centuries de Nostradamus ou la Lettre à César reconstituée

par Robert Benazra

    Depuis plusieurs années déjà, Jacques Halbronn - en particulier depuis l’élaboration de sa thèse1 et plus récemment dans un ouvrage fondamental que nous avons souhaité publier2 - tente un renouvellement des études nostradamiennes en cherchant à démontrer notamment que l’édition 1555 des Prophéties - dont nous avions découvert deux exemplaires uniques dans les années Quatre-vingt - est une édition frelatée.

   Sa “critique nostradamique” pour être pertinente oblige les nostradamologues à se pencher sur cette fameuse “première” édition des Prophéties, que toutes les encyclopédies modernes, du Larousse au Littré, appellent abusivement “centuries astrologiques” (!)

   Nous devons nous interroger avec la plus grande objectivité, non seulement sur l’argumentation apportée par J. Halbronn, mais surtout examiner avec également beaucoup d’attention quelles furent réellement les retombées et la réception des Prophéties de Nostradamus de son vivant et plus particulièrement entre 1555 et 1558. Nous devons tenter de retrouver dans les ouvrages contemporains de l’astrophile salonnais une confirmation ou une infirmation des thèses de l’historien de l’astrologie.

   Pour cela, nous allons utiliser les propres ouvrages des détracteurs de Nostradamus, qui vont, plus que les écrits du prophète de Salon-de-Provence, apporter de l’eau à notre moulin. Les premiers documents en date que nous avons à analyser sont ceux d’un dénommé Antoine Couillard, qui écrivit au cours de la même année deux ouvrages dirigés contre Nostradamus. Il n’est pas dans notre intention de faire ici une étude complète des ouvrages couillardiens, mais de retrouver simplement l’empreinte nostradamienne dans les écrits du Seigneur du Pavillon lez Lorriz. Suit, selon le même principe d’analyse, le pamphlet de l’astrologue avignonnais Laurens Videl qui recoupe le libelle de Couillard et le prolonge même sur plusieurs points que le Seigneur du Pavillon n’avait pas abordés. Pour compléter cette série de pamphlets, nous terminerons cette étude par une brève lecture d’un libelle intitulé : Le Monstre d’Abus. Ce sont ainsi quatre réactions aux publications nostradamiennes, tantôt émanant du camp catholique, tantôt du camp protestant.

I - Les Prophéties de Couillard

   Moins d’un an après la sortie des célèbres Centuries (1555), Antoine Couillard produit une première parodie, voire, pour notre propos, un très intéressant et assez long pastiche intitulé : Les Prophéties du Seigneur du Pavillon Lez Lorriz.3 Ce titre reproduit sans l’ombre d’un doute une importante partie de l’ouvrage qu’il veut dénoncer, et curieusement, l’auteur va divisé en quatre livres son pamphlet, comme pour faire écho aux quatre centuries de l’édition Macé Bonhomme. Son second ouvrage publié en 1560 comportera également quatre livres, qui furent d’ailleurs écrits avant les précédents, ainsi qu’il le laisse entendre à la fin de ses Prophéties : “je ne te veux laisser en doubte des discours traictez es quatre livres que j’ay, en dressant le present, composez pour destruire ses diableures propheties” (fol. G4r).

   Antoine Couillard évoque donc de “nouvelles prophéties & prognostications publiées par nostre France” (fol. A4r). L’auteur des livrets ainsi incriminés est désigné par deux fois comme “homme sçavant en plusieurs langues” (fol. A2r) et “homme de trop grand sçavoir” (fol. A4r), ce qui montre que Couillard avait plutôt de l’admiration pour les connaissances supposées de Nostradamus. Il avoue d'ailleurs qu'il ignore totalement les règles de l'astrologie : “je me congnois autant aux estoilles qu'en coquesigrues marines”.

   Dans l’avertissement de l’Imprimeur au Lecteur, il est dit que “ce petit opuscule” est clairement dirigé contre “quelque nouveau prophète (…) Combien qu’il ne l’ayt voulu nommer”. Et effectivement, le nom de Nostradamus - le “nouveau prophète” ainsi désigné - n’apparaît que deux fois dans le corps de l’ouvrage (fol. D4v et E4r) précédé du titre ironique “nostre maistre” !

   Une analyse approfondie de cet opuscule d’une trentaine de pages montre qu’il ne s’agit pas seulement, comme l’auteur le révèle à la fin de son livre, d’une “response aux nouvelles prophéties” (fol. G2v), mais d’une sorte de commentaire cocasse et moqueur de la Préface à César. Nous donnons ci-après, en caractères gras, la totalité de ces passages empruntés à la Lettre que Nostradamus adressa à son fils César, dans l’ordre où ils apparaissent dans ce premier libelle de Couillard. En passant, nous vérifions ainsi la conformité du texte original tel qu’il est donné par les exemplaires retrouvés de l’édition Macé Bonhomme.4

   En effet, quasiment tout l’ouvrage est bâti autour de “propos invectifz qu’aulcuns passaiges tirez d’ailleurs [Lettre à César] qu’il dirige comme il est à presuposer à quelque nouveau prophete, que tu entendras assez par ce discours” (fol. A2r), lesquels représentent les premiers commentaires de la Lettre à César, dont l’exégèse a ainsi précédé celle des quatrains.

- Lettre à César :
   “qui quelquefois par l'entendement agité, contemplant le plus haut des astres” (fol. A4r)
- Prophéties de Couillard :
   “que j’avois l’entendement agité pour prophetiser quelques resveries. Non par contempler le plus hault des astres” (fol. C4v)

- Lettre à César :
   “occultes vaticinations que lon vient à recevoyr par le subtil esperit du feu” (fol. A4r)
- Prophéties de Couillard :
   “par ocultes vaticinations, qu’aucuns dient que lon vient à recevoir par le subtil esprit du feu” (fol. D1r)

- Lettre à César :
   “celle notice pour estre cognuës ne par les humains augures, ne par autre cognoissance ou vertu occulte comprinse soubz la concavité du ciel” (fol. A4v)
- Prophéties de Couillard :
   “la notice des choses futures, ne pouvoir, comme je doubte fort, estre congneues par les humains augures, ne par aultre congnoissance, ou vertu occulte, veulent comprendre soubz la concavité du ciel” (fol. D1r)

- Lettre à César :
   “veu que toute inspiration prophetique reçoit prenant son principal principe mouant de Dieu le createur” (fol. B1r)
- Prophéties de Couillard :
   “Et que toute inspiration propheticque recevoit de Dieu son principal mouvement & principe” (fol. D3r)

- Lettre à César :
   “& sont perpetuelles vaticinations pour d’yci à l’an 3797” (fol. B2r)
- Prophéties de Couillard :
   “Non pas que j’entende & veille parler de perpetuelles vaticinations pour d’ici à l’an 3797” (fol. D4v)

- Lettre à César :
   “Car selon les signes celestes le regne de Saturne sera de retour, que le tout calculé, le monde s’approche, d’une anaragonique revolution” (fol. B3v)
- Prophéties de Couillard :
   “puisque noz nouveaux prophetes nous menassent que le monde s’aproche d’une anaragonicque revolution, & qu’il perira si tost” (fol. D4v)

- Lettre à César :
   “m’a faict mettre mon long temps par continuelles vigilations nocturnes referer par escript, toy delaisser memoire, apres la corporelle extinction de ton progeniteur, au commun profit des humains” (fol. A2r)
- Prophéties de Couillard :
   “je declare cy apres mes assertions & predictions congneues par revolutions continuelles vigilations nocturnes5 & revelations inspirées (fol. E2r) … j’ay toutesfois bonne affection laisser par estat avant la corporelle extinction, mes inscrutables secretz (fol. D4v) … Et ce soubz umbre que moy mesme ay dict à moy mesme que mes temps & labeurs ja passez pour le proffict commun des humains seroient totalement mis en tenebres, obliterez.” (fol. E1v)

- Lettre à César :
   “& ne veulx dire tes ans qui ne sont encores accompaignés, mais tes moys Martiaulx incapables à recevoir dans ton debile entendement” (fol.A2v)
- Prophéties de Couillard :
   “Non seulement pour servir à Martial mon filz, l’aage duquel ne te veux celer, comme nostre maistre Nostradamus grand philosophe & prophete, veult en son epistre tant espoventable taire les ans de César son filz” (fol. D4v)

- Lettre à César :
   “en voyant si longue extension, & par souz toute la concavité de la lune” (fol. B2r)
- Prophéties de Couillard :
   “Je n’entendz aussi extendre mes revelations jusques soubz la concavité de la lune” (fol. E1r)

- Lettre à César :
   “par astronomiques assertions (fol. A2v) … puis me suis voulu extendre declarant pour le commun advenement par obstruses & perplexes sentences … tout escrit sous figure nebileuse (fol. A3r) … rejectant loing les fantastiques imaginations qui adviendront (fol. B1v) … Que possible fera retirer le front à quelques uns en voyant si longue extension, & par souz toute la concavité de la lune (fol. B2r) … ha voulu par longue inspiration melancholique reveller (fol. B2v)”
- Prophéties de Couillard :
   “Je n’entendz aussi extendre mes revelations jusques soubz la concavité de la lune, Ne parler par amphibologies obsstrusement, profondement & par figure nubileuse perplexes sentence6 ne ymaginations fantasticques, mais seulement diray choses non aussi par astronomicques assertions, ains par naturelles instigation & inspiration melencolicque preveues, voire & qui paradventure feront rougir le front à quelques uns, qui ne seront pas si melencolicques que moy” (fol. E1r)

   Vous voulons ouvrir ici une parenthèse, mais sans y accorder - pour l’instant - plus que de la pure coïncidence. Plutôt que de penser, comme J. Halbronn, que la Lettre à Henry Second n’est point de Nostradamus et qu’elle a été publiée une quinzaine d’années après la mort de l’astrologue de Salon-de-Provence, en s’inspirant d’une épître existante, ne pourrait-on pas se demander si Nostradamus, qui aimait justement à s’inspirer d’autres textes pour rédiger les siens (on pense par exemple au Liber Mirabilis) n’a pas été jusqu’à faire un pied de nez à son “ami” Couillard, en reprenant à son compte une expression assez peu usité, lorsque le pamphlétaire reprochait justement à l’astrologue de parler “par amphibologies obstrusement, profondement & par figure nubileuse perplexes sentences”, puisqu’on retrouve une même formulation dans la Lettre à Henry Second, que Nostradamus écrira trois ans et demi plus tard, une réponse du berger à la bergère en quelque sorte :

   “requiert que tels secrets euenemens ne soyent manifestez, que par aenigmatique sentence, n'ayant qu'un seul sens, & unique intelligence, sans y avoir rien mis d'ambigue n'amphibologique calculation”7

- Lettre à César :
   “que si je venoys à referer ce que à l’avenir sera … Consyderant aussi la sentence du vray Sauveur, Nolite sanctum dare canibus, nec mittatis margaritas ante porcos ne conculcent pedibus & conversi dirumpant vos. Qui a esté la cause de faire retirer ma langue au populaire, & la plume au papier” (fol. A3r)
- Prophéties de Couillard :
   “Et aussi differe deslier ma langue au populaire, Car je considere que ce seroit donné la chose saincte aux chiens & mettre les marguerites devant les porcz, Et en ceste fantasticque resverie suis demouré perplex, considerant aussi que si je venois à reserer ce que j’entendois avoit ymaginé par l’esprit de vaticination qui veoyt les futurs advenemens & causes lointaines” (Fol. E1r)

   La citation latine est tirée de Matthieu (VII, 6) :

   “Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent.”

- Lettre à César :
   “Car l’entendement creé intellectuellement ne peult voir occultement, sinon par la voix faitcte au lymbe moyennant la exigue flamme en quelle partie les causes futures se viendront à incliner” (fol. B1r)
- Prophéties de Couillard :
   “Vray est que noz nouveaux prophetes dient & veulent soustenir que l’entendement crée intellectuellement ne peult veoyr occultement, mais bien que par la voix faitcte au limbe, moyennant la flamme exigue, ilz peuvent voyr en quelle partie les causes futures viendront à incliner” (fol. E1v)

- Lettre à César :
   “Car la parole hereditaire de l’occulte prediction sera dans mon estomach intercluse” (fol. A2v)
- Prophéties de Couillard :
   “je ne me suis peu vaincre ne tant faire envers moy mesme que de souffrir les occultes predictions demourer dans mon estomach intercluses” (fol. E1v)

- Lettre à César :
   “Combien que de longs temps par plusieurs foys j’aye predict long temps au-paravant ce que depuis est advenu & en particulieres regions” (fol. A2v)
- Prophéties de Couillard :
   “car j’ay souventesfoys predict, voire long temps paravant, ce que depuis est advenu en particulieres regions, mesmement qu’apres la pluye viendroit le beau temps” (fol. E1v)

- Lettre à César :
   “nous inspirant non par bacchante fureur, ne par lymphatique mouvement, mais par astronomique assertions” (fol. A2v)
- Prophéties de Couillard :
   “non par bacchante fureur, ne par limphaticque mouvement8, mais par vraye & subtile praticque & experience, ay toujours donné le futur & vray jugement” (fol. E1v)

- Lettre à César :
   “Dieu le createur par les ministres de ses messagiers de feu en flamme missive vient à proposer aux sens exterieurs, mesmement à nos yeulx, les causes de future prediction significatrices du cas futur, qui se doibt à cellui qui presaige manifester. Car le presaige qui se faict de la lumiere exterieure vient infailliblement à juger partie avecques & moyennant le lume exterieur” (fol. B4r)
- Prophéties de Couillard :
   “il n’est pas impossible à Dieu qui est tout puissant de nous proposer & par ses ministres ou messaigers, soit en feu ou flamme faire apparoir à noz sens exterieurs, les causes significatives du cas futur, ne aussi qu’iceluy cas qui se faict de la lumiere exterieure ne vienne à juger, qu’apres l’esclair soubdain vient le tonnoire” (fol. E3v)

- Lettre à César :
   “ce que predict, est vray, & a prins son origine etheréement : & telle lumiere & flambe exigue est de toute efficace, & de telle altitude : non moins que la naturelle clarté & naturelle lumiere rend les philosophes si asseurés” (fol. B2v)
- Prophéties de Couillard :
   “je scay bien & chascun le scayt que les choses vrayes & bien dictes, ont pris leur origine, & hereement & en lumiere & flambe altitude exigue & pleine de toute clarté & efficace” (fol. E3v)

- Lettre à César :
   “Quant à nous qui sommes humains ne pouvons rien de nostre naturelle cognoissance, & inclination d’engin congnoistre des secretz obstruses de Dieu le createur” (fol. A3v)
- Prophéties de Couillard :
   “car (comme dict nostre maistre Nostradamus) Nous qui sommes humains ne pouvons rien de nostre naturelle congnoissance & inclination d’engin, congnoistre des secretz obstruses de Dieu le createur” (fol. E4rv)

- Lettre à César :
   “de mettre par escrit, pource que les regnes sectes & religions feront changes si opposites, voyre au respect du present diametralement, que si je venoys à referer ce que à l’devenir sera … qu’il viendroent à damner ce que par les siecles advenir on congnoistra estre veu & apperceu … quelque mutation que advienne ne scandalizer l’auriculaire fragilité (fol. A3r) … estant surprins escrits prononceant sans crainte moins atainct d’inverecunde loquacité (fol. A4r)”
- Prophéties de Couillard :
   “O qu’il me fasche, de scandaliser l’auriculaire fragilité, & de reveler sans craincte d’invereconde loquacité, ce qui est advenir. Car je congnois par jugement plus que du tout prophetique, que les regnes, sectes, & religions feront changes si opposites, voire au respect du present diametralement, que j’ay grand paour que le pauvre populaire qui par trop legerement s’accorde, donne & presle son consentement en toutes noz prognostications abusives & broilles, vienne à damner ce que par les siecles advenir on congnoistra estre veu & apperceu” (fol. G1r)

- Lettre à César :
   “toutesfois aux aultres effectz subjectz pour la similitude de la cause du bon genius, celle challeur & puissance vaticinatrice s’approche de nous” (fol. A3v)
- Prophéties de Couillard :
   “Je puis encore dire & asseurer, par pure & certaine chaleur de verité, & puissance vaticinatrice, qui s’est approchée de nous” (fol. G1v)

- Lettre à César :
   “Dieu le createur aye voulu reveler par imaginatives impressions, quelques secretz de l’advenir accordés à l’astrologie judicielle (fol. A3v) … Encores mon filz que j’aye inseré le nom de prophete, je ne me veux atribuer tiltre de si haulte sublimité pour le temps present (fol. A4r)”
- Prophéties de Couillard :
   “Et ainsi de telles autres propheties que j’ay apprises au Calendrier des bergers, & en la pronostication des laboureurs, dont le peuple s’est aussi bien trouvé que celles qui sont revelées par ymaginatives impressions, & d’accellerée promptitude prononcees. Non que pour cela je me vueille attribuer nomination ny effect prophetique” (fol. E2r)

   Nostradamus disait à son fils César que “la connaissance de cette matière ne se peult encores imprimer dans ton debile cerveau” (fol. A4v). Couillard maniant l’ironie, comme à son habitude, répondait : “mon debile cerveau en a depuis eu fort à souffrir” (fol. B2r) !

   Citons un dernier passage retenu par Couillard pour, selon son expression, “planter le but”, et qui se trouve à la fin de la Lettre à César.

- Lettre à César :
   “nonobstant que sous nuée seront comprises les intelligences” (fol. B4v)
- Prophéties de Couillard :
   “toutesfois vins à la fin planter mon but, que si je devinois en dictions tenebreuses & que soubz nue feussent comprises mes intelligences, on ne me pourroit pas aisement reprendre, quelquement qu’il en advint par apres” (fol. E2v)

   Un passage intéressant pour notre propos est celui où Couillard étant à la foire d’Orléans, en novembre 1555, se trouva en présence d’un colporteur qui vendait certaines “Prophéties”. Il écrit :

   “Les unes composées partie en prose, & autre partie en carmes tenebreux & obscurs, & les autres estoient les Pronostications aisées à entendre & claires comme le beau jour du midi ” (fol. B1r)

   Nous verrons plus loin que ces “carmes” ne sont autres que les quatrains eux-mêmes, mais pas seulement ceux qui se trouvaient dans les almanachs de Nostradamus.

   C’est là où nous ne sommes pas d’accord avec J. Halbronn, lorsqu’il affirme - et reconnaissons cependant la pertinence des remarques qu’il a formulées qui font avancer la recherche nostradamique ou nostradamienne, la tenant éloignée de la démagogie de certains exégètes qui dénaturent un terrain dont les balises ont été posées il y a une vingtaine d’années - que les Centuries n’ont point parues en 1555.

   Pour nous, il ne fait aucun doute que Nostradamus a bien publié en 1555 un recueil de “prophéties” comprenant une préface à son fils César et trois ou quatre centuries. Et jusqu’à l’apport d’une preuve contraire, nous continuerons à admettre que le nombre de quatrains publiés cette année-là fut de 353.

   Après avoir cité de manière exhaustive tous les passages empruntés à la Lettre à César, nous avons gardé pour la fin ce qui est pour nous le plus intéressant de tout l’ouvrage, c’est-à-dire la confirmation, contrairement à ce que pensait J. Halbronn, que les Centuries sont parues non seulement du vivant de Nostradamus, mais précisément en 1555.

   Il y a, en effet, une toute petite phrase dans les Prophéties de Couillard que personne n’avait relevé jusqu’à présent et qui va apporter une éclatante confirmation de ce que nous avons toujours pensé. Lorsque le Seigneur du Pavillon lez Lorriz écrit à propos de l’auteur dont il paraphrase le texte (celui de César), qu’il a “avec labeur merveilleuz faict trois ou quatre cens carmes de diverses ténébrositez” (fol. E2v), il ne fait nul doute que nous avons là une allusion très claire aux quatrains qui suivent la Préface à César, ces “fantasticques compositions” (fol. A4v et D3v), “dictions tenebreuses & … fabuleuses” (fol. E2v) ou encore ces “carmes tenebreux et obscurs” (fol. B1r) , pour employer des expressions du Seigneur du Pavillon.

   D’ailleurs, le passage couillardien que nous avons cité plus haut (fol. B1r) montre que le pamphlétaire distinguait parfaitement, dans les “nouvelles prophéties”, ce qu’il nomme les “carmes” de la “prose”, distinction confirmée à la fin de sa 3ème partie, lorsqu’il conclut : “je n’escripray toutefois par carmes ne autres leurs semblables (…) quand à la prose, on la crache comme phlegmes…” (fol. E4v)

   En passant, il est plutôt cocasse de noter que Couillard, adversaire de ces “nouveaux prophètes”, met quasiment ces derniers au défi, par deux fois, de composer “un millier de ses autres folies” (fol. B2r) ou “un millier de resveries” (fol. G1v) identiques. Est-ce que cela donna l’idée à Nostradamus de composer cette fameuse “miliade” de quatrains, lui qui n’aurait sans doute voulu n’en composer qu’une partie ?

   Couillard s’en prend à la fin de sa 4ème partie aux “prognostications, almanachs, & propheties apres un an abusives, & non valables” (fol. G2r). J. Halbronn, qui aurait voulu prendre stricto sensu ces “prophéties après un an” pour les quatrains-présages contenus dans les almanachs, en sera pour ses frais, puisque le Seigneur du Pavillon lui-même les distingue précisément des dits almanachs. En effet, dans l’esprit du pamphlétaire, il s’agissait de définir d’une certaine manière de “nouvelles prophéties” qui n’existaient point par elles-mêmes sur le marché. Et les seuls exemples à sa disposition étaient bien sûr les quatrains-présages contenus dans les almanachs, des “prophéties après un an” - au sens large - au nombre cette fois de trois ou quatre cents.

II - Les Contredits de Couillard

   Le second ouvrage que nous avons à analyser est également de Couillard, mais celle fois le titre est plus explicite et explicitement dirigé contre Nostradamus : Les Contredits du Seigneur du Pavillon lez Lorriz en Gastinois, aux faulses & abbusives propheties de Nostradamus, & autres astrologues.9

   Des Prophéties puis des Contredits à de “fausses prophéties” : décidément, en cette année 1555, il ne s’agissait certainement pas de s’en prendre à un petit almanach (ou plus exactement à une pronostication10) qui contenait une douzaine de “prophéties après un an”, mais bien à de “nouvelles prophéties” dont la Préface à César servait d’introduction !

   Le fait de parler de “nouveau prophete” et de “prophéties”, et non de pronostications ou d’almanachs, montre bien qu’un ouvrage de Nostradamus intitulé : Les Prophéties, dont d’ailleurs le titre du premier pamphlet de Couillard en est la quasi copie, a bien paru en 1555, ce que les thèses halbroniennes ont eu tendance à nous faire oublier.

   Le Seigneur du Pavillon lez Lorriz s’en prend, dès sa dédicace à François Le Cirier, Seigneur de Montigny, aux “perturbateurs & ennemis du bien & repos de la Chrestienté” (fol. 2r), lesquels tentent d’abuser de la crédulité des gens en leur faisant “croire & adjouster foy à nombre infiny de pretenduz desastres, divinations & presages si malheureux” (fol. 2v). A tous ces “esprits depravez & malings” (fol. 3v), il veut répondre par une attaque en règle contre ceux qui “font gloire de mourir en leur erreur, pour aller faire des miracles & estre canonisez à Genesve”, une attaque à peine voilée contre les Huguenots et “leur libertine doctrine“, ces “hereticques” qui “proffitent du sainct & sacré evangile, qu’ils veulent tordre & faire entendre à contreongle” (fol. 5r). Ainsi, pour Couillard, Nostradamus se situerait du côté des disciples de Luther et Calvin !

   Dans son épître, Couillard annonce qu’il commet une œuvre de salubrité publique et répète qu’il veut “contredire & abollir les nouvelles, faulses & abbusives propheties de Nostradamus & autres astrologues” (fol. 6r), et il va citer tout au long de son pamphlet, à l’appui de sa thèse, de nombreux passages des Ecritures.

   Examinons, comme pour ses Prophéties, les emprunts à la Lettre à César, qui sont cependant moins nombreux, bien que l’ouvrage comporte près de quatre fois plus de pages. Ces emprunts sont pour l’essentiel des versets de l’Ecriture Sainte que Nostradamus a restitué dans la langue latine.

- Lettre à César :
   “combien que, Abscondisti haec à sapientibus, & prudentibus, id est potentibus & regibus, & enucleasti ea exiguis & teuibus, & aux Prophetes” (fol.A3rv)
- Contredits de Couillard :
   “ce qui est escript en l’evangile sainct Matthieu unziesme chapitre … je te rends graces que tu as caché ces choses aux sages & prudens, & les as revelé aux petits” (fol. 19v)

   Il s’agit effectivement d’une sentence évangélique : “Tu as caché cela aux sages et aux savants, et tu l’as révélé aux enfants”11

- Lettre à César :
   “Car qui propheta dicitur hodie, olim vocabatur videns” (fol.A4r)
- Contredits de Couillard :
   “Car celuy qu’on appelle aujourd’huy prophete, s’appelloit jadis, voyant“ (fol. 54r)

   Ainsi, Nostradamus refuse de se parer du titre de prophète, ainsi qu’il est écrit12 :

   “Autrefois, en Israël, celui qui se proposait d’aller consulter Dieu disait :
- Venez allons trouver le voyant.
Car le prophète de nos jours s’appelait alors le voyant”

- Lettre à César :
   “Combien que aussi de present peuvent advenir & estre personnaiges que Dieu le createur aye voulu reveler par imaginatives impressions, quelques secretz de l’advenir accordés à l’astrologie judicielle” (fol.A3v)
- Contredits de Couillard :
   “à ce qu’ils dient avoir receu l’esprit de vaticination, ne à ce qu’ils asseurent en propres termes que de present peuvent advenir & estre personnages, ausquels Dieu le createur a voulu reveler par imaginatives impressions quelques secrects de l’advenir accordez à l’astrologie judicielle” (fol. 69v)

- Lettre à César :
   “Qui a non est nostrum noscere tempora, nec moment a &c” (fol.A3v)
- Contredits de Couillard :
   “nous soustenons que le temps est à tous caché & incongneu & n’est point a nous à parler des temps, ne des momens“ (fol. 70r)
   “ce n’est à nous à enquerir & juger du temps ne des momens” (fol. 115r)

   Dans ce pamphlet de Couillard, on retrouve ainsi par deux fois le verset des Actes des Apôtres (I, 7).13

- Lettre à César :
   “& par longue calculation rendant les estudes nocturnes de souefve odeur, j’ay composé livres de propheties” (fol. B2r)
- Contredits de Couillard :
   “& que là estans solitaires ils rendent leurs estudes nocturnes de souefve odeur” (fol. 71r)

   Nous pouvons même aller plus loin dans ce possible “emprunt” de Nostradamus à Couillard, que nous avons timidement envisagé plus haut. En effet, on peut se demander tout aussi légitimement si le chapitre X, notamment, du 1er livre des Contredits n’a pas également inspiré les chronologies bibliques insérées dans l’Epître à Henry Second ? Par ailleurs, on retrouve dans ces Contredits une autre expression, “naturel instinct” (fol. 46v), que Nostradamus va utiliser quatre fois dans sa Lettre à Henry Second (Ed. Chomarat, fol. 154, 155, 156 &167). Enfin, toujours dans son deuxième pamphlet, A. Couillard va se référer au livre de Richard Roussat14, dont il cite le nom à plusieurs reprises (fol. 21r, 21v, 24r et 103r), et plusieurs passages qui seront repris presque textuellement par Nostradamus dans sa Lettre à Henry II, notamment en ce qui concerne la dernière période au “septième nombre de mille” (Lettre à César, fol. B3v).15

   Note : On remarquera que les Contredits ont été rédigé “en ceste presente annee mil cinq cens cinquante cinq” (fol. 100r) bien que la publication ne date que de 1560. Par ailleurs, Couillard signe son texte des Prophéties des 4 et 5 janvier 1555, soit les 4 et 5 janvier 1556 (nouveau style), le Privilège étant du 4 mai 1556 : les Prophéties de Nostradamus ont bien été publiées en l’année 1555. On notera également que le Privilège des Contredits (1560) est du 15 février 1559, soit du 15 février 1560 (nouveau style), l’Extrait des registres du Parlement étant, quant à lui daté du 13 décembre 1559. Cependant, son épître est datée du 1 janvier 1560.

   D’ailleurs, se référant de manière erronée16 au texte de l’Exode (XII, 18), Couillard confirme dans ses Contredits :

   “Il vous fera le premier des mois de l’année : & la raison en est bonne : Car le mois d’Avril est le commencement du joyeux printemps : & ainsi le gardons nous en France : mais les Romains commencent à nombrer les ans des le premier jour de Janvier & nous attendons pasques” (fol. 93r).

III - La Déclaration de Videl

   L’ouvrage de Laurens Videl17 est presque aussi intéressant que les Prophéties de Couillard. L’essentiel du libelle consiste en une critique acerbe des pronostications de Nostradamus, pigmentée par de nombreuses agressions insolentes.18 Après diverses considérations astrologiques assez brutales sur le contenu des almanachs que Nostradamus a composé “depuis quatre ou cinq ans” (fol. B2r), hors de notre propos actuel19, Videl rappelle quelques passages de la Lettre à César.

   Il est piquant de noter une “prédiction” de Videl, qu’il prononça malencontreusement : “il est certain, s’adressant à Nostradamus, que troys jours apres ta mort ton nom sera aussi mort” (fol. C3r). Il est non moins certain que Laurens Videl serait bien surpris s’il revenait à notre époque !

   Il me semble que Nostradamus répondra du tac au tac à la réflexion de Videl, dans sa Lettre à Henri Second : “plus sera mon escrit qu’à mon vivant” ! (Ed. Chomarat, p. 156)

   Par ailleurs, il est intéressant de connaître, selon Videl, les raisons qui poussèrent la Reine et le Roi de France à inviter Nostradamus à la Cour. Il semble que ce soit la rédaction de la pronostication pour 1555 qui fut le déclencheur et particulièrement un pronostic de juillet. Ecoutons Videl :

   “affin que l’on t’envoyas se querir à la court car aussi en ladicte année au moys de Julliet tu disoys le roy se gardera de quel cun ou plusieurs qui ne pourchassent que de faire ce que je n’ose metre par escrit, selon que les astres acordéz a l’occulte philosophie demonstrent : tu entendoys bien que le Roy voudroit scavoir la vérité.” (fol. C4r)

   Puis l’auteur du pamphlet rapporte plusieurs mésaventures qui seraient survenues lors de ce voyage à Paris, mais point là encore est notre propos d’aujourd’hui.

   Nous allons maintenant citer les passages qui sont empruntés à la Lettre à César, dans l’ordre où ils apparaissent dans l’ouvrage de Videl.

- Lettre à César :
   “Encores mon filz que j’ay inséré le nom de prophete, je ne me veux atribuer tiltre de si haulte sublimité pour le temps present : car qui propheta dicitur hodie, olim vocabatur videns : car prophete proprement mon filz est celuy qui voit choses loingtaines de la cognoissance naturelle de toute creature.” (fol. A4r)
- Déclaration de Videl :
   “tu dis que prophete veut dire prevoyant pource qu’en Samuel est escrit celuy qui s’apelle aujourdhuy prophete s’apelloit jadis voyant : mais il est certain qu’ilz voyaient ce que Dieu leur revelloit par son esprit” (fol. D3v - D4r)

   Ainsi, Nostradamus refuse de se parer du titre de prophète, comme il est écrit dans le 1er livre du prophète Samuel (IX, 9).

- Lettre à César :
   “& le tout escrit sous figure nubileuse, plus que du tout prophetique”
- - Déclaration de Videl :
   “Et tu es si effronté de dire que tu as escrit en figure nebuleuse par esprit plus que du tout prophetique, O arrogance superbe, & folle tu ne te contantes de te vouloir faire estimer prophete ? ains veux estre plus que prophete ? par revellée inspiration” (fol. D4r)

- Lettre à César :
   “combien que plusieurs volumes qui ont estés cachés par longs siecles me sont estés manifestés. Mais doutant ce qui adviendroit en ay faict, apres la lecture, present à Vulcan” (fol. B1v)
- Déclaration de Videl :
   “& plusieurs volumes de l’occulte philosophie que par long temps ont estez cachez, luy sont estez manifestez. Et puis toutes ses belles reveryes qu’il dit les avoir bruléz, ou fait un present a vulcan, & reduictz en cendres &c.” (fol. D4r)

- Lettre à César :
   “les choses qui doivent avenir se peuvent prophetizer par les nocturnes & celestes lumieres, que sont naturelles, & par l’esprit de prophetie” (fol. B2r)
- Déclaration de Videl :
   “Et davantage dit que toutes choses qui doyvent advenir se peuvent prophetizer par les nocturnes & celestes lumieres, & par l’esprit de prophetie” (fol. D4r)

- Lettre à César :
   “Dieu inextimable, nous inspirant non par bacchante fureur, ne par lymphatique mouvement, mais par astronomiques assertions” (fol. A2v)
- Déclaration de Videl :
   “estant dutout ignorant, ne cognoissant aucune estoilles ny corps celeste, nous veut inventer une nouvelle astrologie forgée en sa furye bacchanale, & non limphatique, (comme il dit) sur ombre de prophetie.” (fol. D4r)

   Voici un passage intéressant quant à l’existence des centuries qui suivaient la dite Préface à son fils.

- Lettre à César :
   “j’ay composé livres de propheties contenant chascun cent quatrains astronomiques de propheties, lesquelles j’ay un peu voulu raboter obscurement : & sont perpetuelles vaticinations, pour d’yci à l’an 3797” (fol. B2r)
- Déclaration de Videl :
   “Tu donc Michel as composé (comme tu dis) livres de prophéties & les as rabotez obscurement, & sont perpetuelles vaticinations (…) O grand abuseur de peuple, tu dis que tu as faict de perpetuelles vaticinations, & apres tu dis qu’elles sont pour d’icy a l’an 3797. Qui t’a assuré que le monde doyve tant durer ? N’est tu pas un assuré menteur ? Car les anges mesmes n’en scavent rien” (fol. D4v - E1r).20

   On peut sans doute regretter, nous ferait remarquer J. Halbronn, que Videl n’ait pas pris la peine de préciser “contenant chascun cent quatrains astronomiques de propheties”. Mais il nous semble qu’il n’était pas dans l’intention de l’astrologue avignonnais de recopier toute la Lettre à César21, mais de relever seulement quelques passages caractéristiques, puisque l’essentiel de sa critique portait sur la technique astrologique employée dans les pronostications de Nostradamus :

   “& s’il veut fere preditions ou almanachz cecy luy servira de guide pour le conduire aux vrays principes d’astrologye lesquelz il n’a jamais entandus” (fol. A2r)

   On a fait peu cas de l’expression nostradamienne “perpetuelles vaticinations”. Est-ce à dire que la lecture des Centuries est une lecture cyclique, renouvelable ? D’ailleurs Videl reproche cette manière de prophétiser : “Jamais Moïse, David, Isaïe, Jeremie, Daniel, ny les autres, ne se vanterent d’un tel fait d’avoir composé vaticinations perpetuelles, ainsi que tu fais”.

   Est ce que les contemporains de Nostradamus n’avaient pas tout simplement cru que les quatrains du livre des Centuries - comme les quatrains-présages des almanachs - étaient là pour chaque mois d’un calendrier perpétuel, ce qui fait dire à l’anonyme du Monstre d’Abus :

   “Que nous veux tu aussi donner a entendre par tous tes autres vers, logez de quatre en quatre sur le commencement de chaque moys, si ce n’est d’avanture que tu desire te declarer poëte digne d’un chapeau de chardons.” (fol. B3r et non A3r, comme indiqué par erreur)

   Pour nous, l’expression “perpetuelles vaticinations” ne concerne que les quatrains des Centuries. Et il faut croire que la postérité a bien retenu le message, si on en juge par les multiples interprétations d’un même quatrain à travers les siècles !

- Lettre à César :
   “avant l’universelle conflagration advenir tant de deluges & si hautes inundations, qu’il ne sera gueres terroir qui ne soit couvert d’eau : & sera par si long temps que hors mis enographies & topographies, que le tout ne soit peri” (fol. B3r)
- Déclaration de Videl :
   “Et apres en tes propheties tu dis qu’avant le finiment universel du monde, qui seront tant de deluges, & si hautes inundations, qu’il ne sera gueres terroir qu’il ne soit covert d’eau, & par long temps qui hors mis topographies que le tout ne soit pery. Je te demandes ? parquoy parles tu ainsi ?” (fol. E1v)

- Lettre à César :
   “Car encores que la planette de Mars paracheve son siecle, & à la fin de son dernier periode, si le reprendra il” (fol. B3r)
- Déclaration de Videl :
   “Encores tu te demonstre plus asne quant tu veux parler des sciences (…), quant tu dis que combien que mars paracheve son siecle, a la fin de son dernier periode, si le reprendra il : il y ha ja trante deux ans passez que mars a parachevé, & alors la lune print le gouvernement”

- Lettre à César :
   “Possum non errare falli, decipi” [Je ne puis ni errer, ni être trompé, ni être abusé] (fol. B2r)
- Déclaration de Videl :
   “Aussi tu dis que tu ne peux faillir ny errer” (fol. F1v)

   Dans une lettre datée du 9 septembre 1561 (six ans et demi après la rédaction de la Lettre à César) et adressée par Nostradamus au propriétaire minier d’Allemagne du Sud, Jean Rosenberger, l’astrophile salonnais emploie la même formule, mais avec un sens totalement différent :

   “Homines nihilominus sumus, possumus labi, errare, falli et dicipi”22
[Puisque nous sommes des hommes, nous pouvons faillir, nous tromper, être trompés et abusés]

   Ainsi, lorsque Nostradamus s’adresse au public, il a une grande assurance, mais redevient humble dans une lettre intime. Nostradamus s’est très peu dévoilé dans ses écrits publics et nous ne le découvrons qu’à travers ses lettres qui reflètent son véritable état d’esprit.23

- Lettre à César :
   “Soli numine divino afflati proesagiunt, & spiritu prophetico particularia” (fol. A2v)
- Déclaration de Videl :
    “car ainsi que dit Ptolemée en son premier aphorisme que ceux qui veulent predire particularitez faut qu’ilz soyent divinement inspirez” (fol. D2r)

   Dans ce passage Nostradamus reconnaît avoir été inspiré par Dieu qui lui a révélé ses “astronomiques assertions”. Nous retrouvons l’essentiel de la citation nostradamienne dans le Centiloque de Ptolémée, dans la traduction de Pontan.24 Laurens Videl, qui accuse l’astrologue provençal de n’être qu’un “ignare abuseur”, rappelle lui aussi l’aphorisme du “prince des astrologues”.

IV - Le Monstre d’Abus

   Dans un autre pamphlet tout aussi virulent que les précédents25, l’auteur anonyme, qui se fait appeler “Maistre Jean de la Daguenière”26, interpelle Nostradamus, à propos de son voyage à la Cour :

   “Ne te souvient il plus combien ton advenement à la cour donna d’authorité à la réputation de tes œuvres ? (…) tes pouvres petitz traictez & discoutrs fantastiques…” (fol. A4rv)

   Ou encore :

   “Et croy moy encores que ce n’est seulement à la cour, ains m’a lon dit que par toute la France universelle on ne te nomme plus que Monstre d’Abus” (fol. D3r)

   La désignation homophonique de ce titre n’avait certes pas échappé aux lecteurs contemporains de Nostradamus. Et comme pour Videl et Couillard, l’anonyme du Monstre d’Abus reproche en fait à l’astrophile de Salon-de-Provence, tant ses “inutilles papiers” (fol. A2r) que ses “propos & langaiges obscurs, ambigus & inusités” (fol. A4v).

   On notera que ce “Jean de la Daguenière” s’en prend aux pronostications, mais ne cite aucun extrait de la Lettre à César, dont il ne semble pas avoir eu connaissance :

   “Chascun scait que tes almanachz, Jugemens du futur & presages sont, si peu amys de verité qu’on experimente tous les jours le contraire de ce qu’ilz contiennent” (fol. A3v)

   Par contre, les quatrains-présages des almanachs nostradamiens ne lui sont pas inconnus, ainsi que nous l'avons vu plus haut :

   “Que nous veux tu aussi donner a entendre par tous tes autres vers, logez de quatre en quatre sur le commencement de chascun moys, si ce n’est d’avanture que tu desire te declarer poëte digne d’un chapeau de chardon.” (fol. A3r)

   Les expressions chez l’anonyme du Monstre d’Abus, pour qualifier Nostradamus, ne doivent rien à ceux employés notamment par Videl :

   “Y a il au monde homme qui daigne prendre la peine de lire ses tant elegans & graves motz qui ne les juge estre issus de la teste d’un triboulet a triple marotte, ou d’un vray fol a double rebras” (fol. B4v)

   Pus loin, il parle de “ces sottes façons d’escrire non moins scandaleuses que dommageables” (fol. D2r) et de ces “labeurs nocturnes & lunatiques” (fol. E3r). Retenons enfin cette dernière formule qui fera la fortune de Nostradamus, transportée jusqu’à nos jours par ses premiers commentateurs : “de nostre temps l’oracle de Salon a predit & prophetisé” (fol. D2v).

   Enfin, relevons chez le pamphlétaire ce reproche sur son origine hébraïque :

   “de nous vouloir persuader ces tant evidentes menteries descrites en vos petits pacquectz annuelz, qui sentent encores leur Judaisme a pleine gorge” (fol. C1v)

   Ou encore, plus loin :

   “retaillat terme se me semble dequoy on use fort peu souvent ailleurs qu’en Provence. Et qui n’est propre qu’à ceux qui sont yssus, descendus, & extraictz des tribus & races de Judee” (fol. D3v)

   Comme Laurens Videl, l’auteur de ce libelle se lance dans une “prédiction”, concernant la célébrité future de Nostradamus :

   “& à la reputation de ta personne, tu trouveras qu’en vivant elle est deja plus que morte, & du tout exteincte & ensevelie, sans que jamais la nouvelle en arrive à la posterité” (fol. D4r).

V - Conclusion

   Jacques Halbronn fut le premier à poser la question : Est-ce que la Lettre à César qui nous est parvenue par l’intermédiaire de l’édition lyonnaise des Prophéties de Macé Bonhomme est bien celle qui fut rédigée par Michel Nostradamus ? L’authenticité de ce document s’est posé à nous dans la mesure où l’authenticité des exemplaire de cette édition que nous avions localisés était remise en cause.

   Nous avons vu que le premier détracteur de Nostradamus, le Seigneur du Pavillon, qu’on ne saurait soupçonner d’être le complice d’une supercherie, se portait garant de la publication avant 1556 de la dédicace d’un “nouveau prophète” à son fils prénommé César. Lui emboîte le pas l’astrologue Laurens Videl qui attaque son confrère de Salon-de-Provence avec une violence encore plus inouïe, et confirme ainsi l’existence de la Lettre à César.

   En conclusion, nous pensons avoir démontré qu’en 1555, Nostradamus avait rédigé entre trois et quatre cents quatrains, précédés d’une préface adressée à son fils César, et nous avons mis en évidence que près de 24 % de cette Lettre ont été reproduits dans les Prophéties et les Contredits de Couillard ainsi que dans la Déclaration de Videl. De la même manière que nous sommes redevables à Jean-Aimé de Chavigny, disciple zélé, d’avoir préservé, dans son Recueil des présages prosaïques, la substance des almanachs et pronostications de Nostradamus, nous sommes gré à la fois au Seigneur du Pavillon lez Lorriz et à l’astrologue avignonnais, adversaires acharnés du “nouveau prophète”, d’avoir ainsi conservé quelques brides d’un document, comme pour en témoigner à la postérité : mais tel ne fut sans doute pas leur but !

Robert Benazra
Feyzin, le 16 juin 2003

Notes

1 Cf. Le texte prophétique en France, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du septentrion, 2002. Retour

2 Cf. Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Editions Ramkat, 2001. Retour

3 A Paris, Pour Antoine le Clerc, 1556. Voir RCN, pp. 18 - 19. Retour

4 Cf. notre réédition des Prophéties (Lyon, 1555), publiée à Lyon chez Les Amis de Michel Nostradamus, 1984. Retour

5 Couillard reprend deux autres fois la même expression : “revolutions & vigilations nocturnes” fol. D4r et E3r. Retour

6 Couillard revient sur cette expression une page plus loin en posant la question : “Que pourront ilz proffiter soubz figures nubileuses & perplexes sentences ?” (fol. E2r). Retour

7 Cf. Réédition des Prophéties (1568), Edition Michel Chomarat, 2000, p. 158. Retour

8 Relevons ce qu’écrit Couillard un peu plus loin : “car lon scayt assez que par limphaticquer ne par longue calculation & estudes nocturnes, les hommes ne peuvent rien de certain prophetiser” (fol. E3r). Retour

9 A Paris, Pour Charles l’Angelier…, 1560. Voir RCN, p. 45. Retour

10 Cf. RCN, pp. 5 - 8. Retour

11 Voir Matthieu (XI, 25) et Luc (X, 21). Retour

12 Voir I Samuel (IX, 9). Retour

13 Voir également Daniel (II, 21) et la 1ère Epître aux Thessaloniciens (V, 1). Retour

14 Cf. Le Livre de l’Etat et Mutation des Temps, A Lyon, Chez Guillaume Rouillé, 1550. Retour

15 Nous avons d’ailleurs examiné ce point plus précisément dans notre introduction à la réédition des Prophéties (1557), Editions Michel Chomarat, 1993, pp. 14 - 19. Retour

16 Il est fait allusion, dans le texte biblique, aux mois lunaires du calendrier hébreu et non aux mois solaires du calendrier julien, qui ne se superposent pas exactement. Retour

17 Cf. Déclaration des abus, ignorances et séditions de Michel Nostradamus, de Salon de Craux en Provence, œuvre tresutile & profitable à un chacun. Imprimé en Avignon par Pierre Roux, & Jan Tramblay. 1558. Voir RCN, pp. 32 - 33. Le nom de l’auteur se trouve en tête de l’avis au lecteur, daté du 20 novembre 1557. Retour

18 Voici quelques uns des doux mots et autres amabilités dont Videl abreuva le pauvre Nostradamus : “grosse beste” (fol. B1v) “imposteur, seducteur, & faux prophete” (fol. B2r) “sot ignorant” et “ignare ebeté” (fol. B4r) “ignorant, fol eservelé, lunatique resveur” (fol. F1v). Retour

19 Videl analyse plusieurs présages sous les feux de sa science en astrologie, concernant les almanachs et pronostications de Nostradamus, pour les années 1552 (fol. C2rv), 1553 (fol. C3v), 1555 (fol. B2r), 1556 (fol. D1v), 1557 (fol. B1v, B3v et A4v) et 1558 (fol F2r). Retour

20 Voir aussi fol.F1r : “tu dis que tu as fait tes propheties jusques a l’an 3797”. Retour

21 D’ailleurs, la phrase de la Lettre à César “& sont perpetuelles vaticinations, pour d’yci à l’an 3797” est scindée en deux : “perpetuelles vaticinations” et une page plus loin : “pour d’yci à l’an 3797”. Retour

22 Cf. Jean Dupèbe, Lettres inédites, 1983, p. 96. Retour

23 Pour une autre interprétation de cette citation latine, on consultera, dans cette même rubrique, l'article de J. Halbronn, “L’Epître à César et la prétendue humilité de Michel de Nostredame”. Retour

24 En effet, à la fin de son premier aphorisme, l’astrologue grec s’exprimait de la sorte : “Soli autem Numine afflati praedicunt particularia”, phrase qu’un Nicolas Bourdin traduira ainsi : “vu qu’il n’y a que ceux là seuls qui sont inspirés d’en haut qui prédisent les choses particulières”. Voir Le Centiloque de Ptolémée par le marquis de Villennes, Paris, Cardin Besongne, 1651. Nostradamus a manifestement copié une version latine du texte de Ptolémé, mais il a ajouté le terme divino. Nocolas de Bourdin sous-entendait par ceux qui sont inspiré “d’en haut“, ceux qui sont inspirés par les astres, rejetant ainsi l’inspiration divine que Pontan avait implicitement admis en traduisant le Monoi entousiantes de Ptolémé par le latin Soli numine afflati. Il n’est pas inintéressant de relever le commentaire de Jean-Baptiste Morin, contemporain du marquis de Villennes, sur ce point : “Monsieur de Villennes, en sa traduction et son Commentaire, n’a pas pris l’entousiantes en son vrai sens. Et Pontan qu’il a voulu corriger l’a bien mieux pris, disant, selon la vérité et le sens de Ptolémée, que Soli Numine afflati praedicunt particularia, comme ont fait les sibylles, les prophetes juifs et les prêtres païens qui prédisaient aux oracles. Tous ont prédit les choses par inspiration divine ou diabolique qu’on nomme proprement enthousisme, selon le mot grec entousiantes”. Voir Remarques astrologiques de Jean-Baptiste Morin, Paris, Pierre Menard, 1657. Texte réédité par les Editions Retz en 1975, avec une introduction de Jacques Halbronn. Enfin, relevons qu’au commentaire de l’aphorisme LXX, Morin évoque “Nostradamus, qui a fait ses prédictions fameuses par enthousiasme et inspiration”. Retour

25 Cf. Le Monstre d’abus. Composé premièrement en Latin par Maistre Iean de la dagueniere, docteur en medecine, & Matematicien ordinaire des landes d’anniere… A Paris, Pour Barbe Regnault, 1558. Voir RCN, pp. 33 - 34. Retour

26 Dans un curieux article, F. Buget démontre que le pamphlétaire n’est autre que Théodore de Bèze. Voir Bulletin du Bibliophile, mai 1861, pp. 241 - 259. Retour



 

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